L'interdisciplinarité comme pratique disciplinaire

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Auteur

220px Bachimont Bruno

BACHIMONT Bruno

PHD2 HDR
Directeur de la Recherche et de la Valorisation de la Faculté des Sciences de Sorbonne Université
COSTECH, EA 2223, Université de Technologie de Compiègne
 
Sorbonne Université / Faculté des Sciences
Campus Pierre et Marie Curie
Tour Zamansky, 19e Etage - Bureau 1905
4, Place Jussieu, BC 2502, 
75 252 Paris Cedex 05
France 

 

Citer l'article

Bachimont, B. (2020). L'interdisciplinarité comme pratique disciplinaire. Revue Intelligibilité du numérique, 1|2020. [En ligne]  https://doi.org/10.34745/numerev_1685

 

Matériaux associés

 

Résumé : L’interdisciplinarité est un sujet fréquent mais difficile : souvent invoquée, elle est plus rarement rencontrée. Mais c’est sans doute parce qu’elle n’est pas si simple à caractériser. Cet article présente une approche de l’interdisciplinarité comme une réussite disciplinaire : une discipline scientifique doit constamment se dépasser à approfondissant des questions et principes épistémologiques qu’elle peut partager avec d’autres, en se confrontant à des objets du réel convoquant également d’autres approches, ou encore en internalisant en leur sein des concepts empruntés à d’autres théories. Il y a donc plusieurs manières d’aborder l’interdisciplinarité et de la réussir. Elle peut enfin parfois inaugurer une nouvelle approche, une nouvelle discipline, comme la geste de la cybernétique l’a illustré dans un passé récent.

Mots-clés : épistémologie, disciplinaire, interdisciplinaire, théorie.

 

Abstract : Interdisciplinarity is a frequently asked question but difficult to treat. A possible explanation may be it is not that easy to define. This paper proposes an approach according to which intersciplinarity can be viewed as an internal modality of the disciplinary work. Indeed, a scientific discipline should ever and ever transgress its own limits in order to go further into epistemological issues that may be shared by others disciplines ; a discipline should face real objects that are also considered by other approaches ; finally, a discipline should often translate in its own rationality concepts borrowed from other points of view. As a consequence, there are several manners to perform interdisciplinarity. Sometimes this turns into the emergence of new disciplines, as, for example, it was the case in the context of cybernetics.

Keywords : epistemology, disciplinary, interdisciplinary, theory.

 

L’interdisciplinarité est à la mode. Pourtant, il en est comme de l’apparition des esprits selon La Rochefoucauld : beaucoup en parlent mais peu de gens en ont vus. C’est sans doute qu’on associe à l’interdisciplinarité des lieux qui ne sont pas les siens et des objectifs qui ne lui appartiennent pas. Contrairement à ce que le terme même pourrait laisser entendre, l’interdisciplinarité ne peut consister à trouver un lieu nouveau improbable entre les disciplines, s’écartant des disciplines qu’elle devrait dépasser, ni se réduire à un dialogue poli entre elles ou de circonstances pour obtenir des crédits ou une acceptabilité sociétale discutable. Posée en ces termes, l’interdisciplinarité est impossible, inutile voire sophistique.

Nous voulons défendre dans cet article une conception de l’interdisciplinarité fondée sur la disciplinarité : l’interdisciplinarité, c’est une discipline qui réussit, c’est une discipline au travail, car elle se dépasse sans cesse pour penser des objets nouveaux et forger des concepts inédits. Le travail de la discipline au contact d’autres approches n’est pas d’oublier ce qu’elle est pour devenir un autre improbable pour un ailleurs incertain, mais de se reconfigurer et de se penser sous l’effet des apports issus d’autres disciplines qui lui demandent non pas de devenir autre chose mais de penser autrement.

L’interdisciplinarité est donc le mode d’existence d’une discipline qui se porte bien. Toutes n’y sont pas exposées de la même manière, en fonction du programme scientifique qui les anime. Cependant, elles y sont toutes amenées et peuvent s’y confronter avec une bonne humeur épistémologique sans craindre de perdre son identité ni ses fondamentaux. Le repli disciplinaire n’est que le gage d’une discipline en voie de disparition, remplacée par des problématiques dont elle n’a pas voulu se saisir.

Il n’y a donc pas lieu d’opposer disciplines et interdisciplinarité. Ce sont plutôt des modalités du travail scientifique à mener en leur sein, alliant des régimes plus disciplinaires pour les unes, plus interdisciplinaires pour les autres. Pour donner une consistance à ces propos, nous aurons besoin de revenir que ce que nous appelons "disciplines", "sciences", de nous doter d’un vocabulaire de travail, pour comprendre le fonctionnement du savoir et en déterminer les modalités dont l’interdisciplinarité sera une déclinaison. Quelques exemples tirés de l’histoire des sciences ou de l’actualité scientifique illustreront ces propositions.

Sciences et disciplines : quelques définitions de travail

Il est évidemment assez difficile et ambitieux de vouloir définir ce que l’on veut appeler une discipline et en quoi elle est scientifique. Même si une définition précise et exacte de ce que la science est ou doit être paraît hors de portée, il nous faut cependant avoir une définition de travail pour préciser avec quelle acception aborder les notions de science et de discipline.

Dans cet esprit, nous retiendrons une caractérisation non normative de ce que la science est, sans chercher à avoir une démarcation entre ce qui correspond à la science et ce qui n’en est pas. Notre caractérisation, volontairement large, cernera davantage une recherche de rationalité en entendant par là toute recherche permettant d’adosser un discours à des phénomènes. Autrement dit, relève d’une démarche rationnelle la volonté de rendre raison au niveau du discours de ce qui arrive sur un plan phénoménal, la signification des termes du langage apportant une compréhension à ce qui est observé et constaté. Autrement dit, les phénomènes doivent gagner une intelligibilité par le langage, et ce dernier une signification et une fondation par les phénomènes.

Mais comment établir un lien entre le registre du discours et celui des phénomènes ? Il faut qu’il y ait une quelconque systématicité où les relations au sein du langage aient une correspondance au sein des phénomènes, renvoyant ainsi à des relations entre ces derniers. Cette correspondance doit être réglée, obéir à des principes pour que les propriétés des règles entre termes se retrouvent déclinées en propriétés des relations entre phénomènes. On aurait ainsi un rapport d’expression, au sens leibnizien (Plaud, 2014), entre le langage et un monde de phénomènes.

On dira ainsi qu’une science, comme démarche rationnelle, consiste à établir une correspondance entre des relations au sein d’un langage et celles entre les phénomènes d’un monde donné. Mais sans doute n’est-ce pas encore suffisant : on ne parle pas de n’importe quel type de termes, ni de n’importe quel type de phénomènes. Le discours scientifique portera sur des termes dont les signifiés sont normés, c’est-à-dire renvoient à des concepts (Rastier, 1987). De même, les phénomènes doivent appartenir à certain registre de l’expérience humaine qui peut les observer ou les produire. Les phénomènes qu'une science considère sont associés à une manière particulière de les convoquer (une expérience, un mode d'observation, etc.). La science sera donc l’articulation entre un point de vue normatif transformant les termes d’un langage en signifiés normés et un répertoire de phénomènes défini par une manière particulière de les convoquer. Norme rationnelle associée aux termes et convocation réglée imposée aux phénomènes seraient donc les deux facettes d'une démarche dite scientifique.

Une telle caractérisation reste encore très large et laisse ouverte, sans vouloir la trancher, la question de savoir si toutes les entreprises répondant à cette caractérisation sont à proprement parler des sciences ou non. Ce qui est important pour nous ici, c’est que ceux qui tiennent ces discours articulés aux phénomènes pensent gagner en intelligibilité et en compréhension sur le monde qui les entoure.

Sciences formelles et sciences phénomènologiques

Comprendre la science comme l’articulation d’un langage normé avec un monde de phénomènes convoqués laisse indéterminée la manière de définir le langage retenu et le point de vue sur le monde. Sans entrer dans les détails des différentes entreprises scientifiques possibles, une première distinction massive oppose les entreprises retenant pour le langage scientifique la langue naturelle qu’il faudra spécialiser et normer pour que les signifiés linguistiques puissent répondre aux canons de précision nécessaires pour en faire des concepts, à celle se dotant d’un langage artificiel, en général formel, pour codifier les relations entre les termes sous la forme d’un calcul, symbolique ou numérique. Ces dernières approches retiennent l’idiome logico-mathématique permettant de coder les phénomènes et de traduire les relations entre eux par des calculs ou des règles formelles de réécriture.

De même, on pourra également opposer les phénomènes appartenant à l’observation qualitative humaine, fût-elle systématique, à ceux qui sont obtenus à travers une expérimentation qui les provoque et les enregistre. Dans le premier cas, il faut se faire l’écho du monde qui vient à sa rencontre, dans le second on construit un cadre expérimental où les phénomènes sont convoqués et surviennent (Heidegger, 1962). Dans le premier cas, on rationalise le monde tel qu'il se présente et qu'on le rencontre. Dans le second, on construit un nouveau monde à travers des expérimentations donnant à voir et connaître ce qui ne se présente pas dans l'expérience quotidienne.

On a donc, pour articuler langages et phénomènes, deux distinctions fondamentales. Pour le langage, entre l'idiome formel et la langue naturelle. Pour les phénomènes, entre ceux qui sont observés ou provoqués dans la quotidienneté et ceux qui sont inventés et produits hors de la quotidienneté, cette dernière les rendant inobservables la plupart du temps ; il faut l'enceinte du laboratoire pour les isoler, les produire et les analyser.

L’expérience de la quotidienneté fait appel à une phénoménologie de la chose reposant sur la globalité de la perception et de l'expérience humaines, l’interprétation devant exploiter toutes les ressources du corps percevant et interprétant. L’expérimentation délègue à la mesure et à l’instrument le dialogue avec le monde, l’humain n’ayant plus qu’à avoir une expérience intellectuelle des résultats obtenus. D’un côté, l’expérience humaine globale, de l’autre des pratiques et techniques intellectuelles pour exploiter les résultats d’une expérimentation. Dans l’expérience, l’humain est le sujet de l’expérience, dans l’expérimentation c’est l’instrument.

Ces points de vue sont généralement irréconciliables. Les connaissances scientifiques exprimées dans l’idiome logico-mathématiques ainsi que les connaissances que nous appelons phénoménologiques, à savoir celles qui s’expriment en langue naturelle, sont irréductibles les unes aux autres (Bachimont, 1996).

Unité du monde et des choses, multiplicité des domaines et des objets

Mais ces oppositions ne doivent pas faire oublier que l'humain se livrant à ces pratiques scientifiques et rationnelles est tout d'abord un humain plongé dans un monde qui le précède et l'excède, et qu'il rencontre dans son expérience de vie à travers ses pratiques et héritages culturels.

Ce déjà-là, cette précédence et préséance du réel à l'humain qui y est plongé, nous la qualifions par les notions de monde où l’humain fait l’expérience de choses qu’il rencontre au sein de ce monde. Il reconnaît et qualifie ces choses l'aide de langues naturelles lui permettant de jeter un voile de significations sur les phénomènes survenant dans sa vie quotidienne. Cette expérience est unique mais multiple : c'est la même personne qui vit des expériences différentes, ne les reliant pas forcément. De même, la langue naturelle permet, par ses ambiguïtés et définitions vagues, de relier toutes les facettes de ces expériences entre elles et de les vivre via ces significations qui n'ont pas besoin d'être précises.

Mais c'est à partir de cette immersion dans un monde déjà-là, se révélant à travers l'expérience qu'il structure, signifiant via des langues qui le qualifient, que les différentes sciences peuvent se constituer.

Les sciences se définiront un domaine de l'expérience pour proposer des normalisations des choses dont on fait l'expérience et des termes qui permettent de les qualifier. La science considère des objets, qui sont des choses normées par un mode particulier de convocation, et des concepts, qui sont des signifiés normés. L'arrimage de concepts à un objet constitue une théorie.

L’humain, plongé dans un monde déjà-là, rencontre des choses qu’il partage avec d’autres, selon d’autres points de vue. Il y a donc toujours un horizon partagé, la présupposition d’un monde commun. C’est la raison pour laquelle les domaines d’expériences, les discours normés, les théories conceptualisées restent irréductibles les uns aux autres, mais traductibles et interprétables entre eux. Mais cette unité de l’horizon n’implique pas qu’il y ait une théorisation unique et une science unique. La diversité scientifique est la réponse herméneutique à l’unité de l’horizon mondain partagé du simple fait que nous sommes humains (Gadamer, 1960).

Enfin, il ne faut pas cependant conclure qu'il n'y pas de connaissances ni de savoir dans l'expérience quotidienne du monde. Il n'est pas nécessaire d'attendre la science, les sciences, pour qu'il y ait du sens, de la raison et de l'intelligibilité. Immanentes à l'expérience du monde sont les pratiques sociales et les techniques, à savoir les dispositifs permettant de répéter et conditionner un processus et son résultat. Il y un une histoire des pratiques et des techniques dès lors qu'il y a humanité, l'humain n'étant humain que lorsqu'il y a mémoire transmise, mémoire sociale ou mémoire technique (Leroi-Gourhan, 1964, 1967).

Précisions terminologiques

Muni de cette caractérisation de la science et des deux principales déclinaisons que nous avons dégagées, on peut envisager de la prolonger en se donnant une terminologie fixant les concepts dont nous aurons besoin pour définir les disciplines et l’interdisciplinarité.

En affirmant que la science est l’articulation de relations linguistiques (formelles ou propres aux langues naturelles) aux relations entre les phénomènes, on suggère que la science est le redoublement linguistique de l’expérience monde : c’est la réflexivité de l’expérience vécue par le concept, qui permet dès lors de prendre conscience de l’expérience comme telle et de l’étudier.

Monde et réel

Comment se situent les phénomènes et l’expérience du monde à travers laquelle ils apparaissent ? Il nous semble utile de distinguer le réel du monde. Le réel est un principe négatif et transcendant : c’est ce qui nous entoure, le fonds d’où apparaissent les choses, les phénomènes si on en croit l’étymologie. Les phénomènes s’organisent et constituent un monde, qui est une cohérence et une unité dans l’expérience humaine. C’est, pour reprendre des exemples classiques, l’expérience que nous avons du vivant, ou du mouvement, ou de l’énergie. Le monde est donc ce qui se détache du réel, ce qui se montre et se dévoile. Les phénomènes expriment le réel, et nous reconstruisons un monde à partir d’eux. Mais le monde n’est pas le réel, mais l’expérience que nous en avons. Une question sera notamment de pouvoir reconduire l’expérience au-delà du monde que nous avons construit pour retourner au réel sous-jacent : le travail de recherche artistique et créative peut être ici compris comme la recherche du réel au delà du monde des phénomènes tel qu’il est construit dans l’unité d’une expérience humaine et qu’il est stabilisé en conventions, normes et répétitions. Le monde est le monde des phénomènes réglés dont il faut chercher la compréhension : c’est la recherche d’un ordre qu’on sait être présent. Le réel est ce qui est sous-jacent à cet ordre, ce qui peut ne pas y répondre, ce qui peut receler d’autres ordres encore cachés et à démasquer avant de les découvrir.

De même, face à l’unité d’un monde donnée par une expérience humaine configurée et stabilisée, le langage de la science se définit par un idiome et par des principes permettant de spécifier le type de règles et de constructions discursives considérées comme conforme à l’idéal de scientificité recherché. Certains langages devront donner lieu à des preuves, en particulier formelles : ce sont les langages mathématiques utilisés dans les sciences où les vérités sur les phénomènes sont posées à travers des démonstrations au sein du langage d’une part et d’une confrontation expérimentale avec les phénomènes d’autre part. D’autres langages mobiliseront d’autres articulations discursives : le récit en histoire par exemple, ou l’argument (l’enthymème d’Aristote, qui ne fait pas preuve formelle mais qui donne des raisons plausibles (Aristote, 2007), comme en droit, en philosophie, et de manière générale dans les sciences sociales. Preuve, argument, récit sont les trois modes discursifs de la démonstration scientifique. Ces modes prescrivent le point de vue normatif permettant de construire les concepts rendant compte des objets théorisés.

Disciplines phénoménologiques et formalisées

La science se décline en disciplines. Une discipline sera cette réflexivité associée à un certain type d’expériences vécues, on parlera alors d’une discipline phénoménologique, ou associée à un système d’expérimentations et de mesures, on parlera alors de disciplines formalisées. Les disciplines phénoménologiques sont celles qui s’appuient sur les langues naturelles pour rendre compte de l’expérience vécue par les humains, reposant sur ces dernières pour exhiber la complexité herméneutique de la relation avec le monde vécu, ou encore l’observation de phénomènes naturels selon des codes relevant de la langue naturelle. Les disciplines formalisées délèguent à l’expérimentation la confrontation au réel : elles n’ont pas de monde peuplé de choses que l’on rencontre dans la quotidienneté, mais un système de l’expérimentation construit pour dégager des objets corrélats des concepts sous-jacents à l’expérimentation.

La discipline phénoménologique se définit par les choses qu’elle étudie, les objets qu’elle y reconnaît et les concepts qu’elle en tire. Les concepts scientifiques élaborés par une discipline phénoménologique constituent les théories que la discipline propose pour rendre compte des objets. Une théorie serait donc le couplage d’un objet et d’un concept. La discipline formalisée se définit non par les choses qu’elles rencontrent mais par les moyens instrumentés dont elle se dote. Elle résulte de la co-construction entre ses concepts et ses instruments, ces derniers n’étant pas autre chose que des théories matérialisées et constituant une « phénoméno-technique » au sens où les phénomènes ne sont que le corrélat des instruments permettant de les observer (Bachelard, 1934). L’objet de la discipline formalisée est ce qui est donné par la normalisation des choses étudiées découlant de l’instrumentation et de l’expérimentation ; l’objet de la discipline phénoménologique découle des choses normalisées selon les principes d’observation (par exemple les sciences naturelles reposant sur l’observation) ou d’interprétation (les sciences s’inscrivant dans le cercle herméneutique, l’observé, se sachant observé, adaptant son comportement) qu’on met en œuvre.

Tant les disciplines phénoménologiques que formalisées rencontrent un monde, qu’on pourra appeler aussi domaine, et constituent un langage normé, c’est-à-dire un langage normalisé depuis un point de vue discursif de démonstration ou d’argumentation (preuve, argument, récit).

Choses et objets

Les choses sont les choses concrètes qui n’appartiennent à aucune science et théorie particulière mais au monde concret et effectif. Les choses sont ce avec quoi on se confronte dans la réalité : elles constituent la positivité du réel qui résiste à ce qu’on en dit et en fait. C’est au niveau des choses que les « faits sont têtus ».

Les objets sont la traduction des choses dans le langage normé de la science. Ce sont des entités idéales et construites : ce ne sont pas celles que l’on rencontre dans l’expérience, ce sont celles que nous tirons de l’expérience. L’objet est le corrélat d’un concept scientifique, un signifié normé, qui le définit et en donne le contenu. L’objet n'appartient pas au monde des phénomènes, mais à un monde idéalisé car reformulé par la discipline, tandis que la chose, sise au sein du monde des phénomènes, n’appartient pas au monde de la théorie et lui reste extérieure. Elle demeure si la théorie tombe, tandis que l’objet sombre avec la théorie. Ainsi la chaleur serait une chose à étudier, tandis que le phlogistique est un objet scientifique qui a disparu avec la théorie qui l’avait enfanté. Objet et concept sont donc les deux facettes d’une même pièce : l’objet appartient au monde idéalisé revu par la théorie, le concept au langage normé constituant la discipline.

Niveau d’intelligibilité

Ce qui est rencontré

Type de cohérence

Rapport à l’expérience

Type d’intelligibilité

Réel

Rupture de l’expérience : Choc

Remise en cause de l’expérience

Fonds : ce qui est caché, en réserve

Puissance de désajustement

Monde

Familiarité de l’expérience : Chose

Globalité de l’expérience

Horizon permettant la comparaison,

Ajustement entre les mots et les choses

Domaine

Conceptualisation de l’expérience : Objet

Unité de l’expérience 

Théorie : Système

Arrimage entre objets et concepts

 

Les Idées, les choses, le réel et le pensable

Enfin on peut remarquer qu’il existe des concepts partagés entre plusieurs théories, qui ne sont propres à aucune et qui trouvent au sein de chacune d’elle une caractérisation théorique. Par exemple, la notion d’infini est partagée entre la physique, les mathématiques, la théologie, la philosophie et d’autres disciplines encore. Au sein de chacune d’elle, on peut trouver un théorie de l’infini : parfois l’une d’elle sert à préciser la théorie de l’infini d’une autre discipline et établit avec elle des liens analogiques. Ces concepts transdisciplinaires au sens où ils sont partagés par plusieurs sans être propres à aucune, nous les appelons Idée. Les Idées constituent un horizon conceptuel dont chaque discipline veut se rapprocher sans jamais ni l’épuiser ni l’intégrer. Les Idées se traduisent parfois au sein même des disciplines sous la forme de principes : les principes ont un rôle régulateur permettant de rendre la déduction formelle et théorique possible, comme Kant l'a souligné pour la mécanique de son époque dans sa troisième critique et les premiers principes de la métaphysique de la nature. Ce sera par exemple le principe du moindre action, ou le principe du plus court chemin (Kant, 1990).

Ces concepts, ces Idées, se tirent d’un fonds ou horizon propre à la dynamique de la pensée : il s’agit du fait qu’il est toujours possible de penser autrement, de reconfigurer ou de reconsidérer une Idée. Si le réel est le fonds dont se détachent les choses, le pensable comme dynamique de la pensée est le fonds dont se détachent les Idées et qui en constituent des pôles de référence, de même que les choses constituent les pôles de cohérence pour l’expérience ordinaire.

Le Réel et le Pensable sont deux éléments extérieurs à la discipline. Ce sont deux principes négatifs qui imposent de penser autrement : puissances de désajustement au sein de la cohérence de l’expérience et des théories, le réel et le pensable constituent des réserves inépuisables à partir desquelles déconstruire ce qui a été posé pour le repenser. Si la chose se détache du réel, elle reste cette puissance capable de remettre en cause l’objet qu’on en tire et le concept qui la formalise. De même, l’Idée se détache du pensable pour constituer un horizon noétique, un concept qualifiant non pas ce que l’on comprend mais ce qui échappe : c’est une négativité qui se refuse, qui reste irréductible. C’est la raison pour laquelle chose et Idée sont étonnamment stables : elles ne vivent pas ce que vivent les théories, l’espace d’un paradigme, mais s’inscrivent dans la longue durée des mentalités, des conceptions du monde, des métaphysiques associées, se détachant des fonds négatifs que sont le réel, comme choc de l’expérience, et le pensable comme puissance de penser autrement. Dans cette perspective, on comprend pourquoi l’art est souvent présenté comme la capacité de révéler le réel, et la philosophie la puissance de penser autrement. C’est que ces deux postures, complémentaires, interrogent les stabilités constituées depuis les négativités dont elles se sont détachées : les choses de l’expérience, les Idées de la pensée, et les sciences qui les théorisent pour mieux les articuler.

Enfin, l’enjeu des théories et des disciplines qui les élaborent est de se donner les moyens de construire une compréhension du monde, une intelligence de ce dernier. L’enjeu est l’intelligibilité, où le monde apparaît, enfin, compréhensible et on peut en rendre raison, en donner les raisons. L’intelligibilité est par conséquent le fait de pouvoir répondre aux événements du monde compris comme autant de questions appelant des réponses. Les réponses peuvent varier et être plus ou moins convaincantes selon le point de vue s’où on se place, mais le principe de ces réponses est d’être un discours, c’est-à-dire un argument, une preuve ou un récit (cf. supra).

Théories, choses et Idées sont alors des niveaux d’intelligibilité complémentaire : la théorie est la compréhension au sein des disciplines, apportant la compréhension d’une chose ou d’un phénomène. L’Idée est l’intelligibilité au delà des sciences, constituées par ces dernières. La chose est la familiarité de l’expérience. Alors que la théorie répond à la question de savoir, au sein d’une discipline donnée, quelle compréhension avoir d’un phénomène, l’Idée permet d’interroger le sens des sciences quant aux concepts qui les précédent et les transcendent tandis que les choses questionnent la cohérence des objets qui tentent d’en rendre compte. Ainsi la théorie répondra à la question de l’infini par la théorie des ensembles en mathématiques, l’infini comme idée sera ce qui permet de comprendre en quoi l’infini des mathématiques a quelque chose à voir avec l’infini d’une part, et avec d’autres théories de l’infini, par exemple en physique, d’autre part. De même, la chose comme la chaleur sera l’horizon commun permettant d’articuler la théorie thermodynamique et la mécanique statistique, mais aussi la physiologie de la chaleur.

Le schéma suivant ainsi que le glossaire résument ces différentes propositions terminologiques :

 

Chose

Elément du monde des phénomènes se donnant à l’expérience. Elle s'inscrit dans une pratique.

Objet

Reconstruction d’une chose par une théorie au sein d’une discipline ; l’objet est la chose idéalisée grâce à un concept de la théorie. L’objet est le corrélat dans le monde du concept théorique. L'objet se confronte également au réel sous-jacent à la chose, idéalisant la chose de la pratique (l'objet « révolution » en histoire ou sciences politiques) ou la délaissant et l'ignorant, devenant le corrélat d'un concept n'ayant pas d'équivalent dans l'expérience ordinaire (l'objet « électron » en physique par exemple). L'objet idéalise une pratique ou un complexe d'expérimentations.

Domaine

Unité de théorisation d'une pratique ou d'un ensemble cohérent d'expérimentations formelles (expériences physiques, problèmes mathématiques, etc.), se caractérisant par un périmètre des choses que l’on y rencontre et le type d’expérience qu’on en a : expériences théorisant une chose de la pratique ordinaire ou expérimentations formalisées dégageant des objets sans correspondants dans le monde ordinaire.

Monde

Globalisation des différents domaines de l’expérience humaine. Il se donne sous forme de pratiques, d'évidences constituées de « déjà-là » comme la langue, les pratiques sociales ou techniques. Il se transcende via l'art qui l'interroge pour rencontrer d'autres mondes exprimant un réel sous-jacent encore inexploré, ou via la métaphysique qui globalise et approfondit les concepts de la vie ordinaire. Le réel déconstruit le monde par le choc de l’expérience qui dévoile d’autre chose, et la philosophie déconstruit sa cohérence conceptuelle en permettant de penser autrement. Art et philosophie sont deux transcendances s’imposant également à la pratique ordinaire et aux sciences, formalisées et phénoménologiques. Ces dernières peuvent ainsi retrouver le monde ordinaire via ces transcendances qu’elles partagent avec lui (Art – science, science – philosophie).

Pensable

Le pensable comme dynamique de la pensée est le fonds dont se détachent les Idées et qui en constituent des pôles de référence, de même que les choses constituent les pôles de cohérence pour l’expérience ordinaire.

Réel

La réalité telle qu’elle est sous-jacente aux différents mondes qui unifient nos expériences vécues en systèmes de choses et d’expériences. Le réel s’exprime à travers les choses du monde et les objets disciplinaires qui le théorisent, et se manifeste dans sa capacité de résister et de mettre en échec nos attendus à son endroit : c’est le pouvoir de dire non. Le réel renvoie au choc de l’expérience, ce qui excède par principe l’attente et l’anticipation, qu'elle soit ordinaire (d'où la démarche esthétique) ou scientifique (d'où la démarche métaphysique ou épistémologique).

Concept

Signifié normé dans le cadre du langage soutenant l’activité scientifique. Le concept est le dual dans le langage de l’objet qui théorise la chose ou un complexe d'expérimentations.

Langage scientifique

Langage mobilisant des termes dont les signifiés sont normés et se déclinant selon des modalités discursives déterminant ce qui vaut pour compréhension et démonstration des conclusions posées. 3 types de modalités discursives sont habituellement mobilisées : la preuve formelle, l’argument juridique ou rhétorique, le récit. La normalisation des signifiés en concepts peut reposer sur des contraintes mathématiques (équations opérationnalisant le concept), logiques (propriétés nécessaires et suffisantes), sémiotiques ou rhétoriques (propriétés typiques).

Idée

Les idées sont des concepts qui n’appartiennent à aucune discipline ou théorie en particulier. Ce sont des horizons permettant de rapprocher différents concepts théoriques et d’établir des analogies entre eux. Les idées sont des concepts métaphysiques qui interrogent les sciences dans leurs objets et leurs méthodes. Aucun concept théorique ne peut épuiser le sens d’un concept qui constitue un principe négatif d’inachèvement et d’incomplétude. L’idée, c’est qui échappe malgré les efforts de rationalisation et de compréhension.

Théorie

Une théorie est un point de vue normatif construit sur une chose ou un complexe d'expérimentations dont elle fait un objet scientifique grâce à un concept qui permet de le penser et d’en déterminer le contenu et les lois de comportement.

Discipline

Science qui s’intéresse à un monde de phénomènes dont elle fait la théorie. Elle repose sur un langage dont les signifiants possèdent un signifié normé selon le point de vue des principes de scientificité qui sont à la base de cette discipline. Elle se traduit par diverses théories qui partagent les concepts de la discipline et portent sur ses objets.

Principe

Un principe est le point de vue normatif adopté dans une discipline pour spécifier le langage qui permettra d’exprimer les lois scientifiques et de s’articuler aux phénomènes du monde considéré par la discipline. Ce point de vue normatif contraint les modalités discursives de démonstration scientifique et les modalités sémiotiques de signification des concepts.

 

L’harmonie et l’inouï

La conclusion de toutes ces propositions est que le réel n’est pas rationnel, mais le fonds à partir duquel construire et proposer des conceptions rationnelles, des mondes plus ou moins normés et structurés par des théories et disciplines. Le monde rend compte du réel, s’y confronte et y achoppe. La structuration du monde est donc une recherche perpétuelle et constante d’ajustement qui doit rechercher tant sa mise en échec que sa confirmation.

Les deux modalités de cette recherche sont l’harmonie et l’inouï. En effet, le monde conçu par la théorie poursuit sa quête de confirmation et d’infirmation et, à chaque succès rencontré, l’intelligibilité du réel s’accroit pour couvrir le réel d’un voile d’harmonie, où le monde n’est plus tant une explication et description qu’un point de vue esthétique qui se forge et qui permet d’aborder les faits nouveaux et le dévoilement progressif du réel comme un plaisir d’assister un ordre cohérent. Les scientifiques sont souvent friands d’une telle image d’harmonie (par exemple La mélodie secrète : et l’homme créa l’univers de Trinh Wuan Thuan (2000), ou L’harmonie secrète de l’univers de Jean-Philippe Uzan (2017)). Mais le contexte d’échec et de crise des disciplines conduit à aborder le réel pour y voir et y entendre des nouveautés inattendues, inouïes jusqu’alors. Quand le réel perce à travers le voile mondain, rompant l’harmonie pour donner à entendre ce qui apparaît initialement comme une dissonance, la science recherche à réajuster l’harmonie régnante ou au contraire à laisser la place à de nouvelles conceptions harmoniques rendant compte de ces inouïs.

Mais quand la confrontation n’est pas seulement la rencontre entre le réel et un monde structuré par l’expérimentation scientifique et sa normalisation théorique, mais consiste plutôt dans la confrontation du réel et du monde de l’expérience vécue et ressentie, on retrouve la place de l’art dont on insiste souvent, avec raison, sur sa proximité à la science. L’art est une recherche, celle du réel qui doit apparaître à travers le monde, et parfois malgré lui, puisque le réel disparaît au profit du monde, quotidien ou théorique dès lors qu’il est mis en parole et soumis à une cohérence discursive. En prolongeant les principes d’une harmonie déjà acquise mais non pleinement révélée, l’art explore les possibilités du dicible ou du monde de l’expérience pour rendre compte des recoins et tréfonds du réel encore inexplorés et encore voilés par le monde. Mais aussi l’art recherche de nouveaux mondes, de nouvelles harmonies, de nouveaux registres de signifiance du réel pour lesquels sont à inventer leur contrepartie sémiotique dans un langage encore à concevoir. Comme l’exemple de la musique le suggère, il y a autant la place pour cultiver les lois de l’harmonie d’une registre déjà établi et repéré (à l’instar de ce que l’on appelle plus ou moins vaguement la musique classique), et que pour rechercher les moyens et les modalités de nouvelles expressivités sonores, ce qu’on a jamais entendu permettant de rendre compte d’expériences qu’on avait encore jamais imaginées. De même, la science cultivant l’approfondissement de son paradigme pour en explorer les possibilités harmoniques renverrait à la science normale de Kuhn, et la recherche ou la rencontre de rupture et de nouveaux paradigmes correspondrait aux crises scientifiques (Kuhn, 1983).

 

 

Monde quotidien

Monde théorique

Harmonie

Recherche esthétique au sein d’un art installé : combinaisons inédites de signifiants dans des répertoires déjà constitués

Science normale

Inouï

Recherche esthétique en rupture : nouveaux registres de signifiants pour de nouveaux signifiés

Crise scientifique

 

Ainsi l’harmonie est-elle la figure de l’ajustement et l’inouï celle du désajustement dans cette recherche toujours manquée et toujours reconduite du réel « derrière » le monde, ce dernier engendrant de manière constitutive son incomplétude. Une théorie constituée et vivante, un art en exercice, portent en eux-mêmes leur inachèvement et la nécessité de poursuivre la recherche et mener la quête. Leur clôture signifie leur dépassement et leur mort comme exercice de l’esprit, et ils se figent alors en corps de pratiques et techniques reçus et consacrés, en concepts et idées figés et stables. Ces arts et ces sciences deviennent alors des dogmes qui arraisonnent la pensée ou des musées qui se visitent.

Sciences, techniques, pratiques

Comme nous l'avons souligné ci-dessus, le monde de l'expérience ordinaire, celui structurant le quotidien, est celui où se construit la technique et le social, à savoir les règles, usages, dispositifs permettant de conditionner le comportement, anticiper un devenir, obtenir un résultat. Que ce soit des règles d'interaction sociale (politesse, relations matrimoniales, etc.), ou des règles de manipulation d'outils, le quotidien est tissé de règles permettant la répétabilité et l'anticipation. La technique comme telle reste immanente à la pratique dont elle est une rationalité intrinsèque. Elle peut dégager sa propre réflexivité et s'ouvrir sur la réflexion propres aux disciplines scientifiques. La chose de la technique devient alors objet scientifique. De même, l'objet scientifique peut à son tour trouver des déclinaisons sociales et techniques, et devenir chose de la pratique. On retrouve ainsi la différence classique entre la science, la technique, et la techno-science, cette dernière visant à faire des choses des objets et des objets des choses. D'où la frustration des scientifiques qui recherchent selon leur tradition disciplinaire la pure réflexivité et la confrontation au réel, indépendamment de l'efficacité pratique et de la traduction en dispositifs de répétition.

Positions classiques mais dilemme insoluble

Comment penser l’interdisciplinarité dans ces conditions ? Les positions classiques en épistémologie permettent de distinguer les approches qui se constituent à partir des choses et mondes étudiés, ou bien à partir des langages normés utilisés. Cependant, dans les deux cas, il est difficile de concevoir une interdisciplinarité.

Les approches par l’objet

Selon ces approches, la discipline se construit à partir des choses qu’elle se donne comme terrain d’étude. Le langage adapté, les concepts élaborés en son sein, sont donc propres à chaque discipline et découlent de la particularité des phénomènes étudiés. Si l’objet est le vivant, ou le mouvement, on n’aura pas les mêmes approches. La science aristotélicienne (Crubellier & Pellegrin, 2002) illustre cette conception en recommandant de poser le monde phénoménal à étudier, les choses dont on veut faire la théorie avant d’élaborer cette dernière. La difficulté inhérente à cette conception des sciences est qu’elle réplique l’hétérogénéité que les choses étudiées peuvent avoir entre elles : les sciences étudiant des choses différentes seront incommensurables et hétérogènes.

Les approches par le langage

L’autre approche paraît plus féconde pour penser l’interdisciplinarité. En effet elle consiste à privilégier un type de langage donné comme étant le gage de la scientificité à construire. Ce langage est, depuis la révolution scientifique de la modernité, celui des mathématiques. On connaît l’affirmation de Galilée ([1980], 1623) selon laquelle le monde est écrit en caractères mathématiques, qui est donc le langage idoine pour l’étudier et le comprendre :

« La philosophie est écrite dans ce très grand livre qui se tient constamment ouvert devant tous les yeux (je veux dire l’univers), mais elle ne peut se saisir si l’on ne se saisit point de la langue et si l’on ignore les caractères dans lesquels elle est écrite. Cette philosophie est écrite en langue mathématique, et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est impossible de saisir humainement quelque parole ; sans eux, on errera vainement dans un labyrinthe obscur. »

Cette affirmation deviendra de fait la posture commune des sciences de la nature. En réfléchissant à la nature des connaissances scientifiques de son temps, en particulier à la science newtonienne, Kant ([1990], 1786) ne dira pas autre chose : une science n’est telle qu’autant qu’elle est mathématisée ; « or, je soutiens que dans toute théorie particulière de la nature, il n’y aura de science proprement dite qu’autant qu’il s’y trouve de mathématique ».

Il ne sera donc possible de construire une science qu'à la seule condition de mathématiser les phénomènes étudiés et de les considérer à l’aune de leur formalisation. Toute science, comme la chimie ou la psychologie empirique pour reprendre les exemples donnés par Kant, ne sera alors qu’une description plus ou moins raisonnée de ses objets, mais non une science : « Cette psychologie [empirique] ne pourra donc jamais être autre chose qu’une théorie naturelle historique du sens interne et comme telle aussi systématique que possible, c’est-à-dire une description naturelle de l’âme, mais non une science de l’âme, pas même une théorie psychologique expérimentale. » (Ibid.)

Par conséquent, l’interdisciplinarité deviendra une conséquence de la progressive mathématisation des disciplines qui trouveront dans cet idiome l’homogénéité nécessaire pour rendre leurs objets commensurables et comparables. L’interdisciplinarité coïncide avec l’horizon d’une mathesis universalis où toute la diversité empirique des sciences est dépassée par l’unification via leur formalisme et leur langage. On aurait alors une science unique dont l’unité tiendrait à sa mathématisation, les disciplines devenant autant de provinces applicatives de ce langage. Mais cette unité repose sur la réduction des phénomènes à une description de nature mathématique. L’élargissement de l’horizon scientifique se traduit par une réduction de la variété des objets d’étude que l’on peut considérer : si toute science n’est science qu’autant qu’elle est mathématique, un objet d’étude ne devient scientifique qu’autant qu’il est mathématisable. Si cette mathématisation paraît être une violence faite à l’objet et renvoie à une réduction arbitraire et artificielle, c’est que le résidu, ce qui résiste à la formalisation mathématique, n’est pas d’ordre épistémique et ne renvoie à des connaissances, des choses qu’il faudrait savoir et que la mathématisation conduirait à ignorer. Cette posture a été assumée avec une remarquable clarté par les philosophes du Cercle de Vienne : on peut lire par exemple chez Schlick (1985) que les mots de la langue n’expriment que des relations formelles et rien d’autres ; ce qu’on peut leur associer par ailleurs n’est en rien de l’ordre de la connaissance :

« Car le sens de ces mots, utilisés par le poète ou par le psychologue, ne peut en toutes circonstances être donné et expliqué qu'en le réduisant aux relations formelles entre les objets. Le mot « vert » n'est en rien plus riche (au contraire, il est même plus pauvre) que le concept de fréquence des oscillations lumineuses par lequel le physicien l'a remplacé. Le mot « vert » n'exprime pas réellement ce qui est vécu lorsqu'on regarde une prairie verte, le mot n'a aucune affinité de contenu avec le vécu du vert ; il n'exprime qu'une relation formelle selon laquelle tous les objets que nous nommons verts sont reliés les uns aux autres. »

On retrouve la même conception chez un autre illustre tenant du Cercle, à savoir Rudolf Carnap ; avec sa précision et clarté habituelles, il insiste bien que ce que la langue naturelle paraît contenir en excès par rapport à ce que les formalisations et mathématisations en retiennent ne sont pas des connaissances, il n’y a pas de résidu :

« Deux langages différents, un langage psychique et un langage physique, sont à notre disposition, et nous affirmons qu'ils expriment le même contenu théorique. On objectera que « A se réjouit » exprime tout de même quelque chose de plus que l'énoncé physique correspondant. Et c'est effectivement exact. Le langage psychique n'a, en effet, sur le langage physique pas seulement l'avantage d'une simplicité considérablement plus grande, il exprime plus de choses. Mais ce plus n'est pas un plus en contenu théorique ; ce qui est exprimé par là, ce sont uniquement de représentations concomitantes. » (Scheinproblem in der Philosophie. Das Fremdpsychische und der Realismusstreit, cité in Bouveresse, 1987, p. 371)

On conçoit donc l’idée d’un monde unique, unifié grâce à l’unité d’un langage de référence pour l’élaboration des connaissances et donc de la science. La science est unique, et son langage repose sur les mathématiques.

Au terme de ces deux approches, il apparaît de manière un peu déprimante que l’interdisciplinarité est soit impossible, soit inutile. Impossible si les sciences reflètent dans leur diversité des objets incommensurables entre eux. Elles dialogueront avec leurs objets, mais pas entre elles. Inutile car la science unifiée par les mathématiques n’a pas besoin d’interdisciplinarité, mais de cohérence et cohésion entre ses différentes parties.

Une épistémologie pour dépasser le dilemme

Il y a pourtant une place entre l’impossibilité et l’inutilité pour l’interdisciplinarité. Mais pour trouver les voies médianes qui pourraient ménager des approches interdisciplinaires, il convient d’élargir le champ de possibles épistémologiques en ne considérant pas seulement la nature des sciences par leur objet et leur langage.

Le modèle que nous proposons reprend les principes exposés en première section. Chaque discipline se construit par les objets qu’elle se donne et le langage dont elle se dote. Elle définit ainsi son espace de travail. Cet espace est débordé comme nous l’avons dit par deux transcendances qui lui échappent et qui constituent les horizons de son dépassement et de son évolution :

  • la transcendance de la chose concrète, qui renvoie la discipline au choc de l’expérience. Outre que la chose peut résister aux propositions théoriques, elle peut aussi être l’horizon, alors partagé, avec d’autres disciplines. La chose concrète partagée est un lieu de confrontation entre disciplines qui doivent sortir de l’entre soi théorique.

  • La transcendance de l’idée, qui renvoie la discipline aux concepts métaphysiques des principes à penser mais dont aucune théorie ne peut rendre adéquatement compte. De même que la chose est partagée par plusieurs disciplines, l’Idée est l’horizon possible de plusieurs disciplines qui peuvent se rencontrer dans cette recherche et confrontation à cet horizon.

Il y aurait donc trois niveaux sur lesquels l’activité scientifique se déclinerait :

  • le fonctionnement immanent à la discipline, qui suit son programme de recherche en élaborant ses objets théoriques, raffinant son langage, et proposant la théorie des choses et phénomènes dont elle s’est emparée.

  • Une double transcendance

    • La confrontation au concret et au choc de l’expérience ;

    • La confrontation à l’idée et à l’horizon des principes.

Ces trois niveaux permettent d’envisager 3 manières d’aborder l’interdisciplinarité. Selon la première, l’interdisciplinarité consiste dans le dialogue de disciplines dans le cadre leur fonctionnement immanent : l’entre soi est ici perturbé par la nécessité pour une discipline de reformuler les problèmes, objets, concepts élaborés par d’autres disciplines pour rester dans son propre entre soi. Ce n’est pas un conservatisme mal placé, mais le fonctionnement propre de toute discipline au travail : il lui faut penser de nouveaux concepts, traduire des concepts venus d’ailleurs, pour rester dans sa propre scientificité qui obéit aux canons précis qui l’ont constituée. Le concept clef est donc ici la traduction, où la langue et les objets exprimés des autres disciplines doivent recevoir leur expression au sein même de la discipline au travail.

La seconde modalité interdisciplinaire passe par une confrontation commune au réel par le partage d’un monde commun de phénomène où chaque discipline prend sa partie. Comment chaque discipline peut-elle faire pour expliquer les phénomènes en prenant en compte ce qu’en disent les autres ?

Enfin, la troisième modalité consiste dans l’approfondissement épistémologique des concepts structurants d’une discipline pour les renvoyant aux idées dont ils sont des propositions théoriques. Mais l’approfondissement épistémologique conduit à rencontrer les disciplines partageant les mêmes horizons et donc interrogations.

De ce point de vue, une discipline doit forcément se faire interdisciplinaire pour accomplir son travail : la traduction des concepts pour élargir son champ opératoire et son fonctionnement théorique, l’approfondissement de ses concepts pour objectiver ses fondements, la confrontation à l’expérience des choses et pas seulement à l’expérimentation de ses objets où la rencontre du monde des choses amène à rencontrer les autres disciplines, au delà de ses objets et de leurs concepts, mais au criterium des choses que l’on partage.

Médiation par la chose

La chose est ce qui est donné par l’expérience dans le cadre d’un rapport au monde réglé par la quotidienneté. Autrement dit, c’est la chose de notre monde ordinaire : la voiture, la maison, le travail, le réseau social, etc. Les choses sont posées dans un monde et peuvent être rencontrées par plusieurs individus dans leur expérience quotidienne. Mais elles peuvent être aussi être prises comme objet d’une investigation scientifique, la chose devenant alors l’horizon d’où se dégagent les objets à travers les concepts d’une discipline qui s’intéresse à la chose comme problème.

De ce fait, une même chose peut devenir des objets différents pour plusieurs disciplines. Elles concourent à une compréhension multiple de la chose selon des modalités plus ou moins abouties ou exigeantes. Par défaut, on retrouvera la figure de la pluridisciplinarité où les différentes disciplines juxtaposent leur objet et leur propre régime d’expérimentation, sans chercher à établir la cohérence entre elles ni à sédimenter et intégrer les différents savoir ainsi constitués. Si la voiture est la chose envisagée, elle deviendra l’objet d’étude de l’automaticien qui veut établir les conditions de possibilités d’un véhicule autonome, ou pour l’urbaniste qui étudie comment la circulation amène à reconfigurer l’espace urbain, ou encore le climatologue qui s’intéresse au dégagement de particules fines.

Cependant, la pluridisciplinarité peut se dépasser par une conception systémique où ces différents savoirs sont mis en résonance pour constituer un savoir intégré et global de la chose, au-delà des objets. Il est rare que cette conception systémique constitue par elle-même une compréhension scientifique à l’égal des disciplines qui se sont intéressées à la chose pour en faire leur objet d’étude. En effet, les modalités par lesquelles les différentes contributions peuvent s’intégrer doivent mobiliser à la fois une dimension herméneutique où les objets des uns et des autres s’interprètent les uns les autres, retrouvant alors l’interdisciplinarité telle que nous allons la définir plus bas, et une dimension conceptuelle où la chose est reformulée et saisie par de nouveaux concepts structurant l’étude systémique. On retrouve alors la transdisciplinarité exposée ci-dessous.

Médiation par l’Idée

Dans la médiation par l’idée, il s’agit d’interroger les concepts fondamentaux d’une discipline pour dévoiler ou remettre sur le devant de la scène les hypothèses associées, la vision du monde impliquée, les schémas de raisonnement mobilisés. Or, ces concepts fondamentaux étant partagés avec d’autres disciplines, le retour à ce niveau d’interrogation permet d’ouvrir un espace de confrontation, dialogue, discussion entre ces disciplines selon les hypothèses qu’elles ont formulées. Des conceptions du temps, de l’espace ou de la mobilité par exemple, seront mobilisés implicitement par les différentes études portant sur la voiture. S’interroger sur les évolutions de cette dernière demande de comprendre le rapport de la voiture à l’habitat (espace dans lequel on se situe, on se sent protégé, libre, etc.), à l’espace (espace dans lequel on se déplace avec la voiture, reconfigurant les notions de temps et distance), et évidemment au temps. Ces concepts sont partagés par l’anthropologue, le sociologue, l’ingénieur, l’expert en sécurité, l’urbaniste, etc. Chacun en a sa définition, mais comprend sans peine qu’au-delà des nécessaires clivages disciplinaires permettant la séparation du travail et la construction d’un système de concepts, chaque définition a quelque chose à avoir avec les définitions que les autres disciplines donnent de ces notions. Dès lors qu’on parle des concepts fondamentaux, un terrain commun émerge.

Mais ce terrain implique qu’on quitte la zone confortable de l’exercice normal (Kuhn, 1983) de la discipline. On revient sur des questions qui n’ont jamais été totalement tranchées, car elles ne peuvent l’être, sur des controverses internes et évidemment externes à la discipline. Cette mise en danger des concepts et des scientifiques rend le travail interdisciplinaire de la médiation par l’idée particulièrement délicat et réservé à des scientifiques sûrs de leurs concepts mais incertains de leur généralité et validité, suffisamment cultivés pour envisager la compréhension que d’autres traditions disciplinaires peuvent avoir de la même notion.

Le travail impliqué avec cette mise en tension des fondamentaux peut concerner des disciplines voisines comme apparemment fort éloignées. Si l’infini est un concept traditionnellement partagé par les philosophes et les mathématiciens, on peut avoir des confrontations entre sous-disciplines s’opposant sur des approches opposées des concepts fondamentaux : par exemple, les intuitionnistes et les formalistes ont proposées des approches mathématiques différentes sur la base d’hypothèses différentes voire opposées à propos de l’infini (Largeault, 1993 ; Salanskis & Sinaceur, 1992).

Cette confrontation peut donner lieu à des créations conceptuelles inédites, conduisant à une transdisciplinarité au sens où les disciplines sont dépassées (sans être annulées ni effacées) au profit d’une nouvelle discipline articulée autour d’un concept fondateur. Ce dernier conduit à reformuler des concepts fondamentaux anciens en un nouveau concept ouvrant un espace d’étude, d’interprétation et de compréhension nouveau. C’est ce que par exemple la cybernétique a réalisé au mettant au centre de son intérêt scientifique la notion de contrôle, s’appliquant tant aux systèmes vivants qu’artificiels. Rencontre inédite transgressant la limite entre le vivant et le technique, ces derniers n’étant l’un pour l’autre que des métaphores pratiques et suggestives, la cybernétique a ouvert la voie à des modélisations inédites des organismes et des machines (Triclot, 2008).

Médiation par la théorie

La médiation par la théorie est la posture de l’interdisciplinarité la plus immanente à son fonctionnement normal et à sa pratique quotidienne. Il s’agit en effet, sans sortir des principes et concepts installés, de les étendre et de les adapter pour rendre compte des concepts et objets élaborés ailleurs. Cette interdisciplinarité ne se situe donc pas entre les disciplines, mais au sein et au milieu de chacune d’elles dès lors que, pour garder sa cohérence, son unité, elle se reconfigure et repense ses concepts et objets.

La question est de savoir comment une discipline, comme perturbation, peut provoquer le travail interdisciplinaire dans une autre. A quelle injonction faut-il répondre pour qu’il y ait un tel travail ? Une discipline se constituant à partir de ses concepts et objets, c’est à partir de ces derniers qu’il faut considérer cette modalité de l’interdisciplinarité.

Une théorie se dote de concepts dont les objets sont les corrélats pour rendre compte de choses. Comme on l’a évoqué plus haut, la théorie substitue à l’expérience du quotidien rencontrant les choses au sein d’un monde l’expérimentation réglée constituant des objets dont l’objectivité est mesurée et assurée par ces expérimentations.

Dès lors qu’on envisage la confrontation entre disciplines, c’est donc d’objet à objet, d’expérimentation à expérimentation. Autrement dit, cette interdisciplinarité fait l’économie du monde et l’impasse sur les fondements. Elle discute plutôt en quoi les conditions de l’expérimentation réglée d’une discipline peuvent se décliner dans une autre. Par conséquent, le dialogue s’établit nécessairement entre disciplines proches. Cette proximité fait parfois sourire quand on apprend par exemple que des anglicistes abordent l’interdisciplinarité avec des américanistes à propos des études anglaises. Vu de l’extérieur, il semble qu’il s’agit d’un unique travail disciplinaire. Pourtant, la différence des aires culturelles, historiques, linguistiques implique une véritable négociation entre les concepts des uns et des autres.

Cette interdisciplinarité est donc particulièrement exigeante sans être spectaculaire. Elle confronte deux disciplines dans leur régime normal en leur demandant d’examiner les conditions par lesquelles elles peuvent envisager les apports d’une autre. Les difficultés rencontrées peuvent conduire à une médiation au-delà des théories normales, par un retour à la chose envisagée ou par la reconsidérations des concepts fondamentaux mobilisés.

Dans cette catégorie on pourra trouver l’interdisciplinarité construite par Herbert Simon (1957, 1969), protagoniste éminent de l’intelligence artificielle et prix Nobel d’économie, qui, par son concept de rationalité limitée, introduit une manière de conduire l’exploration algorithmique et d’envisager la rationalité des agents économiques.

Quelques figures de l’interdisciplinarité

On a pu évoquer quelques exemples illustrant les différentes figures de l’interdisciplinarité. Pour conclure, nous aimerions évoquer des figures illustrant la difficulté de négocier et réussir l’interdisciplinarité dans les différentes modalités présentées dans cet article.

Comme nous l’avons plusieurs fois suggéré, la cybernétique est l’exemple réussi d’une convergence entre plusieurs disciplines pour en élaborer une nouvelle, à l’intersection de leurs champs respectifs. En effet, la cybernétique (Dupuy, 1994) est née des conférences Macy (du nom de mécène ayant permis la tenue de ces conférences, la Fondation Josiah Macy Jr) qui rassemblaient un aréopage de scientifiques éminents issus de disciplines fort diverses : les mathématiques appliquées, la biologie, la neurophysiologie, la sociologie, la psychanalyse, etc. Le thème était de comprendre la causalité circulaire dans les systèmes vivants et artificiels. La première s’est tenue en mai 1942 à New-York sur l'inhibition dans le système nerveux, sous les auspices d'une fondation médicale philanthropique. S'y trouvaient Arturo Rosenblueth, Warren McCulloch, Frank Fremont-Smith (directeur médical), Lawrence Frank (philosophe social et administrateur de la fondation), Lawrence Kubie (psychanalyste), Gregory Bateson et Margaret Mead (anthropologues).

En 1945, se tient la rencontre à Princeton (Von Neumann travaillait à l'IAS) entre Wiener, Von Neumann, Pitts, Goldstine (projet ENIAC). Wiener conclut que l'engineering et la neurologie ne font qu'un, et qu'il devait être soutenu par un programme de recherche permanent. Wiener voulait que le M.I.T. soit le centre de ce programme. Le refus de Von Neumann de bouger de Princeton anéantit ce projet : seules les conférences MACY purent constituer le centre géographique et culturel de la future cybernétique.

En 1945-46, la fondation MACY charge McCulloch d'organiser un cycle de conférences, tous les 6 mois, réunissant un groupe de 20 chercheurs au plus, membres officiels du groupe, avec 5 invités au plus. Le ton se doit d'être informel. Les différentes conférences se tiennent effectivement dans les années suivantes :

  • mars 1946 : première conférence : Feedbacks Mechanisms and Circular Causal Systems in Biological and Social Systems.

  • Automne 1946 : deux conférences MACY, l'une organisée par Bateson en marge du cycle McCulloch pour faire dialoguer sciences sociales et Wiener et Von Neumann, l'autre par McCulloch sur les Teleogical Systems. Un premier exposé de Wiener fixe la terminologie.

  • 1947 : troisième conférence MACY. Wiener forge le nom de « Cybernétique ».

  • 1948 : deux dernières conférences du premier cycle, intitulées Circular Causal and Feedback Mechanisms in Biological and Social Systems. Eut lieu également le Hixon Symposium où les cybernéticiens sont exposés à la critique des biologistes, en particulier Paul Weiss (embryogénèse).

  • 1949 : Heinz von Foerster, physicien, débarque d'Autriche. Invité à la 6e conférence, première du second cycle, secrétaire des conférences pour améliorer son anglais (!), il fait adopter le titre de Cybernetics pour les conférences, qui gardent comme sous titre Circular Causal and Feedback Mechanisms in Biological and Social Systems.

  • 1949-1953 : cinq dernières conférences MACY, les seules dont les actes sont publiées. Dès 1951 (la huitième), Wiener et Von Neumann ne sont plus là. En 1952, McCulloch rejoint Pitts au M.I.T. Mais Wiener rompt alors avec le groupe.

C'est la fin de la première Cybernétique. Mais pas du mouvement qui, outre une seconde cybernétique, allait connaître un succès non démenti depuis lors en permettant la création de disciplines nouvelles comme l’automatique et de courants à la vie longue comme l’intelligence artificielle. L’idée d’avoir une théorie du contrôle des systèmes pouvant s’appliquer tant aux systèmes biologiques qu’aux systèmes artificiels (Segal, 2004) a permis de constituer un champ disciplinaire nouveau, autonome avec ses propres arcanes scientifiques (journaux, revues, congrès, recrutements) et pédagogiques (formations, cursus professionnels, etc.). La cybernétique est une réussite à la fois de la transdisciplinarité, en convoquant à nouveau les concepts fondamentaux (rétroaction, clôture opérationnelle, téléologie, etc.) de la compréhension des systèmes, et de la pluridisciplinarité en partageant l’étude de choses communes offrant le terrain à la nécessaire confrontation entre les concepts.

D’autres tentatives n’ont pas pu aboutir à de telles dynamiques. Par exemple, la science des systèmes n’a pas réussi à se constituer comme une discipline autonome. Elle reste un type d’approche, de questionnement et une posture épistémologique. Mais elle s’inscrit dans les médiations par les idées et par les choses, donnant lieu à des recherches entre les disciplines, mais qui doivent pour perdurer être reprises et assumées par les disciplines, dans l’entre-discipline que nous avons décrite.

Conclusion

L’interdisciplinarité est donc une dynamique entre disciplines qui connaît trois figures fondamentales. Tout d’abord, la pluridisciplinarité où les disciplines se rencontre en partageant les choses d’un monde commun, d’expériences communes qui se distribuent en expérimentations disciplinaires diverses. Ensuite, la transdisciplinarité, qui consiste à convoquer les concepts fondamentaux dont chaque discipline donne une déclinaison particulière mais qui possède un air de famille. Enfin, l’entre-discipline, qui correspond à l’intégration dans un régime normal des approches d’une autre discipline, en traduisant les objets et expérimentations des unes dans les autres.

A travers ces trois déclinaisons, on constate que ce sont trois figures somme toute assez banales du travail scientifique. L’interdisciplinarité est donc une pratique disciplinaire habituelle qu’on doit rencontrer dans toute discipline réellement au travail, qui explore ses horizons épistémologiques (médiation par les idées), ses confrontations au monde des choses (médiation par la chose) et se mesure aux approches des disciplines partageant un corps théorique commun (médiation par la théorie).

L’interdisciplinarité est donc le signe d’une discipline en bonne santé, qui accepte à la fois le risque qu’elle présente mais en accueille l’opportunité et intègre ses résultats. Il ne s’agit donc pas d’opposer une posture dite classique, souvent dans un sens péjoratif, correspondant au travail disciplinaire, à une prétendue modernité pensée sous le signe de l’interdisciplinarité, la science ne faisant réellement que dans les marges. Car cette figure d’Épinal ignore que l’interdisciplinarité peut travailler au cœur même d’une discipline, dès l’instant qu’elle inspecte ses fondamentaux et envisage ses horizons. La rencontre avec les autres est souvent la marque d’une rencontre réussie avec soi-même, l’épistémologie n’étant pas si différente ici de la sagesse séculaire.

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