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La mémoire, le moteur et le petit lapin… Bande dessinée, régime de matérialité papier (RMP) et régime de matérialité numérique (RMN)

Plan de l'article

 

Auteur

François Perea

ROBERT Pascal

Professeur des universités en Sciences de l'Information et de la Communication  
ELICO UR4147
                       
ENSSIB
17/21 boulevard du 11 novembre 1918
69 623 Villeurbanne Cedex
France
 
 

 

Citer l'article

Robert, P. (2024). La mémoire, le moteur et le petit lapin… Bande dessinée, régime de matérialité papier (RMP) et régime de matérialité numérique (RMN). Revue Intelligibilité du numérique, 6|2024. [En ligne]

 

 

Résumé : On s’est volontiers penché sur la manière dont le numérique interpelle la bande dessinée, mais il semble beaucoup moins légitime, a priori, de se demander en quoi la bande dessinée pourrait, elle aussi, et de manière tout à fait pertinente, questionner le numérique. Il convient donc de s’interroger sur leur rencontre et leurs échanges. C’est ce que propose cet article dans une approche de sémiotique de la matérialité. L’exercice est essentiellement typologique. En effet, nous revenons tout d’abord sur une présentation globale de ce que l’on peut appeler les deux régimes de matérialité du papier (RMP) et du numérique (RMN) (1), puis nous envisageons la déclinaison plus précise de leurs caractéristiques respectives appliquées à la bande dessinée autour de deux typologies (2 et 3). Les notions de moteur et de mémoire nous guident ensuite dans les deux points consacrés au RMP et au RMN (2 et 4). Nous proposons enfin une comparaison entre les deux figures symptomatiques de l’album et du Turbomédia (5). La conclusion dessine tout d’abord une synthèse puis ouvre sur la proposition d’une nouvelle écologie des images.

Mots-clés : bande dessinée, régime de matérialité du papier, régime de matérialité du numérique, typologie, mémoire, moteur, écologie des images.

 

Title : Memory, the engine and the little rabbit… Comic strip, paper materiality regime (RMP) and digital materiality regime (RMN)

Abstract : We have readily examined the way in which digital technology challenges comics, but it seems much less legitimate, a priori, to ask ourselves how comics could also, and in an entirely relevant way, question digital technology. It is therefore appropriate to examine their encounter and their exchanges. This is what this article proposes through an approach in favours of semiotics of materiality. The exercise is essentially typological. First of all, we come back to a global presentation of what we can call the regime of paper materiality (RMP) and the regime of digital materiality (RDM) (1), then we consider the more precise declension of their respective characteristics applied to comics around two typologies (2 and 3). The notions of engine and memory then guide us in the two points devoted to RMP and RDM (2 and 4). Finally, we propose a comparison between the two symptomatic figures of the album and the Turbomedia (5). The conclusion first of all draws a synthesis and then opens on the proposal of a new ecology of images.

Keywords : comics, regime of paper materiality, regime of digital materiality, typologie, memory, engine, ecology of image.

 

Introduction

On s’est volontiers intéressé à la manière dont le numérique interpelle la bande dessinée (Robert 2016 ; Baudry 2018), mais il semble beaucoup moins légitime, a priori, de se demander en quoi la bande dessinée pourrait, elle aussi, et de manière somme toute tout à fait pertinente, questionner le numérique. Après tout, la bande dessinée est désormais une vieille technique, de bientôt deux siècles[1], de mise en scène singulière d’histoires en images, qui a su, nous allons rapidement y revenir, utiliser différents supports imprimés pour se développer en proposant tout un jeu de cadres variés pour mieux dérouler ses récits. Le numérique, qui lui-même possède une épaisseur historique de plus d’un demi-siècle si l’on en fait remonter les prémisses aux années 1960 (Cf. Robert 2010 ; 2021), ouvre un univers à la fois nouveau, mais également plus en continuité que l’on ne le croit avec celui du papier. Leur rencontre, déséquilibrée a priori étant donnée la puissance économique, sociale et politique actuelle du numérique, doit justement faire l’objet de la réintroduction d’une logique symétrique sur le plan intellectuel si l’on veut qu’elle soit heuristique. C’est ce que propose cet article dans une approche de sémiotique de la matérialité (Robert 2018). L’exercice est essentiellement typologique. En effet, nous allons d’abord revenir sur une présentation globale de ce que l’on peut appeler les deux régimes de matérialité du papier (RMP) et du numérique (RMN) en relation à la bande dessinée (1), puis nous envisagerons la déclinaison plus précise de leurs caractéristiques respectives appliquées à la bande dessinée autour de deux typologies (2 et 3). Les notions de moteur et de mémoire nous guideront dans les deux points consacrés respectivement au RMP et au RMN (2 et 4). Nous proposerons alors une comparaison entre les deux figures symptomatiques de l’album et du Turbomédia (5). La conclusion dessinera une synthèse, puis ouvrira sur la proposition d’une nouvelle écologie des images.

Bande dessinée, régime de matérialité papier (RMP) et régime de matérialité numérique (RMN)

Depuis sa double invention au XIXe siècle, européenne avec le suisse Rodolphe Töpffer dans la première moitié du XIXes, ou américaine avec Richard F. Outcault (voire Rudolph Dirks), en fin du XIX°s, la bande dessinée est associée au papier. On peut, certes, en faire une archéologie qui la relie à des logiques extérieures à cet univers du papier (à l’instar du monde forain (Smolderen 2009)), mais que ce soit avec le support livresque, qui invente un format singulier dès les travaux de Töpffer, ou avec la presse, à la suite de l’explosion de la caricature (Baridon et Guédron 2015), la bande dessinée s’invente sur fond de ce que l’on peut appeler le régime de matérialité du papier (RMP). Toutefois, le développement du numérique depuis trois décennies — dans la lignée du déploiement de l’informatisation de la société, sur support indépendant (type CD Rom (Stucky 2023)) ou sur support réseautique (Baudry 2018 ; Robert 2016) avec l’expansion du Web, sur ordinateur, tablette ou smartphone — induit une ligne de pente qui vise à juxtaposer au RMP un nouveau régime de matérialité, celui du numérique (RMN).

On peut, en effet, parler de régime de matérialité pour le numérique, car j’ai montré dès 2004, dans « Critique de la dématérialisation » (Robert 2004), que le numérique ne relevait absolument pas d’une supposée logique de la dématérialisation, mais bien d’un nouveau support matériel, complexe, qui réarticule dans une machine-système les trois lieux confondus en RMP : celui de la saisie, celui de la mémorisation et celui de l’affichage. Le papier assume les trois à la fois et c’est l’une de ses puissantes qualités, car écrire c’est inscrire et tout en même temps mémoriser et afficher. Le RMN, quant à lui, exige un système complexe qui articule les trois espaces différenciés de la saisie (clavier et souris ou pad), de la mémorisation (mémoire de la machine) et de l’affichage (l’écran) (Robert 2010). Ce système local est lui-même prolongé par une vaste machinerie de réseaux, de serveurs, de fermes de serveurs, de câbles intercontinentaux et de satellites dont les investissements colossaux qu’ils requièrent montrent à quel point nous ne sommes véritablement pas dans un monde de la dématérialisation (Robert 2021).

Bref, il sera question ici d’un RMN et de sa logique de virtualisation[2] et non de dématérialisation. Ce RMN possède ses qualités propres. Les caractéristiques du RMP et du RMN peuvent se superposer en partie, mais il subsiste des spécificités, tant pour l’un que pour l’autre. C’est pourquoi substituer le RMN au RMP serait perdre, inévitablement, les singularités du RMP. S’empêcher d’explorer le RMN serait également se priver de ses qualités propres. Cela dit, le RMN est doté de propriétés qui lui permettent de simuler n’importe quel autre outil du penser/classer/représenter, ce que l’on appelle depuis Jack Goody notamment, les technologies intellectuelles ou de l’intellect (Goody 1979 ; Robert 2010). C’est pourquoi le RMN peut, en effet, simuler le RMP, ce qui n’est pas, cependant, tout à fait la même chose que d’éprouver l’expérience du papier : feuilleter les pages d’un livre et « feuilleter » dans une simulation numérique de la tourne-de-page, ce n’est pas la même chose.

On oublie néanmoins que l’inverse est vrai et que le papier peut également simuler le numérique, et ce, dès ses origines puisque la machine de Turing, qui est à la base de l’informatique théorique, est d’abord une machine de papier[3]. Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier non plus que la micro-informatique, telle qu’elle émerge au Palo Alto Research Center (PARK) de Xerox dans les années 1970 (à la suite des travaux de D. Engelbart des années 1960 à l’Augmentation Research Center (ARC) (Robert 2011 ; 2013)), conçoit ses interfaces sur le mode de la desktop metaphor d’Alan Kay (Robert 2010, p315), qui les relie pleinement à l’univers de la documentation dès lors qu’on y raisonne en termes de documents, de fichiers et de dossiers.

Le RMN est, de fait, par sa capacité simulatrice[4], un outil extrêmement puissant, qu’il faut peut-être apprendre à maitriser, donc à brider, autant que de penser à l’explorer. Les deux logiques (exploration/maitrise) sont à la fois contradictoires ou paradoxales et indispensables. La bande dessinée, qui est née du papier, nous l’avons dit, ne peut manquer d’être interrogée et peut être même quelque peu bousculée par le RMN. On se demande toutefois beaucoup moins souvent si la bande dessinée peut, elle aussi, à son tour, questionner le RMN. Or, je pense que la bande dessinée est, justement, un lieu singulièrement pertinent d’interrogation du numérique, car elle en fournit un point de vue et un usage pratique, qui le teste en quelque sorte.

Le RMP a ainsi exigé de la bande dessinée, qui était en train de s’inventer sur des supports imprimés, de trouver des solutions graphiques à une série de six paradoxes :

  • convertir et transposer le temps du récit en espaces (cases et planches) ; assurer la continuité narrative au sein d’un dispositif discontinu;
  • exprimer le mouvement dans un régime d’images fixes;
  • élaborer des dispositifs formels et idéographiques de transcription du son (paroles/bruits/musique) sur un support fondamentalement muet;
  • traduire les émotions et le mouvement, qui sont invisibles en tant que tels, par un dispositif visuel;
  • construire et explorer tout à la fois un espace en trois dimensions projeté sur un espace en deux dimensions[5].

Plutôt que de proposer une définition unique de la bande dessinée, à la manière d’un dictionnaire, la meilleure manière de l’approcher c’est, justement, de la considérer comme une machine graphique qui permet, en s’appuyant sur les propriétés du RMP, de trouver des solutions graphiques à ces paradoxes.

Un tel constat conduit donc à se poser la question de la manière dont le RMN remet a priori en cause les solutions graphiques de ces paradoxes développées dans le contexte du RMP, car nous allons voir que les dispositifs numériques offrent des moyens d’expression a priori inaccessibles aux supports imprimés. Mais si le RMN semble en mesure de résoudre ces paradoxes en s’appuyant sur ses moyens propres, cela signifierait qu’il dissoudrait en quelque sorte le dispositif de la bande dessinée tel qu’il s’est développé en lien avec les contraintes du papier. D’où une deuxième question : existe-t-il une forme/un format numérique qui permette néanmoins de proposer une solution qui, de fait, limite le potentiel du RMN afin de conserver un dispositif graphique qui apparaisse identifiable comme dérivant de la bande dessinée imprimée ? Une formule maitrisée, qui soit aussi le lieu d’une maitrise du numérique (ce qui serait en soi intéressant, face aux défis culturels liés à la déferlante numérique) ? Il nous semble que le Turbomédia est/était l’une de ces solutions possibles. Si cette forme a été remise en question par l’obsolescence, voire la fin des technologies flash/adobe flashplayer, cela n’infirme en rien le raisonnement sous-jacent, qui, lui est indépendant de son équipement technique. Nous reviendrons au point 5 sur une comparaison plus précise entre le RMP de l’album et le RMN du Turbomédia.

Le régime de matérialité papier (RMP)

Le RMP de la bande dessinée ne doit pas être assimilé au seul album, quand bien même nous reviendrons de manière privilégiée sur ce support. En effet, la bande dessinée imprimée se décline en plusieurs types de supports imprimés qui s’articulent autour d’une dichotomie entre, d’une part, la logique de la presse (RMP-P) et, d’autre part, la logique du livre (RMP-L), avec parfois des configurations intermédiaires ou hybrides (à l’instar du comic book). Sans refaire l’histoire éditoriale de la bande dessinée (Lesage 2018 ; Robert 2018 : chapitre 6), on considère que la naissance de la bande dessinée européenne, avec le suisse Rodolphe Töpffer (qui est surtout actif dans le domaine entre 1827 et 1845), s’inscrit dans le RMP-L, alors que la naissance américaine, avec R. Outcault, relève du RMP-P. Petits albums d’un côté, presse généraliste de l’autre, la bande dessinée prend son essor dans des contextes très différents des deux côtés de l’Atlantique. Cette pluralité des origines va donner lieu, dans les décennies qui suivent, à une série de croisement. Par exemple, bien qu’issue du livre, l’évolution de la bande dessinée française jusqu’à la première moitié du XXe siècle sera essentiellement liée au développement d’une presse enfantine spécialisée, que l’on appelle alors des illustrés. À l’inverse, l’évolution de la bande dessinée américaine va se traduire par l’invention d’une nouvelle formule, un peu hybride : les comic books, de petits livres (fascicules) spécialisés, distribués dans les kiosques et non les librairies, et qui s’inscrivent dans une logique sérielle. Le développement de la bande dessinée franco-belge après la Seconde Guerre mondiale peut se résumer par la montée en puissance de l’album-livre sur fond de revues-presse (et de petits formats divers) qui en ont créé le socle, aussi bien de lecteurs que d’auteurs et même d’éditeurs. À partir des années 1980, la bande dessinée américaine s’est également orientée vers la publication de graphic novels  et d’intégrales, adoptant un format pleinement livresque sans éliminer pour autant le format du comic book (Gabillet 2004 ; 2023). Autrement dit, l’histoire de la bande dessinée est bien celle de ses processus d’éditorialisation-publication, de ses supports imprimés jusqu’aux supports numériques inclus. L’album, en Europe et principalement dans le domaine francophone (qui sert en quelque sorte de modèle), s’est imposé depuis un peu plus de vingt ans comme le principal vecteur et moteur du développement de la bande dessinée. Les bandes dessinées américaines publiées en France se plient largement à son format. Il reste ainsi la référence vis-à-vis de laquelle même le manga en France se positionne, perdant sa dimension périodique au bénéfice d’une dimension plus livresque. C’est pourquoi nous allons ici le saisir comme le parangon du support sous RMP (RMP-L/A ou RMP (album)).

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Figure 1. Le régime de matérialité papier (RMP) de la bande dessinée © Pascal Robert 2024

Les deux rectangles en vert (qui marient le bleu et le jaune) correspondent aux logiques hybrides qui peuvent croiser celles du livre et de la presse, à l’instar du comic book, qui relève à la fois du livre dans son format et son aspect, mais de la presse pour sa distribution ou les petits formats d’aventure des années 60-70 en Europe, qui ressemblent également à des livres, sans rédactionnel magazine (cependant, souvent avec des jeux), mais qui sont distribués dans les bureaux de tabac/presse. Cela dit, les moyens formats de la bande dessinée franco-belge, tels que ceux de la collection 16/22 des années 70/80 ou ceux de certains romans graphiques, relèvent quant à eux, pleinement du livre. Le comics book, sous la forme d’intégrales notamment, participe du livre et se rapproche même souvent, en France, de l’album.

L’album-livre peut être considéré comme un objet-mémoire, c’est-à-dire comme un objet qui fait mémoire, comme tout livre, mais avec, en plus, la dimension imagière. Car, ne l’oublions pas le livre (codex) est un objet singulier en ce qu’il implique, au sens étymologique du terme[6], le repli de ses plis (les feuilles imprimées comme résultat d’un pliage) dans ce qui devient un volume. Le livre est une technique de pliage et donc d’implication : ces feuilles et pages qui pourraient être étalées sur une grande surface sont réagencées par superposition et tiennent dès lors dans la superficie d’une seule d’entre elles (Cf. Robert 2010, chapitre 7, pp195-196). C’est un objet qui permet ainsi de contenir une information considérable liée à cette stratégie technique de l’empilement (qui est différente de celle de la juxtaposition linéaire du rouleau par exemple). Les feuilles se cachent les unes les autres, mais partiellement seulement. Car elles sont reliées par l’un de leur côté, ce qui libère (auparavant après découpage, comme découverte progressive de ce qui est impliqué et caché) les trois autres et permet le feuilletage, donc un déplacement rapide et efficace, d’autant plus que les folios sont souvent numérotés. L’opération d’accessibilité et de repérage cognitif du feuilletage est facilitée par les images qui accrochent plus facilement le regard que les mots. Si le livre est ainsi, par empilement, par implication, un objet-mémoire où l’on peut néanmoins circuler assez facilement grâce au feuilletage de pages numérotées, la bande dessinée l’est encore plus puisque nous mémorisons encore mieux les images. Cette mémoire est ainsi accessible de manière linéaire ou non, grâce au feuilletage, alors que le cinéma, par exemple, relève quant à lui de la seule linéarité, ce qui signifie qu’il ne peut assumer, de fait, la simultanéité, sauf à jouer sur le montage alterné qui produit un effet similaire, mais dans une version appauvrie. Or, cette disponibilité du passé offerte par le livre-album, en tant qu’objet-mémoire, est exacerbée dans le cas de la planche (qui se présente comme un ensemble de bandes et de cases) et de la case elle-même (qui se présente comme un ensemble de personnages, de décors, de discours et d'actions).

Cette aptitude de la planche à assumer une simultanéité des informations disponibles – relative, certes, mais bien réelle néanmoins – est essentielle, car elle manifeste l’une des qualités profondes de la bande dessinée en RMP. Cette mémoire articule, de fait, des éléments hétérogènes : ce que l’on a appelé à la suite de Henri Van Lier un multicadre, les planches, bandes et cases, les bulles, ainsi que les dessins de personnages, d’objets et/ou de décors[7]. Cette mémoire correspond à un figement de ses éléments graphiques constitutifs qui sont co-présents au sein de l’unité de la planche[8]. Autrement dit, au sein de l’objet-mémoire que constitue l’album, la planche constitue une véritable mémoire-tampon, une mémoire sémiotique non détachable de son support (lié à sa surface et à sa « passivité » (il n’y a pas de moteur comme au cinéma ou avec le numérique)) ; une mémoire qui contient un ensemble virtuel de trajectoires de lectures.

Cette mémoire sémiotique (sur support papier donc) participe à la gestion des six paradoxes en offrant un espace d’expression aux diverses solutions graphiques. En effet, si l’on prend l’exemple des signes idéographiques qui indiquent la colère dans une bulle de pensée, aussi bien la bulle elle-même que les signes qu’elle contient rendent visibles deux « invisibles » dans le monde réel[9]. Ce qui est ainsi mis en visibilité tient dans le temps, reste visible, ne s’efface pas dans un geste éphémère parce que la case, qui appartient souvent à une bande et toujours à une planche[10], participe de cet espace de stockage que constitue la planche. Le lecteur peut reprendre l’album le lendemain il retrouvera la même planche avec la même bande et la même case[11]. Deuxième exemple : le mouvement, qui, en bande dessinée est transcrit par un dessin fixe sur un support non-mobile est justement porté par la planche qui assure, à travers la succession des bandes et des cases, la continuité du déploiement du mouvement entre cases. La solution graphique de la pose prise par le corps du personnage pour indiquer sa course est enregistrée par la planche et le déroulé de sa course d’un espace à l’autre est également à la fois découpée et enregistrée (et donc récapitulée) par la planche à travers ses différentes cases et bandes.

La planche est ainsi une mémoire tampon (Robert 2018 : 68, 45) dans une cristallisation temporelle où les éléments apparaissent simultanément, saisis tous ensemble. C’est donc le lecteur qui réintroduit une logique de flux temporel dans sa lecture. Autrement dit, en RMP, la planche fige le temps, dans une mémoire que le lecteur dénoue par sa lecture. Ce qui offre à la fois un espace global, celui de la planche, et local, celui de la case ou de la bande, et la possibilité au lecteur de s’en saisir à sa guise : en suivant l’ordre induit par l’organisation séquentielle, en butinant dans la page, en la relisant, etc.

S’il n’y a pas de moteur au sens technique, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de moteur du tout. Simplement le moteur, c’est le lecteur[12]. Les trajectoires possibles qu’une planche ou un album offrent à la lecture sont, précisément, actualisées différemment par tel ou tel lecteur, qui les relie parfois à des parcours antérieurs ou parallèles. Plus précisément, la planche possède en soi sa propre logique narrative, qui oriente la lecture à travers son découpage, ses dessins, ses sons et ses dialogues. Mais c’est le lecteur qui va actualiser ce récit, lui donner vie, et il peut tout aussi bien jouer avec la planche : jeter un œil vers le bas, en prendre une connaissance globale en un clin d’œil, revenir en arrière, se focaliser sur une case, avant, après ou pendant cette lecture, etc. La planche comme mémoire-tampon lui offre un espace dans lequel il peut se déplacer à son gré. Le moteur, c’est bien le lecteur, en ce sens que c’est lui qui réinjecte du mouvement dans cette mémoire, c’est lui qui lui restitue une dynamique engourdie en quelque sorte. Néanmoins, le figement de la planche offre une forme de virtualité, qui est celle-là même des parcours de lectures possibles : du sage suivi de l’ordonnancement des cases à la lecture débridée, qui peut se focaliser longuement sur une case avant même d’avoir parcouru en zigzag la planche, ou qui saute aléatoirement d’une case l’autre, guidé par l’intérêt porté à un personnage, à un motif récurrent, etc. Ce virtuel, qui est bien offert par la planche, s’actualise à travers les propositions de lectures du lecteur.

Le régime de matérialité numérique (RMN)

La bande dessinée en RMN, pas plus que la bande dessinée en RMP, ne constitue un bloc homogène. Certes, il en va d’un socle numérique commun, mais les formules des supports d’éditorialisation sont multiples. En effet, avant l’essor d’internet, on a vu l’émergence, éphémère il est vrai, d’une bande dessinée numérique sur support CD-ROM (Stucky 2023). Si celle-ci fut un échec commercial, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue un moment qui, à défaut d’avoir été socialement marquant, est important sur le plan de l’histoire des supports numériques (Baudry 2018). Aujourd’hui, les développements les plus récents des formes numériques de la bande dessinée se retrouvent sur les réseaux sociaux (Instagram) ou des plateformes spécialisées (Webtoons). Depuis une petite vingtaine d’années les formes numériques de la bande dessinée ont émergé sur ordinateurs, tablettes et smartphone sous quatre formules (auquel on peut donc ajouter le CD ROM sur ordinateur, qui précède le monde numérique actuel (terminaux + réseaux), et que j’indique ici pour mémoire (RMN-CDROM)) :

  • un dispositif homothétique (qui hérite de la planche), le RMN-HO ;
  • un dispositif à défilement (Scrolling) vertical ou horizontal (qui valorise la bande), continu ou discontinu (le RMN-DF/C ou D) ;
  • un dispositif qui repose sur le diaporama (RMN-DP), bande à bande (RMN-DP/BB) ou de type Turbomédia (qui privilégie écrans et cases), le RMN-DP/TM ;
  • et, enfin, désormais une montée en puissance des dispositifs sur smartphones avec un RMN-SMP Webtoons (RMN-SMP/WT) ou réseaux socionumériques (RMN-SMP/RXSN) (qui met en avant écrans et cases))[13].

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Figure 2 : Le régime de matérialité du numérique (RMN) de la bande dessinée[14] © Pascal Robert 2024 

Nous reprenons la notion de dispositif, désormais classique en info-com, qui permet de réarticuler la technique et le sémiotique (ainsi que le sociologique, dimension que nous ne convoquerons pas véritablement ici) ; notons que les dispositifs sur smartphones, si leur support les différencie, sont aussi des diaporamas ; les différentes couleurs n’ont d’autre vocation que de distinguer les différents cas.
(*Avec Web = terminal = soit tablette, soit ordinateur)

La première modalité/forme de bande dessinée en matérialité numérique, le modèle homothétique, est, en France, particulièrement porté par Izneo. Dans ce cas, on distribue des planches homothétiques, c’est-à-dire exactement conformes à la planche publiée sous RMP-L/A (album). Les fonctionnalités numériques mobilisées restent en nombre limité et peu spectaculaires (à l’instar de l’effet de zoom[15]). L’offre relève d’une production de professionnels, aussi bien du côté des éditeurs que du côté des auteurs. Les scrollings renvoient aux propositions de formes numériques de bandes dessinées hébergées notamment par des blogs : on monte ou on descend, on glisse vers la gauche ou vers la droite dans une logique « d’ascenseurs » verticaux ou horizontaux. On conserve souvent la page traditionnelle du RMP, car le plus souvent, le dessin est encore fait à la main et la planche/case, dessinée pour s’insérer dans l’écran, est simplement numérisée. Sur cette même base, au-delà du bande à bande, des expérimentations plus poussées ont été élaborées, notamment dans la défunte revue Professeur Cyclope (Paolucci 2016), où l’on rencontre dans certaines œuvres un peu plus de fonctionnalités propres au numérique. Enfin, Yves Bigerel (Balak) a introduit le Turbomédia qui, nous allons y revenir plus en détail plus bas, semble utiliser de manière assez équilibrée les fonctionnalités singulières du numérique tout en continuant à produire de la bande dessinée, sans passer donc à une pseudo-animation[16].

Or, le Turbomédia dépendait de la technologie flash d’Adobe, qui est désormais obsolète, ce qui pose la question de la survie de cette formule. Quoi qu’il en soit, dans une perspective qui correspond à une montée en généralité, c’est le concept même de la solution, sous-jacent à son équipement technique, qui nous importe. En même temps, dans une perspective correspondant à une descente en spécificité, la fragilité de la solution que constitue le Turbomédia illustre la dépendance de toute production numérique envers le support technologique. Toute réflexion un tant soit peu pertinente sur le Numérique doit prendre en compte la nécessité de la montée en Généralité afin de compenser la descente en Spécificité.

Si nous avons prêté attention à ce que nous avons appelé les fonctionnalités du numérique, c’est que le RMN offre, en effet, un ensemble de qualités qui ne sont pas forcément celles du RMP. Or, ce qui caractérise la forme et les modalités d’expression de ces qualités c’est que le numérique est ce que j’appelle un MOTIF, un moteur d’inférence et de gestion de formes[17]. En effet, avec le numérique, le moteur correspond précisément au MOTIF, que ce soit pour la bande dessinée ou tout autre production culturelle en RMN. Nous allons donc revenir sur ce MOTIF et ses propriétés singulières et sur la manière dont elles sont mises en œuvre dans le cas des différentes déclinaisons du RMN de la bande dessinée.

RMN : le moteur et la mémoire

En RMN le moteur n’est plus seulement le lecteur, il se situe en amont du lecteur, dans la programmation d’un cheminement au déroulé temporel. Ce dernier va, certes, être activé par le lecteur, qui, donc, continue à jouer un rôle. Mais le résultat de son activation dépend de quelque chose qui a été pensé, conçu et réalisé en amont. Face à ce potentiel programmé, le lecteur ne fait qu’actualiser certaines occurrences. Par ailleurs, le support numérique n’offre plus une mémoire définie par la simultanéité (relative) de son accessibilité (notamment telle qu’elle peut apparaître à l’échelle d’une planche en RMP) mais une mémoire conçue comme un déroulable potentiel (à l’instar du cinéma), qui devient un déroulé contrôlé (sans options conditionnelles) de l’histoire. Il en va d’une réduction de la mémoire sémiotique à la case ou à un ensemble réduit de quelques cases ou, au plus, à une bande[18]. Bref, le RMN possède un ensemble de propriétés singulières parce que le moteur principal est bien constitué par le MOTIF. Nous allons donc revenir brièvement sur ce dernier, en nous situant au-delà de la bande dessinée (mais sans l’exclure pour autant), puis en abordant son application aux formes numériques de la bande dessinée.

Le MOTIF ou « moteur d’inférence et de gestion de formes » caractérise le numérique dans son ensemble[19]. Il repose sur une mémoire machinique propre, en amont de l’écran. Par son déroulé, il engendre des supports sémiotiques formels qui donnent lieu à des mémoires sémiotiques révisables (que l’on peut figer, par exemple à l’aide d’un PDF) : autrement dit, des structures d’accueil et d’opérationnalité sémiotiques, des architextes au sens de Jeanneret et Souchier (2002 ; 2005), qui elles/eux-mêmes donnent lieu, soit à un tableau de données dans Microsoft Excel (ou tout autre base de données), soit un texte dans un traitement de texte, soit encore une image dans un logiciel spécialisé, etc. Dans le cas du RMN de la bande dessinée l’architexte peut être, à suivre la typologie, un dispositif de défilement (à l’instar d’un blog), un dispositif en diaporama (un Turbomédia peut être), ou un dispositif de smartphone (type Instagram[20]) sur lequel peut tourner telle ou telle œuvre.

Le MOTIF fonctionne par logique programmatique et peut sur cette base simuler toutes les formes médiatiques préexistantes, textes, images (fixes/mobiles), sons, etc. En ce sens, et quel que soit le dispositif retenu (et décliné dans notre typologie) il est donc en mesure de résoudre tous les paradoxes de la bande dessinée en RMP :

  • retravailler le rapport cases/bandes/planches, en insistant comme pour les dispositifs à défilement sur les bandes ou avec le Turbomédia en valorisant la case ou un ensemble restreint de cases ;
  • réintégrer le mouvement en tant que tel et non sous la forme d’une illusion du mouvement par le biais d’une idéographie, si ce n’est avec les dispositifs à défilement, souvent statiques, au moins avec les dispositifs diaporama ;
  • installer véritablement du son, sans passer, là aussi, par une solution idéographique, notamment avec les diaporama et les dispositifs sur smartphones ;
  • mettre en scène l’émotion et le mouvement en les exprimant par une animation, toujours sans le truchement d’une idéographie, ce qui est plus le fait des diaporamas que des dispositifs à défilement ;
  • explorer un espace en trois dimensions projeté sur un espace qui peut simuler N dimensions, qui correspondent aux différentes facettes d’un objet.

Autrement dit, avec le RMN le lecteur n’est plus le seul moteur : la machine s’offre comme le moteur principal, quand bien même il reste activé par le lecteur. Mais rien n’empêche d’envisager une automatisation du déroulement du récit. Qui plus est, en l’état actuel des choses dans les formes grand public de la bande dessinée en RMN, le lecteur ne peut activer que deux possibilités[21] : avancer ou reculer (que ce soit à l’horizontal ou à la verticale), ce qui bride singulièrement sa capacité de déplacement telle qu’elle était autorisée par le RMP. La planche disparaît dans un format qui est à peu près l’équivalent, au plus, d’une demi-planche ou d’une bande, d’un strip, voire d’une case. La case prend une importance cruciale puisqu’elle devient l’élément, certes possiblement réarticulé en bandes, qui est le plus souvent le plus petit. A moins qu’on ne descende à une échelle inférieure, par une lecture dirigée à l’intérieur de la case elle-même, au niveau de la bulle ou d’un élément du dessin lui-même. Autrement dit, alors que le RMP-A privilégie la planche comme agencement de cases, le RMN-DF privilégie la bande comme espace du déroulement justement, horizontal ou vertical ; les dispositifs sur smartphones privilégient les cases (Instagram) ou les bandes (Webtoons) ; les diaporamas privilégient soient les bandes avec le RMN-DP/BB, soit la case avec le RMN-DP/TM, comme élément de ce qui devient au plus une demi planche, voire un agencement d’éléments à une échelle infra-cases.

Si l’on prend comme exemple le RMN-DP/TM, ces éléments peuvent devenir autonomes, se singulariser alors que dans le RMP ils sont nécessairement saisis d’abord au sein de la case, avant une prise en compte de la planche comme totalité. Comme si l’on changeait de grain ou d’échelle. Une bulle peut ainsi être présentée avant le dessin dans lequel elle s’inscrit et avant le cadre qui va la contenir (si tant est qu’il y en ait encore un). Ce qui signifie que le sens de lecture est quasiment potentiellement inversé : on ne part pas du tout (planche ou case) vers la partie, mais de la partie (case, ou dessin, ou personnage, ou élément de décor, ou bulle) vers le tout. Ce tout n’étant qu’une agrégation momentanée et en aucune manière une véritable mémoire comme peut l’être une planche. Des éléments qui renvoient à une distribution fixée par la mémoire, comme la suite des cases (qui reste déterminée dans une planche) ou les éléments dessinés à l’intérieur de la case, par exemple, peuvent faire l’objet avec le Turbomédia d’une nouvelle distribution : la première case à apparaitre peut être la quatrième d’une série, puis la deuxième, la première, etc[22].

Avec le RMP-L/A, la lecture séquentielle et l’organisation spatiale de la succession des cases dans la planche convergeaient, tandis que dans le RMN-DP/TM, l’ordre d’apparition des cases ou des éléments graphiques (EG)[23], tout en restant fixé temporellement, peut donner lieu à une distribution spatiale non séquentielle, suivant un ordre qui n’est pas maitrisée par le lecteur, lequel ne fait qu’assister à ce spectacle[24]. Autrement dit, le RMN permet de découpler la séquentialité temporelle de la séquentialité spatiale grâce au MOTIF, alors que le RMP, lui, permet, a priori, de les coupler, tout en offrant par la mémoire spatio-temporelle de la planche la possibilité au lecteur de les découpler, s’il le veut, par sa lecture[25].

C’est donc le déroulé temporel, premier, qui dépose/expose en quelque sorte les éléments graphiques. Ici, en RMN-DF, RMN-SMT et en RMN-DP la logistique de la bande ou de la case (et des EG) prend le pas (Motif oblige) sur la logique mémorielle de la planche ; planche qui disparaît en tant que telle, sauf en RMN-HO, qui n’est, rappelons-le qu’une version numérique du papier. Ce qui confirme l’idée avancée dans une approche théorique pourtant liée au RMP : la case est bien un véhicule de transport (sur les « lieux » ; seule ou en bande) (Cf. Robert 2018 : 45).

Éléments de comparaison entre le RMP-L/Album et le RMN-DP/Turbomédia[26]

il est nécessaire de placer cette note à un autre endroit...

Il nous a semblé nécessaire, même si l’exercice est limité car nous ne pouvons ici entrer dans le détail de l’analyse d’un corpus précis, de proposer une étude de cas qui porte sur la comparaison RMP-L/A et RMN DP-TM (pour simplifier dans les lignes qui suivent : RMN-TM). Ce qui correspond au choix de travailler sur un grand écart entre la prédilection pour la planche (vs) la prédilection pour la case au détriment de la prédilection pour la bande. On pourrait s’étonner de ne pas choisir ce qui marche le mieux en l’état actuel des choses, la planche avec Izneo, la bande avec le Webtoon. Or, la planche homothétique n’apporte rien en terme d’usage du MOTIF et la bande est un héritage direct du papier, qui ne permet pas de véritablement réfléchir à ce qui fait la singularité du RMN[27]. Inversement, l’Album (vs) le Turbomédia maximise la différence et la montre sans détour. Qui plus est, avec le développement des solutions pour smartphone (type Instagram) il y a fort à parier qu’à l’avenir ce sera bien la logique de la case (ou un groupe très restreint de cases) qui va l’emporter.

Alors que le RMP-L/A accumule et juxtapose les cases les unes à côté des autres, occupant l’espace et créant un espace, celui de la planche, le RMN-TM réduit considérablement cette juxtaposition, qui reste toujours temporairement affichée. En revanche, il favorise l’empilement temporel des cases et, plus généralement, des éléments graphiques (EG), ce qui signifie que ces derniers se substituent spatialement les uns aux autres : ils occupent tendanciellement ou pourraient occuper la même place, ce qui veut dire qu’ils l’occupent, mais virtuellement. Ce phénomène renvoie à une logique de mise en visibilité temporelle, qui est aussi une virtualité temporelle[28].

Pour dire les choses autrement, la virtualité en RMP-album est spatiale : la simultanéité de la planche est à la fois bien réelle, mais reste virtuelle pour nos sens qui, de fait, ne peuvent pas saisir d’un seul coup tous les détails, quand bien même est-il possible de saisir la totalité de la planche. Cette planche contient, par là même, un ensemble de dépliements possibles par des trajectoires de lecture qui en actualisent la virtualité. Avec le RMN-TM, la virtualité ne réside plus dans le tout, la mémoire de la planche qu’il convient d’explorer, mais dans la superposition temporelle des EG en un même endroit (pour prendre l’exemple le plus canonique) : ici, car il y a bien un ici, mais localement et de manière éphémère, l’espace minimal d’une case ou d’une courte série de cases ou d’EG, vont s’actualiser par le jeu du clic. Mais globalement, sur une temporalité plus longue, il en va d’EG successifs qui se remplacent les uns les autres sur le même espace (le « ici »). D’une certaine manière, on peut imaginer que l’ensemble formé par les EG dans l’espace de l’écran renvoie, en quelque sorte, à une profondeur temporelle : si l’on traduisait cette profondeur temporelle par une profondeur spatiale, on verrait apparaître l’ensemble global des images d’EG accumulées dans un même espace, véritablement sédimentées[29] et qui formeraient alors une nouvelle simultanéité dépliée. Autrement dit, en un même lieu écranique, il existe virtuellement une multiplicité d’EG. Ce qui signifie que le principe de correspondance entre une case et un lieu singulier, qui se distingue de celui occupé par les autres cases (Groensteen 1999) est battu en brèche par le MOTIF, qui en vient, lui, à recouvrir ce lieu par une multiplicité d’EG : un même emplacement (le « ici ») contient, virtuellement, un très grand nombre d’EG.

Nous allons approfondir cette comparaison autour de deux questions-tests, deux questions clés : celle des modalités de la gestion de la simultanéité, d’une part, et celle des registres de virtualité de l’autre.

En RMP-L/A (Album) le flux est toujours saisi dans/par la mémoire (support/sémiotique) alors qu’en RMN-TM la mémoire (machinique, en amont, potentielle et invisible) conduit le flux et ses modes d’apparition sémiotique. C’est pourquoi en RMP, l’effet de simultanéité est déterminé spatialement, il est fixé par la case et par le lieu qu’elle occupe au sein de la planche et de l’album, qui fonctionnent eux-mêmes en tant que mémoire(s) de moments de simultanéité relative. Le RMN-TM propose trois possibilités : soit une « simultanéité » temporelle potentielle (comme l’ensemble récapitulatif des cases superposées, à reconstruire comme expérience de pensée) ; soit une simultanéité restreinte à l’espace-écran, mais instable ; soit une absence totale de simultanéité.

En RMP-L/A (Album) c’est la lecture qui est un cheminement virtuel, actualisé par une lecture balisée ou non dans le cadre donné de la planche. En RMP le lecteur peut butiner la planche en tous sens. En RMN-TM, c’est le cheminement temporel du déroulé de l’apparition des cases et des éléments graphiques qui accumule une virtualité de cases/écrans. En RMN tout retour en arrière, seule alternative possible, ré-enroule le déroulé et le « butinage » n’est pas possible.

Le RMN (Turbomédia) permet, d’un côté, la valorisation de la case comme véhicule (flux), qui s’oppose ainsi à la planche comme mémoire en RMP-Album. Mais d’un autre côté, avec le turbomédia, c’est moins la bande dessinée qui met le turbo que le turbo qui est bridé par la BD[30], par une motorisation partielle qui reste dans l’univers des solutions graphiques héritées du RMP[31]. Autrement dit, la bande dessinée peut alors devenir un instrument de subversion du numérique lui-même, ce qui, dans une société dominée par son irrigation profonde, constitue un véritable tour de force.

Conclusion

Récapitulons, pour conclure, comment s’articulent planche (mais aussi bande et case), mémoire et moteur pour chaque dispositif en RMN et comment chaque dispositif gère les six paradoxes. Nous envisagerons ensuite, sur cette base, la proposition d’une nouvelle « écologie des images ».

Dans le cas du dispositif homothétique, c’est bien encore la planche qui domine ; l’outil numérique sert à le présenter et à l’explorer. Mais cet outil ne reconfigure pas, il s’offre seulement comme une fenêtre de mise en visibilité (partielle). Certes, la planche apparaît en quelque sorte comme brimée par cet encapsulage au sein de l’écran, mais en réalité c’est bien elle qui appareille le numérique en l’utilisant comme un outil de sa mise en visibilité. Si elle lui cède, c’est pour mieux se conserver. Autrement dit, la gestion des six paradoxes ne change pas de celle d’un RMP.

Dans le cas du dispositif par défilement, c’est bien la bande (horizontale ou verticale) qui règne et l’outil numérique n’est mobilisé que comme outil d’éditorialisation (blog) et de logistique (Web) et non comme véritable MOTIF. Le jeu sur les six paradoxes relève de celui de la planche papier que l’on numérise dans un deuxième temps, ce n’est pas le MOTIF qui les gère. Son action reste en quelque sorte extérieure : il touche le mouvement (avancer-reculer/gauche/droite ou haut-bas) des bandes et la logistique de leur exposition, mais pas la bande dessinée en tant que telle (sauf cas spécifique[32]).

Dans le cas des dispositifs en panoramas (TM/BB et smartphones) le travail du MOTIF ici est plus avancé, sans être toutefois absolument décisif (il ne l’est que dans la BD expérimentale, qui joue, justement avec son potentiel et l’explore). C’est pourquoi la gestion des six paradoxes relève encore plus largement du modèle graphique hérité du papier, quand bien même la distribution temporelle des éléments graphiques (EG de contenus ou de contenants) en est transformée puisqu’elle est pilotée par le MOTIF. En ce sens, le Turbomédia, et c’était la volonté de Balak, est bien une tentative de maitrise du MOTIF, par le modèle graphique de la bande dessinée hérité du RMP, quand bien même il en va aussi d’un usage du MOTIF dans le déroulé des EG. En ce sens le TM bride le potentiel du MOTIF, ce qui renvoie bien à une maitrise du numérique par la bande dessinée. Même dans le cas du smartphone rien n’empêche que les bande dessinée case à case (ou bande à bande) restent dominées par une gestion graphique des six paradoxes. Inversement, un passage à un usage massif de solutions numériques, mues par le MOTIF, pour gérer ces paradoxes équivaudrait à un abandon du modèle RMP et donc à une défaite de la capacité de résistance des formes de la bande dessinée héritées du RMP. Cela serait également peut être le moment de naissance d’une nouvelle formule, qui ne serait plus de la bande dessinée (telle qu’inventée sous RMP), mais autre chose, qui trouvera son nom dans sa différence même et ses usages sociaux. Mais ceci serait alors une autre histoire.

Pour revenir à notre première hypothèse, il nous semble que la bande dessinée invite à l’élaboration d’une nouvelle « écologie des images » (nous empruntons évidemment l’expression à Ernest Gombrich (1983)). Face à l’univers du « tout est possible », que semble installer le numérique et qui fonde son imperium, militer en faveur d’une restriction des possibles. Ce qui serait, pour celui qui s’est engagé dès les années 1990 dans une démarche d’analyse critique des TIC et du numérique, voir se concrétiser la possibilité d’une sorte de passage à l’acte d’une forme de résistance au numérique (il y en a d’autres, cela dit) grâce à l’objet de son deuxième grand axe de recherche. La bande dessinée, à mon sens, possède justement toutes les qualités requises pour offrir une résistance efficace au numérique. Non pour le récuser, mais pour y introduire un ensemble de contraintes. Car la bande dessinée se définit historiquement par l’adoption de solutions graphiques aux contraintes imposées par le RMP. Cet ensemble de solutions pourraient à leur tour se présenter comme un système de résistance au numérique, dès lors que faire de la bande dessinée, même dans l’univers numérique, ce ne serait pas adopter tout ce que le système de propriétés de cet univers promet (son, mouvement etc.), mais, tout au contraire, courber en quelque sorte cet ensemble de propriétés, le limiter aussi afin qu’il serve le dispositif de solutions graphiques de la bande dessinée. Autrement dit, transposer (c’est-à-dire transporter et adapter tout à la fois) les solutions graphiques inventées par la bande dessinée en RMP dans le monde du RMN afin, non d’en satisfaire les exigences et se laisser emporter par ses supposées libertés, mais de le maitriser et de le limiter volontairement. C’est peut-être ce qui arrive en Europe et en France (plutôt de facto, cela dit) notamment où l’évolution des formes numériques de la bande dessinée semblent relativement stagner. Si nouvelle « écologie des images » il peut y avoir, ce serait donc moins dans la possibilité pour le numérique, comme il sait si bien le faire en tant que milieu technique, de produire et de diffuser une pléthore d’images, d’une certaine manière sans qualité(s), que dans la possibilité pour l’image de ne pas céder aux sirènes de l’environnement numérique et d’introduire dans cet univers ces éléments de contraintes assumés[33] qui en assureraient une gestion écologique, qui réduirait en l’occurrence l’espace du « tout est possible » à un ensemble restreint de possibles lié, ici, à la gestion graphique des six paradoxes. Ce qui aboutirait à un contrôle du numérique par l’image (et ceux qui la font évidemment) et non à un contrôle de l’image par le numérique. La bande dessinée deviendrait alors peut-être un exemple concret de résistance à suivre.

Dans un de ses gags Marion Montaigne met en scène un petit lapin qui, posé au milieu d’une piste d’atterrissage, fait faire la grande culbute au gros avion de ligne[34]

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Notes

[1] Si, comme nous le pensons, elle s’invente avec Rodolphe Töpffer, dont les premiers essais de « littérature en estampes » datent de 1827.

[2] La virtualisation est liée au fait que le régime de matérialité du numérique repose sur des machines qui ne produisent pas un affichage permanent des données ni des documents. En effet, une machine peut s’éteindre et ne fonctionne pas en continu, alors que l’affichage/mémoire en régime de matérialité du papier est permanent. Ce qui signifie que la donnée ou le document existe sur un mode complexe, entre mémoire, affichage et saisie, trois « sites » différents dans la machine (alors qu’ils n’en n’occupent qu’un, la feuille de papier, en RMP). Autrement dit, le document, par exemple, s’actualise en étant affiché à partir de la mémoire de la machine, dès lors que celle-ci est allumée. Lorsque ce n’est pas le cas, le document n’est plus visible, alors qu’il le reste en RMP. En RMN, lorsque la machine est éteinte, le document n’existe plus que comme document virtuel, susceptible d’être réanimé comme tel lorsque la machine fonctionnera. Ce qui correspond au processus de virtualisation. Qui plus est, même en ce cas, le document n’existera pas dans son seul affichage, mais bien dans le système du triptyque écran/mémoire/clavier (ou, pour ce dernier, tout organe de saisie, quel qu’en soit le mode) et singulièrement dans cette mémoire inaccessible comme telle à un humain, mais accessible seulement par des couches de traduction, soit un mode réel pour la machine mais virtuel pour l’homme.soit un mode réel pour la machinen mais vituel pour l'me telle à un humain, mais seulement par des couches de traduction.

[3] « Turing avait décrit une machine hypothétique […] consistant simplement en une bande de papier sans fin et un pointeur qui pouvait lire, écrire ou effacer un symbole, déplacer la bande vers la droite ou vers la gauche, pointer une des cases du papier ou s’arrêter » (Breton 1987 : 48, je souligne)

[4] Je parle de Raison simulatrice à propos de l’informatique (à la suite de la Raison graphique et de la Raison classificatrice) (Robert 2010)

[5] Pour une présentation plus approfondie de ces paradoxes et de leurs enjeux, voir Robert (2016) et, surtout (2018).

[6] En effet, le Dictionnaire Etymologique du français de J. Picoche (Le Robert 1979) nous rappelle qu’implicare signifie « plier dans » (528).

[7] Les objets n’étant qu’un sous-ensemble du décor, mais aux qualités singulières là aussi : un personnage peut manipuler un objet, plus rarement un décor, où alors cela veut dire quelque chose, tant sur le personnage que la bande dessinée elle-même – ce qui arrive parfois aux personnages de Little Nemo de W. McCay ou de Philémon de Fred (Robert 2018).

[8] Ainsi que, très souvent désormais, à une couleur dominante qui traduit l’atmosphère de telles doubles planches en contraste avec les deux suivantes.

[9] Invisibles, puisque l’on ne voit pas de bulles de pensée et que celles-ci traduisent un état émotionnel rentré, non exprimé si ce n’est par une retenue excessive, parfois au bord de l’explosion il est vrai.

[10] Quitte à être une case-planche.

[11] La planche peut faire l’économie de la bande et de la case, alors que l’inverse n’est pas vrai ; c’est pourquoi elle est fondamentale, sans elle, pas de bande ni de case.

[12] Sur la question de la lecture de la bande dessinée, Cf. Raphaël Baroni et Bahar Aydemir (2022).

[13] M. Molina-Fernandez dans sa thèse fait référence à une possible bande dessinée en 3D que nous n’avons pas prise en compte ici (Cf. Margarita Molina-Fernandez 2022 : 61-64).

[14] En m’appuyant, outre Robert (2016), sur Raphaël Baroni, Gaëlle Kovaliv et Olivier Stucky (2021) ; et sur Philippe Paolucci (2020).

[15] Effet indispensable dès lors que : « On observe deux cas de figure (…) : soit la planche est visible, mais illisible autrement que comme image, soit elle est rendue lisible par un procédé de zoom et de déplacement dans le cadre et elle est invisible en tant que planche » (Bonaccorsi 2016 : 122). Autrement dit, si l’on a le local on perd le global (la planche), si l’on a le global on perd le local (le détail de la case), on ne peut avoir les deux à la fois. Ce qui, même dans le cas de la planche homothétique en RMN, relativise la présence de la planche.

[16] Il les définit ainsi : « les “turbomédias” […] sortent de la spatialité classique : nous ne sommes plus dans le déroulement de la page mais dans un principe de cliquage qui ménage des transitions narratives et qui évite l’effet “gadget” souvent présent. En effet, il me semble que dès que l’on sort du rythme de lecture propre à l’utilisateur, on change de médium en transformant le lecteur en spectateur. C’est la limite qui fait sortir l’œuvre du champ de la bande dessinée numérique, pour aller vers celui du dessin animé. » (Balak cité dans Robert 2016 : 175-176.)

[17] « Le MOTIF, de l’informatique comme moteur d’inférence et de gestion de formes » (Robert 2001). L’idée de MOTIF a été reprise et actualisée dans Robert (2010) et Robert (2021).

[18] Avec, dans le cas des bandes longues, un équivalent de la case lorsque le dessin n’est pas cerné d’un trait comme dans certains scrollings horizontaux qui semblent continus mais qui, de fait, sont rythmés par des scènes assimilables à des cases. Notons au passage l’ambiguïté de la bande, héritière du RMP, mais qui participe également du scrolling comme déploiement d’une linéarité que la planche avait repliée dans son espace propre (2D). 

[19] Soulignons ce que cette réflexion doit au travail de P. Virilio sur le cinéma qui est, à ses yeux, à la fois moteur et logistique de la perception (Paul Virilio 1984). Parce que les médias hors RMP sont tous des machines et tous des véhicules de transport de l’information ils font moteur et notamment les médias audiovisuels. C’est encore plus vrai avec l’informatique (Robert 2001).

[20] Sur Instragram et la bande dessinée Cf. Nolwenn Tréhondart (2020).

[21] Des exercices formels de chercheurs/artistes montrent qu’il est possible d’opérer des bouclages par itérations et variations, mais néanmoins dans un espace de possibles déjà programmé (cf. par exemple Margarita Molina-Fernandez 2022).

[22] Comme le souligne Balak « Sur écran, je trouve également intéressant de pouvoir jouer sur l’ordre de lecture des vignettes en les faisant apparaître de manière non linéaire. C’est un grand changement par rapport à l’album où les vignettes sont fixées définitivement à leur place » (Balak cité dans Robert 2016 : 178).

[23] On pourrait distinguer les éléments graphiques contenants (cases notamment) et les éléments graphiques contenus (dessins : personnages, objets et décors et bulles).

[24] On peut alors revenir sur les deux notions d’homochronie et d’hétérochronie proposées par P. Marion, qui soulignait que « Dans un contexte hétérochrone, le temps de réception n’est pas programmé par le média, il ne fait pas partie de sa stratégie énonciative. Le “livre”, la presse écrite, l’affiche publicitaire, la photographie, la bande dessinée : autant de lieux d’hétérochronie » (Marion 1997 : 82). À mon sens il est possible de traduire cette opposition dans notre vocabulaire, ce qui, au passage, l’explique : l’hétérochronie renvoie à des formes médiatiques qui ne reposent pas sur un moteur alors que l’homochronie renvoie à des formes médiatiques dotées d’un moteur. Le cinéma est ainsi homochrone et la bande dessinée hétérochrone… sauf si elle relève du RMN. La photo, en tant qu’appareil relève de l’homochronie (différée en analogique (sauf si l’appareil est à développement instantané), ce qui n’est plus le cas avec le smartphone), alors que sur support papier elle devient hétérochrone. On peut même se demander si le RMN ne va pas plus loin que les moteurs analogiques (comme celui du cinéma), dès lors qu’il peut fonctionner, pour nous usagers, sur un mode homochrone lorsqu’il est flux et hétérochrone lorsqu’il est mémoire.

[25] Certains auteurs, tels que Sergio Toppi, jouent également avec ce rapport dans l’organisation singulière de leurs planches qui ne suivent pas forcément les attendus d’une mise en cases qui induit une clé de lecture a priori ; avec Toppi le lecteur doit inventer sa propre clé de lecture qui joue inévitablement sur ce découplage.

[26] Un exemple de bande dessinée en version turbomédia (qui existe aussi en version papier chez Delcourt), voir MediaEntity de Simon et Emilie (4 tomes, 2013-2017) : http://www.mediaentity.net/fr/

[27] La bande étendue n’est qu’un réaménagement horizontal ou vertical sur une seule dimension de la planche, qui, elle est en 2D.

[28] Je distingue le processus de virtualisation (cf. note 3) et la virtualité qui renvoie au mode d’apparition du rapport contenant/contenu, que ce soit en RMP ou en RMN.

[29] Dans sa thèse, Margarita Molina-Fernandez préfère parler de stratification, d’espace stratifié (Molina-Fernandez 2022 : 56).

[30] Ce que Balak confirme d’une certaine manière lorsqu’il avance que « le dosage des mouvements et des sons est extrêmement important pour ne pas tomber dans le dessin animé » (Robert 2016 : 176).

[31] Car la gestion sémiotique des paradoxes qui pourrait techniquement verser dans l’animation ou le jeu vidéo, reste limitée dans la vision de Balak. Cela dit, certains n’ont pas hésité à franchir le pas, dérogeant aux principes posés a priori par Balak.

[32] A vocation d’expérience artistique et cognitive (Cf. Paolucci 2016).

[33] Notamment en assumant, d’une manière ou d’une autre, une forme de mémoire tampon et ce différé qui caractérise la bande dessinée quand elle travaille dans le registre des technologies intellectuelles (les outils du penser/classer/représenter, tels que courbes et tableaux), qui vaut peut-être ralentissement face à la dimension dynamique du numérique ; sur ce dernier point cf. Robert (2021).

[34] Montaigne Marion, Tu mourras moins bête, T1. La science, c’est pas du cinéma, Ankama, 2011, p. 54.

 

 
 

 


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