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Auteur |
MABI Clément |
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Mabi, C. (2024). La démocratie contributive et les communs numériques comme levier d’innovation citoyenne contre le covid 19. Revue Intelligibilité du numérique, 6|2024. [En ligne] |
Résumé : Dans cet article je ferai le pari qu’étudier les pratiques numériques des citoyens pour contribuer à la gestion de la crise covid-19 permet d’observer la configuration de différentes conceptions du gouvernement à l’époque contemporaine, influencées par la culture du numérique et ses principes d’auto-organisation, de collaboration et de participation. Dans certaines configurations, la relation aux gouvernés est basée sur une logique contributive et passe par la médiation des données qui permettent de guider les populations et d’orienter les politiques publiques grâce à la collecte massive d’informations. Dans d’autres cas, on observe que le numérique est un levier pour favoriser de nouvelles formes de collaboration qui renouvellent le rapport à l’intérêt général et encouragent la subjectivation des citoyens.
Mots-clés : pratiques numériques, démocratie contributive, communs numériques, innovation citoyenne, usages du numérique.
Title: Contributive Democracy and Digital Commons as Levers of Citizen Innovation Against COVID-19
Abstract : This academic article explores the transformative role of digital practices during the COVID-19 crisis, focusing on the emergence of contributive democracy and digital commons. The pandemic catalyzed widespread adoption of digital tools, prompting citizens and communities to self-organize and innovate in response to public health challenges. Notable examples include collaborative platforms like Covid Tracker and community-driven "makers" initiatives producing protective equipment. The article examines the interplay between centralized government-led strategies and bottom-up citizen initiatives. While governments leveraged data-driven approaches for public health management, citizens utilized frugal, open technologies to fill gaps and empower collective action.
Keywords: digital commons, contributive democracy, COVID-19, technological solutionism, citizen innovation.
Introduction
L’épidémie de covid-19 que nous connaissons actuellement marque un tournant dans nos usages du numérique. La contrainte forte qui s’est imposée en termes de distance sociale a été un levier d’innovation inédit dans de nombreux secteurs[1]. Des usages existants, mais parfois réservés à des segments de la population se sont retrouvés, d’un coup, massifiés : nos sociabilités ont vu l’irruption des outils de visioconférence pour garder contact avec des proches ou organiser des apéros en ligne, l’enseignement a été marqué par l’arrivée du distanciel pour assurer « la continuité pédagogique » quand la culture a vu exploser la consommation de livres numériques et de plateformes de partages de vidéos. La santé n’échappe évidemment pas au phénomène. La prise de rendez-vous en ligne auprès des services de santé est devenue la norme. Dans une étude commandée par la délégation au numérique en santé (DNS) à la sortie du premier confinement, on peut ainsi lire que 49% de français auraient utilisé pour la première fois un nouvel outil numérique durant la crise sanitaire[2]. Au-delà de ces tendances lourdes, des centaines d'outils ont été bricolés et improvisés, notamment pour venir suppléer les défaillances de la logistique et proposer -dans l’urgence- une réponse pour assurer la continuité d’activités essentielles et contribuer à la gestion de la pandémie. Des initiatives comme « Covid Tracker » qui permettent de suivre l'évolution de l'épidémie à Coronavirus en France et dans le monde sous forme de visualisation de données en temps réel, ou l’application « Brisons la Chaîne » qui vise à aider à reconstituer l’historique des interactions sociales des personnes testées positives ont connu un fort succès. Les réseaux de « makers », expression qui désigne les communautés engagées dans des dynamiques collaboratives de production d’objets[3], se sont par ailleurs mobilisées pour produire des objets devenus rares à l’image de visières de protection pour les soignants ou la conception de respirateurs alternatifs.
Dans cet article je ferai le pari qu’étudier les pratiques numériques des citoyens pour contribuer à la gestion de la crise covid-19 permet d’observer la configuration de différentes conceptions du gouvernement à l’époque contemporaine, influencées par la culture du numérique et ses principes d’auto-organisation, de collaboration et de participation[4]. Dans certaines configurations, la relation aux gouvernés est basée sur une logique contributive et passe par la médiation des données qui permettent de guider les populations et d’orienter les politiques publiques grâce à la collecte massive d’informations. Dans d’autres cas, on observe que le numérique est un levier pour favoriser de nouvelles formes de collaboration qui renouvellent le rapport à l’intérêt général et encouragent la subjectivation des citoyens.
Pour réussir à capter ces différentes dynamiques dans un même mouvement, je postule ici qu’il est essentiel de porter un regard différencié sur les technologies, de partir du principe que toutes ne se valent pas, qu'il n'y a pas un mais des numériques et qu’un travail de définition de l’objet est un préalable à toute démarche analytique. L’expression généraliste « le numérique » recouvre en effet des réalités sociales bien différentes tant le numérique des GAFAM[5] et la Silicon Valley est différent de la réalité du numérique porté par les institutions et leurs services publics dématérialisés ou celui porté par des communautés mobilisées, à l’image de celles qui administrent Wikipédia. Les modèles d'organisation, les formes d’interaction possibles, tout comme les imaginaires et les représentations sociales associées diffèrent. Ces éléments embarqués dans les technologies influent sur le pouvoir d’agir attribué aux utilisateurs et à leurs capacités à produire ensemble. Là où certaines dynamiques sociales de développement des technologies engagent un projet d’augmentation de la puissance de calcul et des flux d’informations pour favoriser la contribution de la multitude au profit d’acteurs centralisés, d’autres modèles vont encourager des dynamiques collaboratives de manière à renforcer le pouvoir d’agir des communautés. Tenir compte de cette diversité de projets dans l’analyse implique de porter un regard situé sur les technologies, de ne pas leur prêter uniquement des capacités a priori pour mieux tenir compte de la manière de l'environnement dans lequel elles sont utilisées. On se rend alors compte que dans certaines situations, ce ne sont pas les technologies les plus complexes et les plus puissantes qui donnent le plus de pouvoir d'agir à leurs usagers. Tout n’est pas égal par ailleurs et certains environnements sont plus capacitants que d’autres.
La portée critique de la démarche est potentiellement importante. Elle permet de mobiliser les ressources des SHS pour déconstruire « le numérique » dominant et se rappeler qu’il n’est pas un état de fait, mais une construction sociale, susceptible de bifurquer. Trop souvent, la lecture néolibérale du numérique produit un double effet de survalorisation des possibles offerts par les technologies et une invisibilisation des alternatives et des usages en dehors du numérique, comme s’ils n’avaient plus de sens. Mener ce travail et rouvrir l’horizon des alternatives sera ainsi une occasion de contribuer à la réflexion sur le statut et la définition des "communs numériques", dont le travail conceptuel est encore largement en cours[6].
Le numérique contributif pour guider les populations en temps de crise sanitaire
Piloter la crise par les données
Dès le début de la pandémie de covid-19, disposer de données les plus précises et les plus complètes possible pour suivre son évolution s’est imposé comme un enjeu politique majeur. La modélisation mathématique a ainsi fait irruption dans le débat public, fait l’objet de conflits d’interprétations. Les dirigeants politiques eux-mêmes -et en premier lieu le président de la République- ont réaffirmé leur « confiance dans la science »[7] et la nécessité de s’appuyer sur des projections pour prendre des décisions et tenter d’anticiper les évolutions de l’épidémie. Différentes lectures de la situation se sont confrontées dans l’espace public, devant une opinion publique placée en position d’arbitre. Du fait de la technicité importante de ces sujets, de nombreuses fausses nouvelles ont circulé, renforçant le risque de désinformation. L’éclatement contemporain des sources d’informations a amplifié le phénomène. Certains chiffres, comme celui de la disponibilité des lits en réanimation ont été largement utilisé par les décideurs locaux et nationaux pour justifier leurs choix. La stratégie « tester, protéger, isoler » reposait en partie sur la capacité des scientifiques à rendre visible et à identifier les tensions hospitalières, la circulation virale et les réseaux de contamination. Le travail de l’Unité de Modélisation Mathématique des Maladies Infectieuses de l’Institut Pasteur a notamment permis de préparer les campagnes de tests massives et de planifier la campagne vaccinale.
Le discours dominant a imposé l’idée qu’augmenter la quantité de données disponibles permettrait d’améliorer la connaissance des populations et des territoires, de faire émerger de meilleures options de contrôle des populations. Pourtant, la littérature académique a bien identifié la fausse simplicité de ces approches et l’absence de neutralité des outils d’analyses qui résultent de la « mise en mathématique d’opinions », et particulièrement celles de leurs concepteurs[8]. Cette confiance affichée dans les outils contribue à une invisibilisation des choix politiques, comme si les orientations choisies étaient le résultat d’analyses objectives, « guidées » par les données. La lecture des données est un enjeu politique et aucun décideur ne peut prétendre se contenter de « suivre la science ». Le déploiement sur le terrain des politiques publiques a imposé la diversité des réalités territoriales (acceptabilité des mesures, taux de contamination…) et des arbitrages locaux qui en découlent aux pouvoirs publics centralisés. Le grand public a pu ainsi se rendre compte des nombreuses controverses relatives à l’usage des données dans l’action publique et plus particulièrement en rapport à leurs incomplétudes, aux angles morts identifiés, à l’image des débats sur le taux d’incidence (le nombre de malades sur une période donnée) fortement impacté par le nombre de tests réalisés.
Surveiller pour protéger la population
Les technologies numériques ont également été mises à contribution pour renforcer le contrôle et la surveillance de la population afin de prévenir la circulation de l’épidémie. Il s’agissait de tirer profit de la capacité du numérique à stocker et rendre accessible une grande quantité d’informations pour s’assurer de la bonne application des choix politiques. Ainsi, dans un premier temps, différents fichiers de traçage ont été créés pour organiser le « contact tracing »[9] dans le cadre de la stratégie nationale « tester, alerter, protéger ». L’objectif central est d’identifier le plus rapidement possible les personnes malades et d’être capable de retracer son réseau d’interactions sociales, c’est-à-dire l’ensemble des contacts qu’une personne a pu avoir pendant sa période de contagion afin de briser les chaînes de contamination. L’outil de surveillance épidémiologique « contact covid » développé par l’assurance maladie à destination des professionnels de santé afin d’outiller les enquêtes sanitaires a ainsi été déployé dès l’été 2020.
Ce dispositif a préfiguré l’application « stop covid », devenue ensuite « tous anti covid » qui partage la même finalité. Lancée en juin 2020 à destination de l’ensemble des Français, l’application est censée être en capacité de prévenir les personnes ayant été en contact avec une personne atteinte du covid-19 en s’appuyant sur la fonction Bluetooth des téléphones portables. De nombreuses controverses relatives à l’éthique (jusqu’où peut-on surveiller une population ?), des remises en cause technique de sa capacité à assurer l’anonymat des personnes, sur la masse critique de téléchargement nécessaire pour assurer son efficacité (pour être prévenu du contact avec un malade, une personne doit nécessairement avoir téléchargé l’application et elle ne peut vous dire si le contact s’est établi dans le respect des gestes barrières) ont toutefois fragilisé le projet. Cette dernière a ensuite été mise à jour en octobre 2020 sous le nom « tous anti covid » pour accueillir le passe sanitaire.
Sous couvert d’une rhétorique de la protection de la population, nous avons assisté à une forme -quasi exemplaire- de solutionisme technologique où le besoin numérique n’a pas été interrogé, la discussion de principe vite évacuée pour laisser s’installer un cadrage technique sur « ce que pourrait faire l’outil ». Pourtant, au-delà de l’outil, le contact tracing reste une opération principalement humaine qui demande des opérateurs qui enquêtes pour remonter les fils de contagions. Malgré l’extension du dispositif (au risque de s’éloigner des finalités de départ), l’application n’est pas parvenue à s’imposer comme l’outil magique de la lutte contre la pandémie. La CNIL s’est inquiétée du risque de banalisation de la surveillance qui en découle et l’appel à la culture de l’incitation et du consentement volontaire très présente dans l’économie numérique et bien connue des spécialistes de la protection des données personnelles[10]. L’application n’a pas été rendue obligatoire, mais son usage rendu incontournable par les privilèges qu’il accorde à celui qui l’utilise.
Pourtant, on peut s’interroger sur la contribution de ce type d’outils à une société basée sur un capitalisme de surveillance (Zuboff, 2019) qui généralise une nouvelle forme de bio-surveillance qui s’adresse non plus seulement aux corps individuels mais à la population, conçue comme « un tout », ayant abandonné sa subjectivité pour être considéré comme un ensemble de données gérées automatiquement par les algorithmes de recommandations (Berns, Rouvroy, 2013).
La production de nouveaux échantillons de l’opinion
Les technologies numériques ont également été mobilisées pour renouveler la connaissance de l’état de l’opinion, à travers de multiples grandes consultations portées par des plateformes numériques. On a ainsi vu se multiplier les grandes consultations « sur le monde d’après » à l’initiative d’associations (Croix Rouge, WWF…), d’acteurs privés (Make.org, Bluenove, Recovery), d’entreprises engagées (Groupe SOS) ou de personnalités politiques (par exemple la consultation « Le Jour d’après » portée par 60 parlementaires). L’analyse d’environ 97 000 contributions libres issues de ces consultations conduites entre mars et juin 2020, ont permis de mettre en avant une série de thèmes : la prise en compte concrète des défis écologiques et environnementaux ; la transformation des modes de consommation et de production ; l’évolution du modèle économique pour le rendre plus soutenable et résilient ; l’augmentation des efforts en faveur de l'éducation et de la formation ; le soutien apporté au système de santé ; le fonctionnement démocratique et la place du citoyen. Ces consultations ont fait l’objet d’une synthèse par le Conseil Économique Social et Environnemental (CESE)[11] dans l’optique de nourrir l’allocution du 14 juillet du Président de la République. Le Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) a été saisi par le Premier ministre afin d’accompagner la mise en œuvre de la campagne vaccinale en décembre 2020. Afin de recueillir, à une large échelle, l’expression des citoyens sur leurs préoccupations, questionnements, attentes mais également propositions au sujet de la campagne de vaccination, le CESE – suite à sa saisine par le Premier ministre afin d’accompagner la mise en œuvre de la campagne vaccinale- a ouvert une plateforme de consultation entre janvier et février 2021.
Ces différentes consultations ont permis de récolter une masse importante de contributions largement assimilées à l’opinion des français. Pourtant, les biais sont nombreux et rappellent combien ces dispositifs sont éloignés des sondages et autres formes de consultations représentatives d’un échantillon de l’opinion pour se rapprocher bien souvent d’un outil de communication. Tout d’abord, l’échantillon est composé de personnes souhaitant explicitement participer, ayant donc un avis préalable sur le sujet. Ensuite, en contexte numérique -où l’identité est difficile à vérifier- il est quasi impossible de savoir qui participe et pour quelle raison, ouvrant ainsi la porte à l’instrumentalisation des consultations par les lobbies en tout genre. Enfin, le contrôle du cadrage (formulation des questions notamment) par l’organisateur peut être -là aussi- source d’instrumentalisation. Ainsi, lors de la consultation sur la campagne de vaccination objectifs apparaissent peu clairs et orientée « aide à la communication » plus « qu’aide à la décision », comme l’illustre certaines questions « les propositions suivantes seraient-elles de nature à vous convaincre ? » ou la proposition de questions interrogent les citoyens sur des sujets sur lesquels ils n’ont pas directement prise et dont les réponses attendues vont au-delà de l’expertise que l’on peut légitimement attendre des citoyens : « Quelle(s) solution(s) alternative(s) au vaccin proposeriez-vous pour mettre un terme à la crise sanitaire ? ». Dans cet exemple, on peut s’interroger sur la capacité des citoyens à proposer, individuellement, des alternatives à la vaccination, sans expertise médicale et/ou scientifique. La question peut être vécue comme un « argument massue » visant principalement à convaincre les citoyens du bien-fondé de la campagne vaccinale.
Plus généralement, le déploiement de ces outils de consultation participe à une logique de gouvernement qui cherche à construire la légitimité des décisions et leur acceptabilité grâce à des formes de communication persuasive orientées vers des solutions (type nudge) pour faire passer les messages des experts, plutôt qu’en faisant appel à la démocratie délibérative et à l’intelligence collective pour construire un consentement réel des populations.
Le numérique collaboratif comme levier d’innovation sociale et de subjectivation
Face à ce modèle où le numérique est principalement mobilisé pour organiser la contribution des citoyens à un projet de gouvernement piloté « par le haut » et avec l’appui des experts, la crise covid-19 a également mis en avant des formes d’engagement qui utilisent les technologies pour renouveler les formes d’implication citoyenne et créer des dynamiques collaboratives. En effet, la lutte contre le covid-19 a permis d’observer des formes d’organisation collectives des citoyens pour agir dans l’angle mort des politiques publiques. Ces nouveaux modes d’action, proche d’une « démocratie du faire » qui contribue à redessiner les frontières de l’intérêt général et de ceux qui le prennent en charge[12].
Associer les citoyens à la surveillance épidémiologique
Ainsi, face aux difficultés de construction des données sur l’évolution de l’épidémie à travers le territoire, largement éparpillé dans les documents partagés en format pdf (et donc non réexploitable dans une logique open data) de Santé Publique France[13], des communautés de développeurs informatiques se sont engagées pour consolider les données et ainsi mieux centraliser les résultats des tests, améliorer la traçabilité des vaccins et cartographier les doses disponibles et organiser la résilience collective. Le grand public a ainsi vu émerger une série d’initiatives collaboratives comme Covid Tracker, Brisons la Chaîne, Vite ma dose et plus récemment Covidliste. Ces outils se sont imposés comme des systèmes d’information alternatifs essentiels dans la surveillance épidémiologique, bousculant au passage les institutions en place. Les indicateurs disponibles -globalement centrés sur les cas graves et les hospitalisation en réanimation- ne permettaient pas un suivi général de la population et l’analyse des chaînes de contamination[14]. Dans les jours qui suivent les spécialistes des données (data scientists) regroupés au sein de l’initiative « OpenCOVID19 » se sont mobilisés pour extraire manuellement les données issues de 20 ARS et de 100 préfectures, et les intégrer dans un tableur[15] mis à jour quotidiennement dans un tableau de bord « veille-coronavirus.fr ». La mise en place progressive de l’ouverture des données a facilité le développement de ces initiatives collaboratives et leur mise en visibilité. Ainsi, Covidtracker a désormais plus de 44 000 abonnés sur son compte Twitter et son fondateur, Guillaume Rozier a été promu chevalier de l’Ordre national du mérite par le Président de la République[16]. On peut également évoquer l’initiative “Data Against Covid-19”, présenté comme « une organisation informelle issue de la société civile avec des développeurs, des data scientists, des ingénieurs, des chefs de projets et talents de tous corps de métiers qui s'organisent ensemble pour fournir des données consolidées sur l'épidémie de covid 19 et proposer des outils de visualisation »[17]. Réunis sur la plateforme de collaboration entre développeurs Github, les 1200 membres déclarés se sont échangés près de 90 000 messages pour tenter mettre en place différents outils pour mieux connaître l’épidémie (outils prédictifs, détection de clusters…).
Ces différentes initiatives portées par la société civile sont autant d’expérimentations d’épidémiologie collaborative qui utilisent les technologies numériques pour effectuer un travail sur les données de l’épidémie. Ce succès relatif porte en creux une critique forte de l’organisation informationnelle des institutions. Face à la faiblesse des dispositifs prévus pour gérer le flux de données quotidien, ces nouvelles formes de science participative ont ouvert de nouvelles perspectives d’engagement citoyen par l’intermédiaire des technologies numériques pour proposer une lecture plus fine des évènements, basée sur de nouveaux indicateurs construits à partir des données, considérées comme des communs informationnels.
Améliorer la logistique de l'action publique et la résilience des territoires
À l’échelle des territoires, diverses initiatives sont venues mettre à profit les technologies numériques comme ressources pour organiser l’action collective et contribuer à la résilience des territoires. Ainsi, on a pu observer la mise en place de plateformes d’engagement citoyen par des collectivités locales, dans le but de mettre en relation les offres citoyennes et les besoins des territoires en période de confinement[18]. Ces dispositifs, initiés par l’acteur public, contribuent à transformer la relation à l’usager et à renouveler les formats de la solidarité « du dernier kilomètre », l’action publique au plus près des citoyens.
La ville de Grenoble a ainsi mis en place la plateforme « Voisins Voisines » qui permettait aux citoyens de proposer leur aide ou de rechercher des voisins prêts à les aider. Lors du premier confinement, environ 2 500 habitants avaient participé au dispositif. La plateforme propose différentes catégories d’aide : aide aux devoirs à distance, conversation à distance, courses de première nécessité ou autres propositions. À l’automne 2020, la plateforme a été pérennisée, autour de proposition d’action de solidarité comme le soutien aux personnes isolées ou la distribution de repas. À Nantes, la collectivité a également mis en place un outil de gestion de l’entraide citoyenne[19]. L’initiative, couplée à un groupe Facebook « Nantes entraide »[20] a permis de répondre aux besoins de plus de 1 400 familles. Autour de ces ressources partagées s’est organisée une forme d’agilité, pour trouver des solutions simples en situation d’urgence. On peut être frappé par le fait que ces initiatives proposent d’importantes innovations organisationnelles très capacitantes pour les citoyens qui s’appuient sur des technologies finalement très frugales. De fait, les principaux outils sont de simples sites web, des fichiers excels partagés ou encore des relais téléphoniques. L’appel au numérique est globalement pensé en réponse à des besoins précis et en facilitant la coordination des actions de terrain. Le pouvoir d’agir n’est donc pas accordé a priori aux outils, mais résulte de l’action des citoyens avec les technologies numériques.
La communauté des makers s’est également largement mobilisée pendant la crise pour produire de nouvelles formes de solidarité collaboratives, grâce aux technologies numériques. Ainsi, pour la production d’équipements de protection individuelle tels que des visières et des masques, et ce, grâce à, d'une part, des outils de fabrication numérique de type imprimantes 3D et, d'autre part, à l'accès à des communs informationnels (codes sources, plans...). Cette mobilisation s’est également manifestée sur des projets plus complexes tels que la production de respirateurs (MakAir et M.U.R), sans que ces projets ne parviennent cependant à dépasser l’étape du prototype et à répondre aux normes très contraignantes du matériel médical. Les communautés se sont mobilisées dans le cadre de « hackathons », sorte de marathon de production sur un week-end où des acteurs -techniciens ou non- se réunissent pour essayer de produire collectivement des solutions à un problème donné. Un hackathon a notamment été organisé par les pouvoirs publics[21] pour valoriser ces innovations au sein de l’action publique impliquée dans la lutte contre l’épidémie. Ces différentes initiatives ont contribué à donner de la visibilité à ces acteurs mobilisés et -là aussi- à apporter des solutions rapides aux problèmes rencontrés en contexte de crise. On peut cependant regretter que ces initiatives d’innovations sociales ne soient pas parvenues à mieux valoriser leurs engagements et restent globalement en marge des circuits de production.
Conclusion
À l’issue de ce rapide tour d’horizon des usages citoyens du numérique en période de crise et des dynamiques socio-politiques dans lesquels ils s’inscrivent, on peut s’interroger sur les conditions à réunir pour favoriser l’émergence de technologies numériques alternatives, porteuses d’innovations sociales et source de communs numériques. Le premier enseignement concerne la question de l’échelle et le rapport aux territoires. En effet, il semble que la mobilisation des acteurs de terrain, au plus près des besoins -que ce soit les pouvoirs publics où les communautés engagées sur différentes thématiques- soit une condition pour faire émerger des technologies au service de la co-construction de l’intérêt général. La densité des liens et des collaborations entre ces acteurs contribue à orienter la dynamique d’usage des technologies. Ce modèle s’oppose à une logique descendante, où les technologies viennent équiper un projet imaginé a priori et permettent d’associer les citoyens à des causes pour susciter de l’innovation sociale, grâce à l’innovation technologique.
Le second enseignement est relatif au positionnement de l’acteur public. Nous avons pu noter que dans certaines situations l’acteur public bascule dans une logique d’accompagnement des initiatives citoyennes, de pourvoyeur de ressources, capable de mettre les acteurs en relation. Ces nouvelles formes d’action publique puisent dans l’innovation ouverte pour associer les citoyens et garantir un cadre général à la co-construction de l’intérêt général[22]. Dans le prolongement de différents travaux, il semble que pour émerger, se structurer et prospérer les communs numériques ont besoin de l’État pour fournir des infrastructures, garantir la nature de la contribution attendue des citoyens en gardant le contrôle du cahier des charges général[23]. Faire exister un tel schéma de gouvernance implique une transformation profonde des institutions et de leur fonctionnement, loin d’être advenue pour le moment.
Notes
[1] voir « Réponses numériques à la crise sanitaire », Enjeux Numériques, n°14, juin 2021
[2] https://labo.societenumerique.gouv.fr/2021/03/10/49-des-francais-declarent-avoir-utilise-pour-la-premiere-fois-un-nouvel-outil-numerique-de-sante-durant-la-crise-sanitaire/
[3] Le mouvement makers rassemble les acteurs impliqués dans les projets de fabrication collaborative, notamment autour des tiers lieux de fabrication que sont les fablabs. Ils s’appuient sur la démocratisation massive des outils de production au travers, d’une part, des dispositifs de fabrication numérique (incluant les imprimantes 3D et les découpeuses laser), d’autre part, le développement de l’open source tant pour le logiciel que pour le matériel (open hardware) pour permettre aux participants de produire des objets variés.
[4] voir Cardon D. (2019). Culture numérique, Paris, Les Presses de Sciences Po et Arsène, S. & Mabi, C. (2021). L’action publique au prisme de la gouvernementalité numérique. Réseaux, 225, pp 9-22
[5] L’acronyme GAFAM désigne les grandes entreprises de l’économie du numérique Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft
[6] Voir notamment le dernier numéro de la revue Terminal, qui consacre un dossier aux communs numériques et insiste sur l’importance du travail à mener pour réussir à définir conceptuellement les communs numériques : Clément-Fontaine M., Dulong de Rosnay M., Jullien N., Zimmermann JB., “Communs numériques : une nouvelle forme d’action collective ?”, Terminal n°30 | 2021
[7] https://www.futuribles.com/fr/article/dossier-science-et-confiance-il-faut-ecouter-celle/
[8] Eubanks, V., Automating inequality: How high-tech tools profile, police, and punish the poor. St. Martin's Press, 2018.
[9] https://www.ameli.fr/assure/covid-19/tester-alerter-proteger-comprendre-la-strategie-pour-stopper-lepidemie/contact-covid-et-si-dep-des-outils-au-service-du-depistage
[10] https://www.nextinpact.com/article/47798/passe-sanitaire-elargi-cnil-craint-laccoutumance-a-societe-controle-numerique?utm_source=dlvr.it&utm_medium=twitter&utm_campaign=social
[11] https://www.lecese.fr/documents/200702_Consultations%20citoyennes_Synth%C3%A8se%20des%20corpus_VF_200720.pdf
[12] Blondiaux, L. (2021) « De la démocratie en France. En finir avec les faux-semblants », Esprit, vol. , no. 4, 2021, pp. 87-99.
[13] Sur ce point voir Chignard S., (2021) L’open data de crise : entre mobilisation citoyenne et communication gouvernementale, Annale des Mines, n°14, http://annales.org/enjeux-numeriques/2021/resumes/juin/11-en-resum-FR-AN-juin-2021.html#11FR
[14] https://www.vie-publique.fr/rapport/276679-gestion-de-crise-la-covid-19-et-anticipation-des-risques-pandemiques
[15] https://app.jogl.io/program/opencovid19
[16] https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20210721.OBS46772/guillaume-rozier-le-fondateur-de-covidtracker-decore-par-emmanuel-macron.html
[17] https://opencovid19-fr.github.io/
[18] Pour plus de détails sur ces initiatives portées par les collectivités locales, voir : Guillot L ; et Ollivier Y. (2021), « Numérique de crise dans les collectivités locales : le rôle des infrastructures de la contribution », Annales des Mines, n°14, http://annales.org/enjeux-numeriques/2021/resumes/juin/04-en-resum-FR-AN-juin-2021.html#04FR
[19] https://metropole.nantes.fr/entraide-citoyenne
[20] https://www.facebook.com/groups/144658683553985
[21] https://hackathon-covid.fr/
[22] Mabi, C. (2019) « Gouverner l’État avec le numérique », dans G. Rouet, Algorithmes et décisions publiques, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les essentiels d’Hermès ».
[23] Aigrain, P. (2005), Cause commune, l'information entre bien commun et propriété, Paris, Fayard.