Modèles : du monde réel au monde numérique

Auteurs

Marcello Vitali-Rosati

VITALI-ROSATI Marcello

Professeur au département des littératures de langue française
 
Université du Québec à Montréal (UQÀM)
405 Rue Sainte-Catherine Est
Montréal, QC H2L 2C4
Canada
 
 

Bachimont Bruno

BACHIMONT Bruno

Professeur en philosophie du numérique et logique mathématique
COSTECH UR-2223      
 
Université de Technologie de Compiègne
Rue Roger Couttolenc
60 200 Compiègne
France
 
Pierre Gançarski

GANÇARSKI Pierre

Professeur des Universités en Informatique
Laboratoire des sciences de l'ingénierie, de l'informatique et de l'imagerie, équipe SDC
 
ICUBE - SDC
Pôle API
Bd Sébastien Brant - BP 10413
67412 Illkirch cedex
France
 

 

Citer l'article

Vitali-Rosati, M., Bachimont, B. & Gançarski, P. (Dir.)(2022). Modèles : du monde réel au monde numérique. Revue Intelligibilité du numérique, 3|2021. [En ligne] https://doi.org/10.34745/numerev_1812

 

 

Le concept de modèle est fondamental pour comprendre les environnements numériques. Cependant cette notion peut avoir plusieurs significations et est par ailleurs interprétée différemment selon les disciplines, les approches et aussi les métiers.

La notion de modèle a été intensivement mobilisée dans les sciences de l’ingénieur pour répondre aux besoins importants fortement imbriqués de représentation des systèmes dynamiques d'une part, et d'autre part de représentation des données, informations et connaissances.

Dans le premier cas, il s'agit principalement d’expérimenter le système dans son fonctionnement non plus empiriquement mais via le modèle et ses simulations. Le modèle s'appuyera principalement sur des théories (physiques, mécaniques, hydrologiques...) du monde réel ou sur l'analyse des comportements humains (individuels, de groupe, sociaux...). Un tel modèle peut servir à analyser, comprendre, explorer, simuler le réel voire prévoir l'avenir.

Dans le deuxième cas, il s'agit principalement d'une part, de décrire et formaliser des données ou informations nécessaires au fonctionnement d'un sytème ou résultants de celui-ci et d'autre part de modéliser des connaissances proposées par l'expert humain mais aussi issues de l’observation ou de mécanismes d'extraction (eux-mêmes souvent modélisés comme des systèmes dynamiques d'apprentissage automatique). Un tel modèle peut servir à structurer des bases de données ou à capitaliser des connaissances afin de mieux les appréhender, les utiliser, les pérenniser et les diffuser. 

Si bien que ce que l’on appelle modèle peut être très varié. En pratique, il semble que toute représentation, formelle ou non, mathématique, computationnelle, graphique, langagière, peut, d’une manière ou d’une autre, être qualifiée de modèle si elle permet de viser une réalité et d’en cerner son évolution : un modèle utilisateur peut ainsi être une description en langue naturelle indiquant le type de comportement qu’on s’attend à constater.

Un modèle est donc essentiellement une médiation et de ce fait possède une double nature : ce qu’il est ou fait, et ce à quoi il renvoie. En effet, un modèle est un modèle de quelque chose, souvent une situation, un système, un objet. En outre, il est un objet possédant ses propres caractéristiques, manifestant des propriétés spécifiques et un comportement singulier. Un modèle mobilise alors nécessairement une double compétence, celle de ce qu’il vise, et celle de qui le constitue. Or, la plupart du temps, ces compétences ressortissent de domaines distincts, aux traditions intellectuelles, méthodologiques et pratiques différentes. Cela implique des tensions, négociées en termes d’interdisciplinarité, de traduction ou de projection d’un domaine à l’autre.

Cette caractérisation de la notion de modèle ne lui est cependant pas spécifique : on pourrait en dire autant de toute entité permettant de représenter ou viser une réalité. Aussi peut-on poser différentes questions pour caractériser ce qu’il convient d’appeler « modèle ». Ces questions peuvent se formuler de la manière suivante :

Des questions épistémologiques :

- A partir de quand une représentation devient-elle un modèle?
- Quelle différence établir entre une théorie, une vision du monde et un modèle?
- Peut-on se passer de la notion de modèle? toute discipline mobilise-t-elle des modèles?

Des questions méthodologiques :

- Quel est le bon usage d’un modèle? Que peut-on lui faire dire ou lui faire faire?
- Comment constituer un modèle? Comment le valider (calibrage par exemple)? Comment le faire fonctionner : collecte des données, production des résultats, interprétation de ces derniers?
- Des questions pratiques :
- Quelles compétences spécifiques faut-il posséder pour concevoir et utiliser des modèles? Sont-elles homogènes à la réalité visée? Comment gérer l’interdisciplinarité qui en découle si ce n’est pas le cas?
- Y-a-t-il des outils génériques pour concevoir des modèles, indépendamment des réalités visées?

Une manière d’introduire le numérique dans ces débats serait de constater que les outils numériques deviennent transversaux et utilisés dans tous les domaines. Si dans un premier temps, cela peut se justifier par le fait que le numérique permet de codifier tout système de représentation en tant qu’il est symbolique, quelles conséquences cela entraîne-t-il sur la considération des modèles qui sont élaborés dans ces systèmes de représentation numérique et des entités que ces systèmes représentent?

Autrement dit, la question qui nous intéresse ici et de déterminer si le numérique comme outil, paradigme, concepts, vient modifier, renforcer ou reconfigurer les acceptions que l’on peut donner de cette notion de modèle. Mais comme la question du numérique est désormais transversale à tous les domaines, elle est d’emblée intriquée à ce que chacun de ses domaines formule quant à la nature des modèles qu’il élabore. La modélisation par le numérique remplacerait-elle les différentes modélisations de chaque domaine? Sont-elles reconfigurées? Sont-elles simplement enrichies de nouveaux outils?

De multiples questions émergent donc. Notamment :

- Quel est le rôle du calcul et de la donnée dans le fonctionnement des modèles? A-t-on affaire à des modèles permettant de mettre en œuvre une représentation théorique d’une situation ou système comme dans les sciences de l’ingénieur (un code permettant par exemple de simuler le fonctionnement d’une turbine)? Ou des données codifiant une situation ou une réalité que des algorithmes analyseront sans prétendre porter une conception particulière du domaine envisagé?
- Si un modèle numérique comprend des données qu’on rassemble et un code qu’on mobilise, quelles modélisations (au sens de rapport à un modélisé) sous-tendent la traduction en données du réel envisagé, l’utilisation de tel ou tel algorithme? Quelles hypothèses, implicites ou explicites, sont faites sur ce que dit, prétend dire ou peut dire le modèle?

Pour terminer la boucle réflexive ouverte par la question du modèle, l’étude numérique des données est parfois présentée comme un quatrième paradigme faisant l’économie de théories a priori, mais permettant de construire à partir de l’analyse des données la théorie expliquant ces dernières. Mais est-ce toujours la même notion de théorie? Faut-il comprendre que le modèle numérique remplacerait la théorie?

Cet numéro a pour ambition de soulever ces questions et de tenter une réponse à certaines d'entre elles.

L'article de Bruno Bachimont "Théorie, Modèle, calcul et variabilité du réel" propose une théorie générale du modèle en explicitant l'ontologie derrière cette notion, en montrant le rôle des modèles dans notre compréhension du monde et en questionnant le rapport entre modèle et théorie dans le cadre des approches computationnelles.

Lise Verlaet, dans "Le constructivisme numérique : modèle épistémologique pour concevoir des artefacts numériques" confronte les modèles épistémologiques servant à comprendre le mode réel aux modèles plus spécifiquement numériques. À partir de cette comparaison, l'autrice propose un modèle épistémologique, celui du constructivisme numérique, utile pour "concevoir-réaliser-améliorer les artefacts numériques en particulier ceux qui relèvent des technologies de l’intelligence".

Marc Bertin, Thierry Lafouge, dans "Entre loi et modèles : variations autour des concepts Zipfiens" s'occupent de la modélisation et de la formalisation mathématique de la loi de Zipf, une loi sur les régularité statistiques de la langue et analysent les différents modèles interprétatifs de cette loi.

Fabien Ferri, dans "Ingénierie sémiotique et modélisation diagrammatique au-delà du modèle de Turing" offre une analyse approfondie d'un des modèles le plus influents dans le monde numérique: la machine de Turing. L'auteur questionne les limites de ce modèle de machine et propose une alternative: celle du dispositif diagrammatique

La question des modèles spécifiques du monde numérique est aussi au centre de l'article de Jean Frayssinhes, "Monde réel vs Monde numérique : l’importance du modèle" qui s'interroge sur les différents modèles permettant d'interpréter différentes "époques" ou cultures: de la préhistoire à l'"âge numérique".

Pour clore ce numéro, l'article de Marc Debono, Didier De Robillard et Isabelle Pierozak, "Le distanciel formatif en didactique des langues : comment reenvisager le rapport entre "technicité" et "humanité"?" s'intéresse à une problématique de modélisation spécifique: celle de la formation ouverte à distance. C'est un cas d'étude qui montre les enjeux concrets d'un acte de modélisation qui doit questionner les représentation théoriques et fonctionnelles de l'ensemble complexe d'acteurs impliqués dans une situation d'enseignement et apprentissage ainsi que proposer une modélisation du rapport entre "humain" et "technique".