Ingénierie sémiotique et modélisation diagrammatique. Au-delà du modèle de Turing

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Auteur

Fabien Ferri

FERRI Fabien

Ingénieur d’études
Logiques de l’Agir (UR 2274)
Université de Franche-Comté
UFR Sciences du langage, de l’homme et de la société
30, rue Mégevand
25030 Besançon cedex, France
 

 

Citer l'article

Ferri, F. (2022). Ingénierie sémiotique et modélisation diagrammatique. Au-delà du modèle de Turing. Revue Intelligibilité du numérique, 3|2022. [En ligne] https://doi.org/10.34745/numerev_1806

 

 

 

Résumé

Cet article montre dans un premier temps comment la modélisation spatiale et temporelle des objets de l’expérience en général conduit à l’idée de dispositif graphique. En exposant la déclinaison historico-génétique du concept de dispositif, nous montrons dans une deuxième partie dans quelle mesure cette déclinaison conduit au modèle scientifique actuel de ce qu’est tout dispositif : le modèle de Turing autrement connu sous le nom technique de machine de Turing. Une fois identifiées les limites du modèle de Turing, nous exposons dans une troisième et dernière partie les raisons qui nous autorisent à introduire la notion de dispositif diagrammatique, qui est selon nous au principe d’un nouveau type de modélisation : la modélisation diagrammatique.

Mots-clés : schéma, diagramme, modèle de Turing, ingénierie, sémiotique.

 

Abstract : This article first shows how the spatial and temporal modelling of the objects of experience in general leads to the idea of graphic device. In a second part, we show how this historical and genetic declension of the concept of device leads to the current scientific model of what any device is: the Turing model, otherwise known under the technical name of Turing machine. Once the limits of the Turing model have been identified, we expose in a third and final part the reasons that allow us to introduce the notion of diagrammatic device, which is, according to us, the principle of a new type of modelling: diagrammatic modelling.

Keywords : schema, diagram, Turing model, engineering, semiotics.

 

Introduction

La notion de modèle, prise dans son acception scientifique, est une notion relativement récente. En effet « parler de modèle dans les sciences physiques avant 1860, dans les mathématiques avant 1900, et pour les sciences sociales avant 1920, constituerait un anachronisme dans le vocabulaire mobilisé par les acteurs eux-mêmes » (Armatte, 2005, p. 93). De plus, que ce soit dans les sciences théoriques (logique, physique, biologie, climatologie, etc.), les sciences pratiques (sciences de l’ingénieur et de l’environnement) ou les sciences de l’homme (économie, sociologie, science politique, etc.), les modèles ne permettent pas de faire la même chose. Dans les sciences théoriques et les sciences pratiques, ils permettent de comprendre ou d’agir, tandis que dans les sciences de l’homme, ils permettent d’objectiver la réflexion (Nouvel, 2002, p. 3). Parallèlement à ces trois types d’approches, on peut aussi appréhender la notion de modèle d’un point de vue critique, en dégageant les présupposés de ceux qui en font usage, pour la confronter à des notions connexes comme celles de métaphore et d’analogie (Varenne, 2006).

Comme l’affirme Franck Varenne, trois éléments semblent nécessaires pour que l’on puisse parler de modèle : un observateur et deux objets (Varenne, 2012). De ces trois entités découle le rapport de modélisation, dans lequel la relation de l’objet considéré comme entité modélisée à l’objet considéré comme entité modélisante a pour principale caractéristique de ne pas être une relation d’équivalence, puisque l’objet modélisé « peut en effet être relativement, voire totalement, inaccessible, en fait, voire en droit » (Varenne, 2012, p. 135). C’est d’ailleurs l’intérêt majeur du modèle, contrairement à l’objet qu’il modélise : être pourvu d’une grande maniabilité ou manipulabilité.

L’histoire de la philosophie des modèles au 20e siècle a été jalonnée par trois grandes périodes : une période syntaxique, une période sémantique et une période pragmatiste (Varenne, 2006). De plus, certaines études ont montré qu’il fallait distinguer le rôle de la notion de modèle en science de son rôle en philosophie des sciences (Leroux, 2012). L’approche des modèles adoptée dans cette contribution sera résolument pragmatiste, au sens où nous concevons la classe des modèles graphiques que sont les diagrammes comme des « médiateurs » (Morgan & Morrison, 1999) qui instrumentent l’action d’un interprétant humain qui s’en empare et les interprète. Pour ce faire, nous couplerons cette acception du modèle comme médiateur de l’action à la conception du dispositif proposée par Bachimont (Bachimont, 2004), qu’il nous faut dès à présent situer dans le cadre de la réflexion contemporaine sur les dispositifs, afin de comprendre pourquoi c’est cette conception que nous retenons et pas une autre.

Hors des corpus associés à tel ou tel auteur auquel le concept de dispositif a été reconnu comme un concept pivot, que ce soit dans la pensée d’Heidegger (Heidegger, 2006 ; Dastur, 2006, n. 26 ; Tirloni, 2015) ou dans celle de Foucault (Agamben, 2007 ; Raffnsøe, 2008), les dictionnaires distinguent trois sens majeurs du terme dispositif : juridique, technologique et militaire (Agamben, 2006, p. 27). Par dispositif diagrammatique, nous entendrons donc un dispositif au sens technologique du terme et un modèle au sens technographique du terme : le diagramme comme « technogramme » (Alunni, 2013). Car un dispositif diagrammatique ou diagramme désigne selon nous une machine graphique qui fonctionne comme un médiateur de l’action pour un interprétant qui s’en empare et le manipule dans une activité de lecture opérationnelle (Ferri, 2021b, p. 109-110).

Nous partirons de la notion de schéma en commençant par en proposer la définition suivante : le schéma est une figure sans ornement. Autrement dit, c’est le modèle simplifié d’un objet spatial ou d’un processus temporel qui permet de représenter dans un espace à la fois sémiotique et graphique un objet ou un processus pour en comprendre les parties ou les moments essentiels. La fonction du schéma est donc double : elle est instructive et analytique, instructive parce qu’analytique.

Pour devenir un diagramme, le schéma ne doit pas simplement conserver une homologie de structure avec ce dont il est le schéma, c’est-à-dire avec son objet entendu comme référent visé. Il doit être supplémenté de cette propriété qu’est la générativité en tant qu’elle est productrice d’un supplément d’intelligibilité.  Dans la littérature spécialisée, cette caractéristique a reçu d’autres appellations comme le « libre parcours » (« free ride », Shimojima, 1996), l’ « iconicité opérationnelle » (« operational iconicity », Stjernfelt, 2011) ou encore l’ « avantage observationnel » (« observational advantage », Stapleton et al., 2017). Le diagramme doit donc être potentiellement producteur et reproducteur d’autre chose que ce qu’il représente et jouer ainsi le rôle d’une matrice générative. Comment le peut-il ? Quelles sont les conditions qui permettent de transformer le schéma en diagramme ?

Figure, schéma et processus de modélisation structurelle

Dimension spatiale du schéma

Nous venons de donner comme première définition extrêmement générale et approximative du schéma : « figure sans ornement ». Le schéma est donc une espèce du genre figure : c’est une figure dédensifiée et désaturée. En désaturant la figure, le schéma en révèle l’ossature (Ferri, 2021a). Par exemple L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci est un dessin qu’on peut considérer comme une représentation picturale du corps humain, même si elle correspond à la superposition de deux postures différentes qui laissent ainsi apparaître deux bras et deux jambes. En tant que représentation picturale, c’est une figure du corps humain :

Figure 1 : L’Homme de Vitruve.
URL: https://fr.wikipedia.org/wiki/Homme_de_Vitruve#/media/Fichier:Vitruvian_Man_by_Leonardo_da_Vinci.jpg

Mais la représentation du même corps, si elle est construite afin de représenter ses différentes parties internes et qu’elle est accompagnée d’une légende et de flèches descriptives, alors elle devient un schéma. Ce peut être un schéma construit en vue de se faire une représentation des différents muscles du corps humain ou des différentes parties du corps chez l’homme et la femme :

Figure 2 : Schéma du corps humain.
URL: https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_muscles_du_corps_humain

 

Figure 3 : Schéma des corps de la femme et de l’homme.
URL: https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/b1/Human_body_features-fr.svg/1920px-Human_body_features-fr.svg.png

Deux opérations découpent donc la figure en schéma : la distinction des parties de la figure et leur dénomination une à une. Nous pouvons ainsi avancer une première définition de la figure : une figure est une représentation graphique synthétique et synoptique, donc spatiale, plus ou moins dense et saturée, dont le schéma est la simplification et l’explicitation.

Qu’est-ce qu’ajoute le schéma à la figure et que lui retire-t-il simultanément ? Nous dirons qu’il lui retire la richesse sensible mais qu’il lui ajoute des attributs caractéristiques sinon des énoncés permettant d’expliciter et de simplifier ce dont la figure est l’étoffement. Autrement dit, ce qu’opère le schéma vis-à-vis de l’espace sémiotique et graphique de la figure, c’est un plongement de l’espace linguistique.

Dès lors, si le schéma conserve la proportion des rapports de distance entre les différentes parties de la figure qu’il représente, on dit qu’il en respecte les relations métriques. S’il respecte les relations métriques de la figure, il en respecte par définition les relations topologiques (rapports de position). Mais la réciproque n’est pas vraie : le schéma peut respecter les relations topologiques sans respecter les relations métriques, comme en témoigne par exemple ce schéma d’une cellule végétale :

Figure 4 : Schéma d’une cellule végétale.
URL: https://www.researchgate.net/figure/Schema-dune-cellule-vegetale-dapres-Hopkins-Hopkins-1995-et-Gallien-Gallien_fig2_42100266

Inversement, le schéma d’une mitochondrie produit à partir de son micrographe qu’on a obtenu grâce à la capture d’un microscope (Figure 5) permet de comprendre en quoi un schéma peut respecter les relations métriques et les relations topologiques des éléments de la figure qu’il représente :

Figure 5. Micrographe et schéma d’une mitochondrie (Lynch, 1988, p. 207)

De plus, un schéma peut respecter les relations métriques et les relations topologiques des éléments de la figure qu’il représente sans nécessairement respecter les échelles relatives entre ces éléments. Lorsque le schéma respecte les proportions entre les relations métriques des éléments qu’il représente suivant un facteur d’échelle, le schéma devient une carte :

Figure 6. Carte de la France.
URL: https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/e1/France_blank.png

L’intérêt des cartes est qu’elles permettent de présenter simultanément des niveaux d’information différents (Vorms, 2009, p. 378). En effet la superposition de chiffres et de couleurs sur une même carte météorologique permet par exemple de connaître les température approximatives et relatives de plusieurs zones géographiques tout en donnant accès à des valeurs précises, comme le montre la Figure 7 :

Figure 7. Carte des températures en France le 6 mai 2022.
URL: https://www.infoclimat.fr/

Nous venons de présenter la dimension spatiale du schéma comme représentation graphique. Il nous faut à présent caractériser sa dimension temporelle.

Dimension temporelle du schéma

Le schéma peut aussi avoir une dimension et une signification temporelles. Suivant cette acception, le schéma doit être entendu comme schéma comportemental, comme ensemble perceptible des rapports constants que laisse apparaître une conduite répétée et dont la structuration est garantie par une représentation interne du corps agissant qu’on appelle le « schéma corporel » (« Body Schema », Gallagher & Cole, 1995). Cette dimension temporelle conduit d’ailleurs le schéma à se transformer en schème, notion de provenance kantienne (Kant, 2001, p. 225) à laquelle Jean Piaget a donné une acception pragmatique dans le cadre de la psychologie du développement à travers la notion de « schème sensori-moteur » (Piaget, 1936) et à laquelle le sociologue Pierre Bourdieu a donné une acception plus dialectique et matérialiste, à travers la notion d’habitus, pensée comme système de schèmes engagés dans la pratique (Bourdieu, 1980). Car la dimension temporelle du schéma est aussi celle qui l’introduit au sein d’un processus moteur. En ce sens, le schéma devenant schème est une figure du corps en mouvement : c’est la figure d’un comportement qui se manifeste de façon répétitive, suivant une certaine constance et une certaine fréquence dans le temps, à travers des mouvements s’exprimant par des actions et des manières de faire ancrés dans des pratiques.

Si dans sa dimension spatiale le schéma est à la figure ce que le squelette est à la chaire, on peut se demander quels sont les analogues temporels de la figure et du schéma ? Autrement dit, quelle image pourrait nous donner une représentation figurative du rapport des analogues temporels de la figure spatiale et du schéma spatial ? On peut avancer l’idée que le schème est à l’action ce que le schéma est à la figure (Ferri, 2021a). Autrement dit, le schème est à la figure temporelle ce que le schéma est à la figure spatiale. C’est une dé-densification et une désaturation de la complexité de l’action saisie dans son épaisseur temporelle. Nous posons donc :

Figure / Schéma Action / Schème

L’action est ainsi posée comme une figure du temps, dont le schème est l’abstraction, c’est-à-dire le schéma. Nous pouvons dès lors poser la question suivante : comment peut-on représenter le schème, c’est-à-dire l’abstraction d’une figure temporelle, à travers un schéma spatial ? Autrement dit : comment peut-on représenter le schéma temporel d’une action, c’est-à-dire son schème, à travers un schéma spatial ?

Si on décompose l’action comme on décompose la figure dans le schéma figuratif, alors les segments de l’action considérée comme une totalité en constituent les parties temporelles. Si chaque segment partiel d’une action est représenté par une figure, alors il est possible d’extraire les schémas représentatifs des moments d’une telle action décomposée. Le principe de cette décomposition nous est donné par la technique de la chronophotographie :

Figure 8. Chronophotographie.
URL : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/73/The_Horse_in_Motion.jpg 

La représentation spatiale d’un schème au sens où nous venons de le définir se présente donc comme la sériation ordonnée d’un nombre fini de schémas. Si le schème désigne l’ensemble des rapports entre différents points du temps définissant les extrémités des segments d’une action entière et totale, alors il est possible de projeter ces points dans un espace de configuration pour en obtenir un schéma spatial. Cela conduit à l’idée de la représentation de moments temporels grâce à la disposition dans l’espace graphique d’un ensemble de marques qui représentent ces moments. Cela conduit donc à l’idée de dispositif graphique, si l’on entend par dispositif la détermination d’un comportement temporel par l’organisation spatiale d’un ensemble d’éléments reliés les uns aux autres (Bachimont, 2004, p. 16), dont l’unité synergique est orientée vers l’accomplissement d’une tâche déterminée, d’une action précise. Cela nous reconduit alors à la définition du mécanisme au sens cartésien du terme (Simondon, 2016, p. 397-411).

La représentation d’un mécanisme au moyen d’un dispositif graphique de marques conduit ainsi à l’idée de schéma technologique. C’est par exemple le schéma technologique du cycle quatre temps à allumage commandé du moteur à combustion et explosion. Le schéma de chaque phase nous donne un moment du cycle :

Figure 9. Cycle quatre temps du moteur à combustion et explosion.
URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Moteur_%C3%A0_combustion_et_explosion#/media/Fichier:4-Stroke-Engine.gif (Figure modifiée dans Ferri, 2021a, p. 95)

La mise en mouvement chronophotographique de ces schémas permet de simuler graphiquement le cycle. Le GIF du cycle permet d’en donner quant à lui une représentation dynamique.

Du dispositif graphique au modèle de Turing

Extension du concept de dispositif : dispositif mécanique, dispositif thermodynamique et dispositif computationnel

Il nous faut maintenant revenir à l’histoire de la pensée moderne et contemporaine, car l’histoire de la rationalité moderne et contemporaine – telle qu’elle s’étend de Descartes jusqu’aux développements les plus récents de l’informatique théorique – nous enseigne que l’essence du mécanisme se loge dans le concept de dispositif. Qu’est-ce alors qu’un dispositif ?

Un dispositif peut être défini concrètement comme l’interdépendance systématique d’un nombre fini d’éléments dont la principale caractéristique est d’être des entités spatiales (i.e. des entités non seulement étendues mais aussi localisables dans un espace). Lorsque le dispositif fonctionne, les pièces qui le constituent sont mises en mouvement les unes par rapport aux autres suivant un ordre temporel bien défini. C’est pourquoi un dispositif se définit aussi par un nombre fini de moments temporels pendant lesquels ses pièces sont en mouvement les unes par rapport aux autres, dans les limites de ce qu’on appelle en physique des degrés de liberté. La restauration périodique des mêmes rapports entre ces entités spatiales, qui sont constitutives du dispositif (entendu comme ensemble d’entités matérielles ayant une solidarité concrète), définit quant à elle des cycles de fonctionnement, temporellement programmés par la disposition des pièces et l’ordre de leurs interactions dans le temps.

L’exemple canonique du dispositif mécanique est ainsi la montre, car la montre est le symbole concret du mécanisme qui produit, présente et reproduit le temps qui règle le calendrier de nos rapports sociaux. L’exemple canonique du dispositif thermodynamique est quant à lui le moteur, car le moteur est le symbole concret du mécanisme qui ne se réduit pas à l’automouvement immobile d’un mécanisme horloger, mais produit le mouvement du dispositif dont le moteur est le cœur. Par exemple, le moteur à explosion est le cœur du dispositif voiture, qui grâce à lui, rend possible son auto-mobilité, et par conséquent son déplacement spatial.

Or nous savons depuis maintenant 80 ans qu’il y a un modèle scientifique qui donne une formalisation rigoureuse de ce qu’est un dispositif, c’est ce qu’on appelle la machine de Turing (Turing, 1937). Pourquoi la machine de Turing est-elle la formalisation rigoureuse de ce qu’est un dispositif ? Avant de répondre à cette question, il est nécessaire de revenir sur le terme d’informatique et sur le sens de cette science qui a moins d’un siècle, car cela nous permettra de faire la transition entre les dispositifs thermodynamiques et les dispositifs computationnels, pour arriver à l’idée de géométrie abstraite et discrète du temps (Bachimont, 1996) dont la diagrammatique est selon nous le complément. Car la diagrammatique est la géométrie concrète des opérations pratiques pourvues de signification, menant à la résolution des problèmes de la vie concrète. La sémiotique diagrammatique est en effet le langage visuel de la pratique entendue comme ensemble des opérations non calculatoires, c’est-à-dire des opérations qui excèdent toute formalisation algorithmique et donc nécessitent pour être modélisées le développement d’une nouvelle discipline que nous appelons l’ingénierie sémiotique des systèmes diagrammatiques (Ferri, 2021a).

L’informatique comme modèle scientifique des dispositifs

La machine de Turing est le modèle théorique du fonctionnement des ordinateurs modernes.

Figure 10. Schéma de la machine de Turing.
URL: http://www.desmontils.net/emiage/Module209EMiage/c5/Ch5_2.htm

Elle est un dispositif composé de trois éléments fondamentaux :

  • Une bande mémoire divisée en cases sur lesquelles sont inscrites en entrées des données codées dans un alphabet fini et dénombrable.
  • Un programme enregistré sur cette même bande mémoire, mais sur un emplacement distinct de celui des données. Ce programme est ce qui contient les instructions opératoires que la machine doit effectuer sur le code des données : il contient donc les règles de lecture.
  • Le dispositif est composé d’une tête de lecture/écriture à états internes, en nombre fini et mutuellement exclusifs, appliquant les instructions du programme sur le code des données. Cette tête de lecture effectue donc les manipulations dictées par le programme. Elle est capable soit d’écrire un symbole, soit d’effacer un symbole, soit de se déplacer d’une case sur la bande, à droite ou à gauche.

Lorsque la tête de lecture rencontre un couple formé d’un état interne associé à une instruction de déplacement, mais qui n’est pas enregistré dans sa table de transitions, la machine s’arrête et l’ordonnancement des symboles stockés sur la bande mémoire correspond au résultat du traitement calculatoire effectué par la machine. Ainsi, ce que nous a permis de comprendre la machine de Turing, c’est qu’exécuter un algorithme au sein d’un dispositif informatique est équivalent à effectuer un calcul arithmétique avec un dispositif papier/crayon. Exécuter un algorithme, dans le cas le plus simple, c’est effectuer un calcul arithmétique automatisé au sein d’un ordinateur, qui est une réalisation concrète du principe de fonctionnement de la machine abstraite de Turing, modèle de tout dispositif, c’est-à-dire de tout arraisonnement du temps par l’espace (Bachimont, 2004, p. 30-31).

Si la machine de Turing marque l’acte de naissance de l’informatique comme science, la réalisation du premier ordinateur en marque en revanche la naissance comme ingénierie. Dans informatique, il y a deux mots en un : information et automatique. Mais le mot information ne doit pas nous tromper. Il doit être entendu au sens technique du terme, c’est-à-dire tel que défini par Claude Shannon au sortir de la Seconde Guerre mondiale (Bachimont, 1994, p. 16). L’information, en ce sens technique, c’est un code. Or un code est d’autant plus informant qu’il contient de bits.

L’informatique est donc l’ingénierie du traitement automatique de l’information, tel qu’il est mis en œuvre par une machine concrète, qui est un centre de calcul : l’ordinateur. Puisque le traitement est effectué par la médiation de calculs (qui correspondent à des exécutions d’algorithmes) effectués sur des codages (qui correspondent à des suites d’informations au sens de Shannon), l’informatique est aussi une science. C’est une science de la nature, car elle permet de comprendre en quoi des systèmes physiques différents sont susceptibles de recevoir une même modélisation algorithmique, dans la mesure où ils opèrent les mêmes transferts logiques d’information (Chazelle, 2012, §68). C’est ce que Simondon appelait le « principe d’équivalence des méthodes » (Simondon, 2016, p. 46) et que nous appelons le « principe d’équivalence fonctionnelle » (Ferri, 2021a, p. 547), selon lequel un même résultat peut être obtenu à partir d’opérations et de structures très différentes. La réciproque étant vraie aussi : des mécanismes qui produisent des effets différents peuvent être équivalents. Par exemple, une sonnette électrique est équivalente à une horloge électrique, car elle fonctionne grâce au principe d’établissement et de rupture d’un courant dans un circuit à partir d’une action par contact. Le rapport Opérateur humain / Sonnette est strictement équivalent au rapport Balancier / Horloge. Il y a donc beaucoup plus d’analogie réelle entre une horloge électrique et une sonnette électrique, qu’entre cette horloge électrique et une horloge à poids, dont l’ensemble poids – roue motrice – remontoir – tambour est strictement équivalent à un treuil de carrière.

L’informatique est le traitement automatique des informations (Berry, 2009), parce qu’elle est l’ingénierie de l’information discrétisée numériquement, dont le format technique de manipulation est le codage binaire, et dont le support virtuel opératoire et calculatoire est la machine de Turing. Elle est aussi une science, car les lois qui régissent ses manipulations sont les lois du calcul, formalisées à travers des algorithmes. Qu’est-ce qu’un algorithme ?

C’est un calcul effectuable sur des codages, c’est-à-dire sur de l’information discrétisée numériquement et techniquement manipulée dans un format binaire. Mais les signes manipulés ne signifient rien dans la mesure où ils ne le sont qu’en fonction de leur forme syntaxique (définie par le langage de programmation utilisé) et non de la signification qui leur est associée (purement conventionnelle et extrinsèque à la manipulation calculatoire). Comme la manipulation n’est pas fondée sur la nature physique des symboles manipulés, mais sur les règles syntaxiques du langage de programmation utilisé, un algorithme et son exécution ne dépendent pas de la nature physique de l’ordinateur qui les réalise. C’est la raison pour laquelle l’informatique a pu être définie comme une physique abstraite des signes. « Physique des signes » dans la mesure où ces derniers sont manipulés de manière purement mécanique ; « physique abstraite » dans la mesure où les lois qui la concernent ne sont pas relatives à la matière, mais au temps (Bachimont, 1994, p. 16).

Suivant ces principes de codage numérique de l’information et de codage numérique des transformations à opérer sur des informations numérisées, il est possible d’obtenir le code résultat des données d’un problème et de sa méthode de résolution pour lequel l’exécution d’un programme enregistré sur une machine de Turing permet d’obtenir une résolution automatique du problème numérisé. Dès lors on peut se poser la question suivante : comment une physique de signes informatiques peut-elle devenir une physique des signes investis d’esprit ?

Dispositif computationnel et production de sens : l’ingénierie des connaissances

En opérant non plus un traitement automatique d’informations numérisées mais un traitement automatique des connaissances, comme l’a prouvé l’ingénierie des connaissances.

Figure 11. Diagrammes de fonctionnement de l’IA conçue comme ingénierie des connaissances
(Bachimont, 1996, p. 3 et 5)

En effet, en opérant la modélisation de contenus véhiculés par des représentations linguistiques grâce à des représentations logiques formelles enrégimentées dans des processus calculatoires, l’ingénierie des connaissances a prouvé qu’il était possible de produire de nouvelles connaissances interprétables dans des domaines d’expertise (Bachimont, 1996). Dès lors on peut se poser la question suivante : comment une physique des signes informatiques peut-elle devenir une physique des signes investis d’esprit

Notre réponse est : en devenant une techno-sémiotique des opérations symboliques où coexistent sur un même support graphique sens et calcul. Comment est-ce possible ? En construisant des diagrammes. Car les diagrammes sont des machines sémiotiques (Ferri, 2021a) qui produisent des calculs qui ont du sens. Dans cette mesure, ce sont de nouveaux supports de connaissances, qui donnent accès à des fonctionnements signifiants et rendent possible des manipulations pourvues de sens.

Dispositif graphique et ingénierie sémiotique : vers une modélisation diagrammatique

Schéma et iconicité structurelle

Ce que nous cherchons à préciser dans ce que nous appelons l’ingénierie sémiotique, c’est un principe de modélisation qui exploite l’oubli du formalisme logique hérité du Cercle de Vienne et un principe d’effectivité qui supplémente le principe d’effectivité calculatoire qui nous est donné par la logique mathématique (Bachimont, 1996). Nous proposons un autre principe de modélisation, complémentaire au principe de formalisation logique, que nous nommons principe de modélisation diagrammatique (Ferri, 2021a, p. 422). Il doit permettre d’exprimer le contenu non logique d’une connaissance phénoménologique, c’est-à-dire la structure qualitative sur laquelle s’appuie la faculté intuitive non logique, qui était déjà reconnue par Turing dans le §11 de sa thèse comme l’une des deux sources du raisonnement mathématique (Turing, 1939, p. 214-215).

En effet le symbolisme diagrammatique est un principe de modélisation fondé sur un postulat épistémologique portant sur la nature de la connaissance, à savoir son caractère de forme symbolique irréductible à toute formalité logique. À la différence d’un système formel, un système diagrammatique ne désigne pas un ensemble de règles de manipulation et de signes ininterprétés sur lesquels ces règles permettent d’opérer. Il désigne au contraire un mode d’emploi portant sur des signes motivés. Pour cette raison, il fait appel à l’attention et à l’intuition de l’interprétant qui s’en saisit. Mais pour rendre effective la résolution de problème modélisée par le système diagrammatique, il faut munir ce dernier d’un principe d’effectivité permettant de rendre concrète et réelle son opérationnalisation. Nous nommons un tel principe d’effectivité le principe d’opérationnalisation, et nous affirmons qu’il repose sur une propriété fondamentale des systèmes diagrammatiques, à savoir leur iconicité. Le principe d’opérationnalisation est celui qui fait passer le diagramme du statut de modèle de résolution à celui d’outil de résolution, grâce à ses propriétés iconiques.

L’approche de l’ingénierie sémiotique des systèmes diagrammatiques repose ainsi sur le fait que les connaissances exprimées par un symbolisme diagrammatique héritent des situations dans lesquelles elles sont ancrées la propriété de véhiculer des contenus opératoires qui peuvent être exprimés de façon iconique. Le symbolisme diagrammatique et sa sémantique opératoire ne sont pas seulement référentiels, ils sont aussi expressifs. Cette expressivité matérielle des diagrammes rend possible leur isomorphisme structurel aux situations concrètes qu’ils modélisent. Dans cette première perspective, les diagrammes doivent être compris comme des modèles d’intelligibilité. Deuxièmement, l’expressivité des diagrammes rend possible leur isodynamisme opérationnel à des situations d’interactions et à des enchaînements d’opérations qui en font des guides permettant de lire des situations réelles à partir d’idéaux-types et d’y répondre pragmatiquement. Suivant cette seconde perspective, les diagrammes doivent être compris comme des idéaux-types d’actions à accomplir.

Au lieu d’avoir une abstraction du contenu linguistique par la formalisation logique, on obtient une abstraction du contenu intuitif par la représentation diagrammatique. C’est pour cette raison que l’ingénierie sémiotique ne s’intéresse pas à l’idiome linguistique comme vecteur de connaissance, mais au symbole graphique. Car ce dernier a pour fonction de compacter spatialement cette structure qualitative phénoménologique, pour la rendre saisissable de façon synoptique et opérationnellement interprétable par la conscience qui s’en empare.

Diagramme et iconicité opérationnelle

Ensuite, il faut un principe d’effectivité. Ce principe, nous l’appelons le principe d’iconicité opérationnelle. C’est un principe d’effectivité opérationnelle non computationnelle. Au lieu d’exploiter un principe d’effectivité calculatoire, il s’agit d’exploiter la médiation grâce à laquelle on accède à l’effectivité non computationnelle. Cette médiation est selon nous l’iconicité opérationnelle (Ferri, 2021a, p. 425). Or l’iconicité opérationnelle peut être capturée par un diagramme dans la mesure où un diagramme est une machine sémiotique, c’est-à-dire une machine qui donne accès à un contenu opérationnel qui n’est pas réductible à un contenu computationnel.

Toute opération non calculable peut dès lors être schématisée à travers une représentation iconique opérationnellement interprétable grâce à la sémantique opératoire du diagramme explicitée à travers son mode d’emploi ou grâce à la maîtrise de son système de notation. Car l’explicitation linguistique d’un mode d’emploi ou du fonctionnement d’un système de notation est ce qui permet 1° d’interpréter le ou les schémas qui représentent des opérations que le diagramme modélise ; 2° de manipuler méthodiquement le diagramme, puisque cette explicitation que fournit le mode d’emploi guide la mise en œuvre opérationnelle et pratique du contenu sémiotique non calculable dont les schémas sont porteurs (et vis-à-vis duquel aucun codage algorithmique ne suffit à fournir une méthode de résolution).

L’exemple de la notation Laban (Challet-Hass, 1999a ; Challet-Hass, 1999b ; Challet-Hass, 2011) permet de comprendre en quoi un diagramme constitue un tel support de modélisation d’opérations non calculables. Dire d’un diagramme qu’il est pourvu de la propriété d’iconicité structurelle dans le cas d’une partition chorégraphique rédigée dans un tel système de notation, c’est signifier qu’il permet de codifier les gestes du corps en mouvement, en associant à chacune de ses parties un symbole arbitraire :

Figure 12. Système de notation des parties du corps en cinétographie Laban.
URL :
https://berthetandrea.files.wordpress.com/2014/06/labanotation1-jpg.pdf

On peut parler d’iconicité structurelle parce que les axes de la partition chorégraphique conservent les symétries du corps humain et parce qu’on peut assurer une correspondance biunivoque entre les parties du corps et les symboles de la notation. En projetant les arrangements combinatoires des gestes dans un espace graphique d’expression, on dispose d’un codage sémiotique, iconique et non discursif, qu’on peut ordonner suivant un sens de lecture qui permet la mise en mouvement du corps de celui qui sait lire la partition chorégraphique. En s’actualisant comme performance artistique, l’iconicité structurelle de la partition se transforme en iconicité opérationnelle du corps en mouvement du danseur qui s’exécute :

Figure 13. Traduction d’une portée en cinétographie Laban (Ferri, 2021a, p. 242)

Dès lors l’enjeu de l’ingénierie sémiotique consiste à élaborer un dictionnaire et une grammaire visuels de la pratique, c’est-à-dire une sémiotique visuelle des opérations pratiques irréductibles à des opérations de calcul. C’est donc la sémiotique qui peut nous donner accès à la géométrie du sens pratique que nous appelons la diagrammatique, qui est la géométrie de l’espace des opérations non calculatoires de la pensée et de l’action pratique dans le monde.

Conclusion

L’analyse du schéma, dans ses dimensions spatiale et temporelle, conduit à l’idée de dispositif graphique, entendu comme disposition des signes graphiques dans l’espace sémiotique d’inscription permettant de représenter une configuration d’objets dont les relations au cours du temps sont programmées, c’est-à-dire déterminées à se reproduire suivant des cycles répétitifs.

La déclinaison du concept de dispositif permet d’en donner une caractérisation mécanique, thermodynamique et enfin computationnelle, dont la formalisation achevée est donnée par le modèle de Turing. Les limites de ce modèle autorisent l’introduction de la notion de dispositif diagrammatique, permettant la modélisation d’opérations non calculables, parce que non saisies par la formalisation algorithmique. Ces opérations non calculables sont l’objet d’une nouvelle discipline, l’ingénierie sémiotique, dont la finalité est de modéliser la géométrie du sens pratique nommée diagrammatique.

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