Processus visuo-spatial et motricité fine en jeu dans l’utilisation de la souris sur l’ordinateur pour un public non scolarisé

Plan de l'article

 

Auteurs

Elise Gandon

GANDON Elise

Docteure en Sciences du Langage
ICAR UMR-5191, équipe ADIS
Chercheuse associée ATLIF UMR-7118
                           
Ecole Normale Supérieure de Lyon - Site
Descartes
15 parvis René Descartes
BP 7000
69 342 Lyon Cedex 07
France

 
 

Bénédicte Kachee

KACHEE Bénédicte

Chargée de plateforme linguistique
                      
CIDFF
66 boulevard Ambroise Croizat
69 200 Vénissieux
France

 

Citer l'article

Gandon, E, & Kachee, B. (2023). Processus visuo-spatial et motricité fine en jeu dans l’utilisation de la souris sur l’ordinateur pour un public non scolarisé. Revue Intelligibilité du numérique, 4|2023. [En ligne] https://doi.org/10.34745/numerev_1925

 

 

RésuméCet article propose de questionner la difficulté à s’approprier l’outil numérique pour des personnes en situation d’alphabétisation, c’est-à-dire pas ou peu scolarisées, et n’ayant pas ou très peu été en contact avec l’outil numérique. Nous étudions plus particulièrement le lien qui s’opère entre le geste de la souris et les actions de pointage et de clic à l’écran. La méthodologie de recherche par observation directe permet à l’observatrice sur le terrain de décrire la manière dont des personnes en situation d’alphabétisation tentent de s’approprier l’outil pour effectuer une tâche très simple : pointer et cliquer dans une zone de texte. Après quelques repères théoriques, nous décrivons les observations menées sur le terrain, nous comparons les compétences mobilisées dans le geste graphomoteur pour écrire et le geste de pointage permettant de cliquer dans un zone précise à l’écran, puis proposons des pistes didactiques.

Mots-clés : littératie numérique, littératie, alphabétisation, compétence visuospatiale, geste de pointage, geste graphomoteur, coordination oculomanuelle, surcharge cognitive.

 

AbstractThis article proposes to question the difficulty of appropriating the digital tool for people in a situation of literacy, that is to say with little or no schooling, and who have had little or no contact with the digital tool. We are particularly studying the link between the mouse gesture and the pointing and clicking actions on the screen. The direct observation research methodology allows the observer in the field to describe the way in which people in a situation of literacy try to appropriate the tool to carry out a very simple task: point and click in a text box. After a few theoretical benchmarks, we describe the observations made in the field, we compare the skills mobilized in the graphomotor gesture to write and the pointing gesture allowing to click in a specific area on the screen, then propose didactic tracks.

Keywords : digital literacy, literacy, visuospatial competence, pointing gesture, graphomotor gesture, hand-eye coordination, cognitive overload.

 

Pour faciliter la lecture de ce texte, le masculin générique se réfère aussi bien aux femmes qu’aux hommes.

Introduction

Hormis les compétences de lecture nécessaires « dès l’ouverture d’un système d’exploitation » et « dans la moindre des manipulations des objets numériques » (Souchier et al. 2019 : 19-21), l’utilisation de l’ordinateur mobilise des compétences kinesthésiques et cognitives en jeu dans l’exécution des gestes simples avec la souris, de pointage et de clic.

Nous nous sommes intéressées aux compétences numériques de personnes en situation d’alphabétisation, c’est-à-dire peu ou pas scolarisées dans leur pays, qui rencontrent des difficultés lors des nombreuses activités donnant lieu à des mouvements de pointage pour atteindre une cible sur l’écran.

Cela interroge également sur le processus de lecture et surtout d’écriture de ces personnes pour qui l’outil scripteur est en cours d’appropriation et qui n’ont pas intégré l’engagement corporel (main, avant-bras, épaule) nécessaire à l’acte d’écriture, qui semble également en jeu lorsqu’il s’agit d’utiliser les interfaces communicationnelles numériques (écran/clavier). L’acquisition du geste nous a donc semblé pertinent à interroger.

Les questionnements qui guident cet article sont nés d’observations empiriques que nous avons pu mener depuis environ quinze ans, en tant que formatrices auprès d’adultes migrants pas ou peu scolarisés, ou ayant un contact restreint ou inexistant avec les outils numériques. En tant que formatrices de Français Langue Étrangère (désormais FLE), nous intervenions dans l’apprentissage de la langue française. Nous devions néanmoins également assurer l’enseignement des compétences numériques, transversales aux différents modules de formation proposés. Il s’agissait de former les personnes migrantes à l’utilisation de l’ordinateur et d’internet principalement à des fins d’insertion socio-professionnelle, c’est-à-dire savoir réaliser les démarches administratives et de recherche d’emploi qui s’effectuent de plus en plus en ligne (Grellier et al., 2022). Concrètement, il s’agissait d’apprendre à utiliser le traitement de texte pour rédiger un CV (mettre en forme le paragraphe, utiliser les différents styles et polices…), sélectionner les offres sur les sites de recherche d’emploi (choisir des critères géographiques, effectuer une requête booléenne…), écrire un mail pour postuler à une offre ou effectuer une démarche administrative (saisir l’adresse mail du destinataire, notifier un objet, maîtriser les codes sociaux selon le destinataire…).

Ces séances d’informatique avec les adultes migrants peu scolarisés, qui ne possèdent ni la maîtrise de la lecture et de l’écriture, ni celle de l’outil informatique, mettent les formateurs dans des situations très inconfortables. Ces formateurs (en langue et non formateurs TIC) ne reçoivent pas de formation complémentaire pour assurer ces séances et ne sont parfois eux-mêmes pas du tout à l’aise avec les outils numériques. La loi de 2004 (relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social ) implique, pour les organismes de formation, de faire évoluer le métier de formateur, notamment de développer et acquérir de nouvelles compétences plus uniquement orientées vers la didactique de la langue (Portefin, 2012 : 28). Selon Portefin (Ibid., 84), les formateurs doivent aujourd’hui posséder des compétences qui s’inscrivent au-delà du classique face-à-face.

Ainsi, dans le cadre de ces séances consacrées aux compétences numériques, nous avons pu constater que les difficultés ne se situent pas au niveau de la compétence communicationnelle ni même de la compétence médiatique consistant à développer un regard critique face aux contenus du Web. Ce sont des tâches élémentaires comme la pratique « locale » du clic (Souchier et al., 2019 : 21) que certains ne parviennent pas à effectuer. Ils n’ont jamais « pris en main » un ordinateur, ne savent pas de quelle manière tenir la souris, ne comprennent pas le lien entre le geste de la main, le pointage, le clic sur la souris et ce qui se passe à l’écran. Les mains moites, la peur de l’objet vu par certains comme « indomptable », l’incompréhension d’un langage au double sens (bureau, fenêtre, souris…) s’ajoutent à l’apprentissage de la langue française pas encore maîtrisée pour la plupart.

Ce sujet nous a paru intéressant parce qu’il n’existe pas, à notre connaissance, d’ouvrages théoriques, ou de manuels d’apprentissage permettant d’offrir aux formateurs FLE des pistes didactiques pour accompagner les adultes migrants dans ce processus initial de prise en main des outils numériques.

Après quelques repères théoriques sur la littératie et les différentes compétences kinesthésiques et cognitives nécessaires à l’exécution des gestes de pointage et de clic, nous décrirons la méthodologie de recueil de données et nous présenterons quelques résultats ainsi que des pistes didactiques utiles sur le terrain de la formation.

Revue de la littérature

Le processus d’entrée dans l’écrit

Avant de commencer, il nous a semblé important d’éclairer le lecteur sur les caractéristiques du public qui nous intéresse et de proposer une définition du processus d’entrée dans l’écrit.

Les personnes en situation d’alphabétisation sont des personnes étrangères, faiblement scolarisées dans leur pays d’origine, peu ou pas confrontées à l’enseignement d’un code écrit et souvent originaires de sociétés de tradition orale dans lesquelles la pratique des outils numériques est également peu courante, bien que l’usage du smartphone transforme depuis quelques années un grand nombre d’activités sociales et économiques, particulièrement en Afrique (Berrou & Mellet, 2020). On constate néanmoins que ce sont surtout les jeunes qui en profitent, les personnes de plus de quarante ans ou isolées dans les zones très rurales et enclavées restant généralement éloignées des outils numériques (Bart & Lesourd, 2018 : 3).

Les personnes en situation d’alphabétisation qui vivent en France se trouvent dans un processus d’entrée dans la littératie, étant définie par l'OCDE comme « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d'étendre ses connaissances et ses capacités » (2000). Souvent peu qualifiées, elles rencontrent également des difficultés d’accès à l’emploi ainsi que des difficultés d’adaptation culturelle du fait du passage de l’oralité à la scripturalité (Adami, 2020 : 130).

L’entrée dans l’écrit est un processus qui se déroule sur une « temporalité longue » voire tout au long de la vie pour le public adulte (Parson & Tabbal,  2013 : 3). Cela implique donc une notion de progressivité  (Barré-de Miniac, 2002 : 30). Ce processus possède d’abord une dimension sociale car entrer dans l’écrit signifie entrer dans une culture de l’écrit et dans une société de l’écrit. Cela implique de parvenir à interpréter des « codes sociaux, pragmatiques, symboliques et pratiques », dans des sociétés d’accueil où l’écrit est omniprésent (Adami, 2020 : 129). Il existe donc une acculturation nécessaire à des pratiques langagières et sociales « qui diffèrent sensiblement de celle de l’oralité » (Fijalkow, 1997, cité par Parson & Tabbal, 2013 : 3). C’est en ce sens que les New Literacy Studies envisagent depuis les années 1990 la notion d’entrée dans l’écrit, dans une approche anthropologique et ethnographique qui prend en compte « les manières communes d’utiliser le langage écrit auxquelles les individus recourent dans leur vie courante »  (Barton & Hamilton, 2010 : 46) ainsi que les pratiques sociales dans des contextes variés (Parson & Tabbal, 2013 : 4).

Dans le processus d’entrée dans l’écrit est également en jeu le mécanisme cognitif du développement de la conscience phonologique, c’est-à-dire la compétence qui amène l’apprenant à construire une représentation mentale des unités phonologiques de la langue cible (Jaffré, 2003 : 39). Cette conscience phonologique entraînera la compréhension, la mémorisation et l’utilisation du principe alphabétique et du lien grapho-phonétique. La maîtrise des compétences orales joue alors un rôle essentiel dans le processus de lecture et d’écriture. Les neurosciences montrent que l’entrée dans l’écrit consiste à « accéder aux réseaux du langage parlé par le biais de la vision » et qu’il existe dans l’hémisphère gauche du cerveau une région spécialisée pour les mots écrits (Dahaene, 2020 : 162). Ce processus cognitif s’appuie sur des compétences et des circuits neuronaux déjà existants qui se modifient fortement au cours de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.

Les personnes n’ayant pas été scolarisées dans leur pays d’origine doivent également acquérir la maîtrise du geste scripteur, ou geste graphomoteur. Peu de travaux ayant été menés sur l’acquisition du geste graphomoteur pour des adultes en situation d’alphabétisation, nous nous appuyons sur des travaux en pédagogie de l’enfant. Ce geste d’écriture requiert différentes conditions pour s’accomplir, notamment des conditions motrices, kinesthésiques et de contrôle visuel. Le geste graphomoteur est une activité asymétrique qui implique un mouvement d’une seule main. Le bras doit alors « jouer le double rôle de point d'appui du corps et de point d'appui du mouvement » ce qui stabilise le geste et permet un tracé fluide et régulier (Lurçat, 1974 : 36). La main, le poignet, l’avant-bras et même l’épaule sont donc mobiles ce qui permet au scripteur d’effectuer des mouvements dans les trois dimensions de graphique. Ainsi, selon Lurçat, il existerait deux espaces distincts dans l’acte d’écriture : un espace postural, défini comme l’ensemble des gestes, et un espace graphique, le plan dans lequel se déroule l’activité graphique (Lurçat, 1974 : 15). Le geste graphomoteur nécessite également une coordination oculomanuelle et un contrôle visuel, surtout lorsque le scripteur encore novice ne relie pas encore instinctivement les lettres. La reprise du tracé nécessite alors l'interférence du contrôle visuel pour aligner la lettre suivante à la suite de celle qui précède (Ibid. : 37). Le contrôle s’exerce sur la trace laissée par le stylo. Le geste d’écrire est donc une activité largement motrice. Il nous semble que certaines conditions mobilisées par le geste graphomoteur sont similaires à celles mises en œuvre dans le mouvement de la souris d’ordinateur et l’acte de pointage.

Du geste graphomoteur au geste de pointage

Après avoir défini les conditions requises permettant la maîtrise du geste graphomoteur, nous proposons de nous intéresser aux conditions nécessaires à la réalisation d’une action ordinaire de navigation numérique : le mouvement de pointage avec la souris et le clic. Le maniement de la souris est la base de toutes les actions sur l’ordinateur. Il permet de multiples actions à l’écran : l’utilisateur peut montrer, désigner, sélectionner un objet graphique. Elle « s’incarne à l’écran sous la forme d’une flèche inclinée » ou d’un curseur, « dont le mouvement est synchronisé à celui donné à la souris » (Després‑Lonnet, 2005 : 132).

La manipulation de la souris est une activité asymétrique (mobilisant une seule main, en général la main qui écrit). À l’instar du geste graphomoteur, tout le corps est en mouvement lorsque nous utilisons la souris de l’ordinateur (Souchier et al., 2019 : 95). L’avant-bras est à la fois point d'appui du corps et point d'appui du mouvement, comme dans le geste d’écriture. La fluidité du geste tient à la stabilité de ce point d’appui. Selon plusieurs chercheurs, la flèche-pointeur peut d’ailleurs être considérée comme un prolongement du corps à l’écran puisqu’elle reproduit le mouvement du bras et de la main (Després‑Lonnet, 2005 : 132 ; Auvray et Fuchs, 2007 : 26).

Des travaux portant sur l’interaction homme-machine se sont déjà intéressés aux compétences de motricité et notamment au rapport entre la précision d’un pointage et le temps nécessaire pour le réussir (Alonso et al., 2009 : 247). L’utilisation de la souris et du clavier requiert en effet une habileté motrice fine car la main, à travers la souris, agit dans le virtuel. Utiliser la souris, et donc le pointeur, nécessite d’avoir conscience de ce niveau d’abstraction mais également d’effectuer avec subtilité un geste physique (par exemple pour sélectionner un mot ou pour descendre la barre de défilement). Une étude sur le pointage (Alonso et al., 2009 : 248) met en avant les notions de « bruit », d’« imperfections » dans notre système moteur. Cette étude, réalisée auprès d’un public habitué à l’utilisation de l’ordinateur, montre que les grandes distances à parcourir rapidement avec la souris peuvent être source d’une certaine imprécision au niveau de l’exécution des mouvements.

L’utilisation de la souris ne mobilise pas seulement les mouvements du bras ou de la main. Le geste de pointage va aussi faire appel à une action de coordination oculomanuelle :  « le regard attend le pointeur là où la main l’amène » (Després-Lonnet, 2005 : 133). C’est donc une double action qui est requise : une action de lecture qui passe par le regard : « où dois-je cliquer pour accéder à ce que je veux lire », et qui s’accompagne d’une « mise en jeu corporelle »: « quel geste de la main, du bras, de l’index dois-je effectuer pour que le curseur se positionne ici » (Besombes et al., 2016 : 49).

Traitement visuo-spacial et coordination oculomanuelle

Si c’est le cerveau qui traite l’information dans l’usage d’un outil numérique, l’œil se trouve être le principal organe d’entrée de l’information : à peu près la moitié du cortex cérébral est associé au traitement visuel et environ un million de messages visuels sont transmis de manière simultanée au cerveau (Baccino &Drai-Zerbib, 2015 : 11-13). Alors que dans l’activité graphomotrice, le contrôle visuel s’exerce sur la trace laissée par le stylo, dans l’activité de pointage le contrôle visuel est porté sur l’apparition ou la disparition du curseur et repose « sur un contrôle oculo-moteur élaboré ainsi que des capacités visuoattentionnelles et spatiales », essentielles pour repérer des objets et les saisir (Benois & Jover, 2006 : 1). Selon Baccino et Drai-Zerbib, les yeux doivent être en perpétuel mouvement pour que la vision fonctionne. Même lorsqu’on a l’impression que l’œil est stabilisé sur une image, des micro-mouvements oculaires ou des clignements de l’œil inconscients réactivent sans cesse l’image sur les récepteurs rétiniens et envoient des signaux lumineux vers le cerveau. Si l’œil s’immobilise, cela signifierait que les récepteurs ne sont plus activés :  « l’immobilisation de l’image sur la rétine provoque la perte de la vision de cette image » (Baccino &Drai-Zerbib, 2015 : 19).

Dans le cas de l’utilisation de la souris, l’œil ne se pose pas sur la souris car l’action effectuée « se traduit,  s’interprète  et se lit sur un espace dédié, l’écran » (Souchier et al., 2019 : 24). Le regard se porte donc sur l’écran et se déplace au gré du curseur, tantôt à droite ou à gauche, tantôt en haut ou en bas. Il évolue en diagonal ou en zig-zag selon le geste qu’effectue la main. Ce ballet est perceptible dans le regard par des micro-mouvements oculaires.

Dans ce processus, de nombreuses étapes cognitives sont en jeu. Pour que notre cerveau programme le mouvement nécessaire à réaliser avec la souris, nous devons disposer de certaines informations notamment visualiser, ou coder, la position finale de son mouvement grâce à la vision centrale qui semble être la source d’information la plus importante pour effectuer des mouvements très précis. Ensuite, nous planifions un trajet avec la main afin que le curseur atteigne notre cible (Alonso et al., 2009 : 248). En effet, selon Baccino et Drai-Zerbib, il existe deux mécanismes décisionnels de signaux visuels. L'un permet de décider de la trajectoire et l'autre de calculer l’amplitude du mouvement et le point d’arrivée (cible). Dans le cadre du repérage d’une « cible », on peut distinguer trois types de mouvements : les mouvements de vergence « qui permettent d’adapter le regard à la distance de l’objet fixé », des mouvements de poursuite « utilisés pour suivre une cible mobile » (en l’occurrence le curseur), et des mouvements appelés vestibulaires « déclenchés pour compenser les mouvements de la tête et du corps dans la recherche d’une cible » (Baccino & Drai‑Zerbib, 2015 : 23).  Il s'agit de mécanismes oculomoteurs engagés dans l’activité de lecture sur écran. Néanmoins, ces mécanismes peuvent nous aider à comprendre le traitement visuo-spatial en jeu lorsque l'utilisateur déplace la souris et tente de pointer le curseur vers une zone de texte précise. 

Mémoire réflexive

Les utilisateur aguerris ne remarquent plus l’attention qu’ils portent de manière quasiment inconsciente à la « discrète chorégraphie » de la souris (Brun, 2012 : 88) car ils connaissent ce geste par cœur. Dans ce cas, selon Souchier et al. (2019 : 30), nous mobilisons la mémoire opératoire, c’est-à-dire que nous n’avons pas besoin de réfléchir au geste que nous devons exécuter. En revanche, un utilisateur novice qui ne maîtrise pas encore l’utilisation de la souris va devoir mobiliser la mémoire réflexive. Cela signifie que le geste n’a pas encore été appris et répété, et qu’il n’a donc pas été non plus « culturellement intégré » (Ibid., 2019 : 33).

La flèche peut être remplacée par d’autres curseurs (une main, un trait ou un sablier) en fonction de l’endroit où l'on déplace la souris sur l’écran. La « lecture et l’interprétation » de la forme du curseur font appel à des codes socio-culturels que le lecteur sur écran doit également acquérir (Després-Lonnet , 2005 : 131 ).

Manifestations émotionnelles inhibitrices de l'action

L’activité de pointage va alors déployer de nombreuses compétences qui peuvent, lorsque l’utilisateur est novice, engendrer un phénomène de « surcoût cognitif » décrit par Tricot (2007 : 63). Habituellement provoquée par la non-linéarité des supports numériques et par les liens hypertextuels, la surcharge cognitive de la lecture numérique va positionner l’utilisateur « dans un état où il ne sait plus où aller, ni d’où il vient, ni comment y retourner » et où il ne comprend plus les contenus qu’il est en train de lire (Ibid. : 64). Ces caractéristiques de la lecture sur écran imposent une difficulté supplémentaire aux utilisateurs non (ou peu) scolarisés. Généralement davantage en jeu dans l’activité de lecture, il nous semble néanmoins que cette piste cognitive est à explorer car elle peut être responsable de manifestations émotionnelles à prendre en compte dans l’accompagnement des personnes en difficulté avec l’activité de pointage.

Les utilisateurs routiniers de l’activité de pointage vont inconsciemment faire appel à la « mémoire de l’oubli » (Souchier, 2012 : 4) ce qui leur offre une très grande économie d’énergie psychique et par conséquent un réel confort de vie ainsi qu’un sentiment de satisfaction autant que d’efficacité. A contrario, les utilisateurs non-routiniers ne vont pas réussir à mobiliser cette « mémoire de l’oubli » décrite par Souchier, ce qui va déclencher dès la prise en main de l’outil une surcharge cognitive et un sentiment de stress.

Méthodologie

Notre méthodologie de recherche s’appuie sur des données d’observations empiriques récoltées auprès d’un public peu ou pas scolarisé et parvenant difficilement à s’approprier l’outil « ordinateur » pour la recherche d’emploi et les démarches administratives. Il s’agit donc d’une étude sur l’utilisation du numérique et plus précisément sur l’utilisation de la souris pour des personnes adultes en situation d’alphabétisation éloignées de l’emploi et non qualifiées professionnellement.

L’observation directe

Les hypothèses que nous avons formulées nous ont conduites à adopter une recherche par observation directe, non-participante, technique d’enquête qualitative qui permet de recueillir des données principalement non-verbales auprès des participants. Les éléments et informations récoltés ont été notés le plus précisément possible dans un « journal de terrain » sur traitement de texte, matériau de base pour l’analyse.

Le « journal de terrain » est composé de notes décrivant le lieu de recueil ainsi que le profil et les gestes et actions réalisés par les participants mais il contient également des réflexions personnelles qui rendent compte des impressions de l’observatrice. Enfin, le journal de terrain inclut également des pistes d’analyse provisoires.

Terrain et déroulement du recueil de données

Nous allons à présent décrire le terrain, la contextualisation ainsi que les étapes du recueil. Les données ont été recueillies entre mars et juin 2022 dans les locaux d’une antenne du CIDFF (Centre d'Information sur les Droits des Femmes et des Familles) Rhône-Alpes Arc Alpin Interdépartemental, à Vénissieux, dans le Rhône. Notre terrain d’observation fait partie d’un réseau de 114 CIDFF répartis sur le territoire national. Les CIDFF « exercent une mission d'intérêt général confiée par l'État dans le but de favoriser l'autonomie professionnelle, sociale et personnelle des femmes ainsi que de promouvoir l'égalité entre les femmes et les hommes » (https://landes.cidff.info). La plateforme du CIDFF de Vénissieux accueille des personnes migrantes pour un entretien sociolinguistique et professionnel dont les objectifs sont principalement l’évaluation des compétences à l’écrit, à l’oral pour permettre une orientation vers des parcours de formation linguistique le cas échéant, formation professionnelle ou emploi dans certains cas. Un bilan socio-professionnel est donc également mené par Bénédicte Kachee, qui occupe le poste de chargée de plateforme linguistique et qui accueille elle-même toute l’année des personnes afin de les accompagner dans leur parcours.

Bénédicte Kachee, qui est donc également notre observatrice, recueille les éléments du parcours antérieur que les personnes lui confient : scolarité, diplômes, expérience professionnelle et compétences humaines et professionnelles transférables, mais parfois également éléments du parcours de vie qui ont pu avoir un impact sur la vie sociale et professionnelle.

Les compétences numériques sont également évaluées au cours de cet entretien. Cela permet de connaître le degré d’autonomie des personnes dans leur recherche d’emploi mais également les compétences potentiellement mobilisables dans un futur emploi. La disqualification professionnelle est l’un des enjeux majeurs liés à la situation d’illectronisme. En effet, un minimum de compétences numériques sont aujourd’hui indispensables au travail, même sur des postes dits peu ou pas qualifiés : envoyer un mail ou saisir des informations sur un logiciel en ligne, notamment dans les métiers de l’aide à la personne (Pasquier, 2018 : 45).

Ce terrain de recherche nous a semblé pertinent par rapport à la question qui nous intéresse car Bénédicte Kachee accueille à la plateforme du CIDFF de nombreuses personnes en situation d’alphabétisation.

Concernant l’investigation, certaines phases d’enquête (Arborio & Fournier, 2021 : 25) n’ont pas été nécessaires dans notre cas. L’entrée sur le terrain par exemple n’a pas raison d’être puisque la personne qui récolte les données se trouve être sur son propre lieu de travail.

Les temps d’observation proprement dite et de prise de notes se sont donc effectués sur un terrain connu, auprès d’un public que notre observatrice a l’habitude de recevoir et d’accompagner. Bénédicte Kachee possède une bonne connaissance de la situation observée et occupe un « rôle social » qui limite le risque de déformation de la situation réelle et ne perturbe pas la situation observée. La conduite et la réaction des participants observés n’est probablement pas ou peu modifiée du fait de sa présence : elle est à la fois la personne qui accueille dans le cadre de l’entretien sociolinguistique ou de l’atelier et la chercheuse qui recueille les données. Le risque du « paradoxe de l’observateur » est alors minime (Arborio & Fournier, 2021 : 28).

Le test numérique proposé se passe sur un ordinateur portable avec souris filaire. Il vise à évaluer les compétences numériques et plus précisément la manipulation de la souris sur un logiciel de traitement de texte. Un document texte préparé en amont propose des zones de texte dans lesquelles les participants sont amenés à cliquer afin d’y inscrire leur nom, prénom ainsi que le prénoms des enfants le cas échéant. Les zones de texte mesurent pratiquement toute la largeur de la page comme le montre la capture d’écran ci-dessous. Ce test aurait pu être conçu en ligne sur un outil-formulaire de sondage mais nous avons préféré un document brut et épuré afin de ne pas impressionner les participants. Ce modèle suit de manière très simplifiée une trame que l’on retrouve sur Internet dans certains formulaires administratifs proposés par la CAF ou Pôle Emploi.

Figure 1 : Activité Test

Afin de réaliser le test, chaque participant doit effectuer une succession d’actions. Les étapes à réaliser sont attentivement observées et prises en note par notre observatrice :

  1. Prendre la souris en main
  2. Déplacer la souris en regardant l’écran (donc sans regarder la souris mais en la soulevant pour la déplacer vers la droite si elle « bute » contre l’ordinateur, bloquant ainsi l’avancement du curseur)
  3. Réaliser une action de pointage et suivre le curseur des yeux afin de s’assurer qu’il sera au bon endroit (c’est-à-dire dans la zone de texte)
  4. Cliquer dans la zone de texte lorsque le curseur est bien positionné
  5. Saisir le nom
  6. Réitérer la tâche pour la zone de texte suivante

Les conditions d’observation sont les mêmes pour tous les participants : la personne observée est systématiquement accompagnée par l’observatrice-formatrice qui est dans une posture d’aide vis-à-vis des tâches demandées. Si la personne ne parvient pas à réaliser la tâche, l’observatrice-formatrice accompagne et interrompt la tâche si besoin. Les personnes étant en situation d’alphabétisation, elles ne sont généralement pas en mesure d’écrire leur nom, ni les prénoms des enfants de mémoire. Il leur est donc proposé d’utiliser un modèle (pièce d’identité, livret de famille…). Il faut préciser que les consignes sont données en français. Les participants n’ayant pas tous les compétences en communication orale, certaines indications peuvent être incomprises.

Au cours de son observation, Bénédicte Kachee s’est principalement attardée sur la réalisation des tâches demandées, mais également sur la posture du corps, la posture des mains ainsi que les mouvements oculaires, en lien avec la tâche demandée. Elle a aussi observé l’occupation de l’espace autour du poste de travail et les différents déplacements de la souris (horizontaux et/ou verticaux). Les observations sont accompagnées de commentaires sur les attitudes d’engagement dans la tâche (le sérieux par exemple...) ainsi que dans les sentiments qui peuvent être éprouvés par les participants lors de l’exécution de la tâche (la peur, le stress qui se manifestent par les mains moites par exemple...). En effet, selon Arborio & Fournier (2021 : 47), le caractère direct de l’observation suppose la mobilisation du chercheur et plus particulièrement sa sensibilité. Il va devoir être attentif aux sentiments et aux impressions ressentis par les participants comme le stress ou la fatigue éprouvés. Ce mode de recueil de données « suppose la mobilisation du chercheur sans autre instrument que ses facultés propres » (Ibid. : 47) et les interprétations apparaissent au moment même de l’observation in situ.

L’observation directe nécessite par la suite d’organiser et de mettre en forme les éléments recueillis. Notre approche sensible et empirique a conduit à une analyse du contenu par inventaire, sélection et croisement des données avec les éléments du cadrage théorique. Les éléments pris en note concernent également le profil des personnes observées. Cet aspect est présenté dans le paragraphe suivant.

Les participants

Le recueil de données s’est effectué auprès de huit personnes dont les noms ne sont pas mentionnés pour respecter la confidentialité des données (seules les initiales des prénoms sont utilisées).

Le tableau ci-dessous présente le profil des participants. Ils sont tous demandeurs d’emploi, en situation d’alphabétisation, peu ou pas scolarisés. Les participants sont principalement des femmes (7/8) et proviennent d’Afghanistan (2), d’Algérie (2), du Cap-Vert (1), de Roumanie (1) et du Sénégal (1). L’une des participantes est française originaire de Mayotte. Compte tenu de son âge et du fait qu’elle n’a jamais été scolarisée, elle peut être considérée comme étant en situation d’alphabétisation. La plupart des participants sont en France depuis un grand nombre d’année sauf la personne sénégalaise qui vient d’arriver ainsi que le jeune Afghan qui en France seulement depuis deux ans.

Participants

Genre

Âge

Pays d'origine

Nombre d’années en France

Scolarisation (en années)

Comprend le français à l'oral

Lecteur scripteur

G

F

52

Afghanistan

6

0

non

non

M.E.

F

56

Cap-Vert

/ Portugal

6

8 ans au Portugal

très peu

non

S

F

51

France (Mayotte)

19 (métropole)

0

oui

non

K

F

34

Algérie

10

5

oui

non

N

H

22

Afghanistan

2

4

très peu

non

E

F

29

Roumanie

15

0

oui

non

R

F

56

Algérie

19

3

non

non

M

F

43

Sénégal

Quelques mois

0

non

non


Tableau 1 : Profil des participants

Il nous a semblé intéressant de confronter les observations avec d’autres informations telles que l’expérience professionnelle et l’utilisation des outils numériques et particulièrement l’utilisation de l’ordinateur dans le poste de travail occupé.

Participants

Expérience

professionnelle

Durée

Utilisation de l’ordinateur au travail

G

non

-

-

M.E.

Au Portugal

inconnue

non

S

non

-

-

K

Agente de service Hospitalier

en France

environ 5 ans

de manière discontinue

non

N

Employé (Grande distribution)

en Afghanistan,

Manutentionnaire en France

inconnue

non

E

agent d’entretien en France

peine à donner exactement la durée

non

R

non

-

-

M

non

-

-


Tableau 2: Expérience professionnelle

Résultats et mise en perspective des conduites observées

Nous allons à présent dresser un bilan des résultats ayant émergé de nos observations en les mettant en corrélation avec les éléments de cadrage théorique. Les matériaux (notes et observations brutes) ne sont pas présentés ici.  Néanmoins certains extraits des observations et prises de note brutes sont parfois repris pour illustrer notre propos.

Selon notre observatrice, les personnes connaissent l’outil mais n’ont pas encore vraiment eu l’occasion de l’utiliser et elles ont déjà vu quelqu’un dans leur entourage en utiliser. Certains le confirment lorsqu’ils sont interrogés.

Prise en main de la souris, geste moteur de pointage

Considérant que la souris (et donc la flèche qui matérialise la souris à l’écran) est comme le prolongement du corps à l’écran, les utilisateurs doivent tout d’abord intégrer que la souris va reproduire le mouvement du bras et de la main. En analysant les pratiques des participants, nous observons que, pour la plupart, la souris est un objet embarrassant dont on ne sait que faire. Cela se vérifie pour certains dès la première étape du test.

Par exemple, M. n’a manifestement aucune connaissance de l’impact des mouvements de la souris sur le curseur ni même du rôle de la souris. M. prend la souris en main, la soulève comme si elle faisait un geste pour la ranger, pour la mettre de côté. En quelque sorte, elle la pose un peu plus loin sur la table et « l’évacue de son espace de travail comme si pour elle, il n’y avait aucun lien entre utiliser la souris et écrire sur traitement de texte ». Dans ce cas, c’est donc notre observatrice qui effectue le geste de pointage et de clic, M. se contente de taper sur le clavier les lettres permettant d’écrire son nom et celui de ses enfants. M. n’utilisa donc pas du tout la souris.

Tout au long du test, M-E. rencontre une difficulté avec la souris. Elle ne sait pas quoi faire avec la souris lorsqu’elle pense avoir terminé l’activité de pointage et la souris se retrouve la plupart du temps au bord du bureau, prête à tomber.  

De son côté, N. ne considère même pas la souris. Même après avoir été guidé du geste et de la voix vers la souris par notre observatrice, il ne s’en préoccupe pas car il pense que l’écran est tactile et le touche du bout du doigt comme si c’était une tablette. N. a 22 ans et il doit être davantage usager des outils tactiles (smartphone et tablette).

Traitement visuo-spacial et la coordination oculomanuelle dans le lien souris/écran

Interrogeons-nous à présent sur le lien entre le geste de la souris et celui effectué par le curseur. L’observation montre que S. ne maîtrise pas le mouvement du pointeur et ne parvient pas effectuer l’activité de pointage : le curseur disparaît dans les bords de l’écran. Lorsqu’elle se rend compte qu’elle a perdu de vue le curseur à l’écran, elle soulève la souris et regarde en-dessous pour chercher ce qui ne fonctionne pas. Elle exerce donc un faible contrôle oculo-moteur et ses capacités visuoattentionnelles et spatiales ne sont pas mobilisées.

Quant à E., elle comprend manifestement qu’il existe un lien entre le mouvement de la souris et celui du curseur. E. « s’amuse » à faire bouger la souris et lui fait faire de nombreux mouvements. Ce jeu lui permet manifestement d’analyser la direction et l’amplitude nécessaire à la réalisation de la tâche et de comprendre que les tracés invisibles du pointeur sont la simple transposition de ses propres gestes. Elle parvient alors à positionner le curseur dans la zone de texte mais ne comprend pas qu’il faut également effectuer un clic. Elle effectue de très nombreux allers-retours visuels entre le plan horizontal-souris et le plan vertical-écran pour constater l’impact des mouvements de la souris sur le curseur associé à des micro-mouvements oculaires des yeux très fugaces mais perceptibles qui indiquent que les signaux sont envoyés vers le cerveau pour analyser la situation.

M. effectue de très nombreux allers-retours visuels entre le plan horizontal-souris et le plan vertical-écran pour constater l’impact des mouvements de la souris sur le curseur ce qui montre qu’elle comprend bien le lien entre la souris et le curseur à l’écran. Malgré les micro-mouvements oculaires constatés, elle ne parvient pas à effectuer correctement l’activité de pointage pour cliquer dans la zone de texte.

Concernant les autres participants, on constate peu de micro-mouvements oculaires et une difficulté à effectuer le lien visuo-spatial entre le mouvement de la souris et le mouvement du curseur sur l’écran. Cela se manifeste également par des mouvements de curseur désordonnés à l'écran. Par exemple, K. comprend le lien entre le déplacement de la souris et le mouvement du curseur donc elle « fait beaucoup bouger la souris » mais le déplacement est rapide et K. n’a pas le temps de saisir le lien entre mouvements de la main et du curseur. Aucun micro-mouvement occulaire n’est constaté chez cette participante.

M-E. se heurte à une autre difficulté : lorsqu’elle bouge la souris, elle regarde la souris et non l’écran. Elle ne parvient donc pas à voir et à comprendre ce qu’il se passe sur l’écran. Lorsque le curseur est positionné au bon endroit (donc dans la zone de texte), M-E. lâche la souris avant de cliquer. Au moment où elle lâche la souris, M-E. fait involontairement bouger la souris et il faut donc réitérer le mouvement de pointage mais M-E. ne s’en rend pas compte et commence à saisir le texte. Un « surcoût cognitif » empêche peut-être la réalisation de ces deux actions.

Activité de pointage et posture du corps

L’appropriation de l’outil requiert une concentration telle que le corps entier est mobilisé de manière inconsciente dans les mouvements qui doivent normalement être réalisés uniquement par l’avant-bras et la main. Les observations vont dans ce sens.

Par exemple, M-E. se penche de tout son corps à gauche lorsqu’elle veut pointer sur la gauche de l’écran. Mais elle ne bouge pas la souris. On peut donc se demander si M-E. a pris conscience du lien entre le mouvement de la souris et l’activité de pointage à l’écran.

Pour certains participants, le geste à réaliser pour effectuer l’activité de pointage est compliqué. Selon notre observatrice, M-E. a de grosses difficultés à ajuster son geste aux mouvements du curseur : mouvements trop amples ce qui conduit à la perte de vue du curseur et à l’échec du pointage. Pour S. également, les mouvements sont trop amples et elle ne parvient pas, malgré plusieurs tentatives, à « viser » la zone de texte. Il semble que l’instabilité du point d’appui du poignet ou de l’avant-bras puisse être en cause dans la fluidité du geste.

Manifestations émotionnelles inhibitrices de l'action

Pour cinq participants sur huit, nous avons observé un sentiment négatif face à l’outil numérique matérialisé par des crispations de la main décrites par Besombes et al. (2016 : 50) dans le cadre d’une pratique intense aux jeux vidéo, ou des mains moites, laissant supposer qu’appréhender cet outil génère de l’anxiété. Le stress peut même paralyser au point de mener à un refus de réaliser l’activité proposée. Par exemple, pour R., le test ne peut avoir lieu car elle est terrorisée par la perspective de toucher l’ordinateur.

Découragement et manque de persévérance

M-E., qui perd chaque fois le curseur de vue à cause des mouvements trop rapides et trop amples, se décourage vite et ne persévère pas dans la tâche. C’est donc notre observatrice qui intervient pour positionner le curseur au bon endroit dans la zone de texte. Au contraire, K. va persévérer dans la tâche. Au départ, elle fait beaucoup bouger la souris ce qui lui permet de mieux comprendre comment elle fonctionne et à quelle vitesse sa main doit bouger pour que le curseur soit repérable sur l’écran. Elle prend conscience que si elle déplace la souris trop rapidement, le curseur est invisible par la rapidité du mouvement et utilise son expérience pour ajuster son geste et ralentir. K. va recommencer trois fois en ajustant à chaque fois ses mouvements de manière à réussir l’activité de pointage sans aide de l’observatrice. L’observatrice note que K. parvient à effectuer la tâche sans aide mais qu’elle cherche le regard encourageant de l’observatrice à chaque essai.

Pistes et enjeux didactiques

Dans la dernière partie de cet article, nous proposons des pistes de réponses pédagogiques concrètes utiles sur le terrain pour les formateurs FLE, peut-être également utiles aux médiateurs et accompagnateurs qui interviennent dans des ateliers ou formations numériques auprès de personnes en difficulté avec les outils numériques.

Favoriser l’utilisation du tactile

Lorsque c’est possible, nous proposons l’utilisation d’un outil tactile en complément des séances d’apprentissage sur ordinateur, plus particulièrement dans les situations de travail. En effet, les Assistantes de Vie aux Familles (désormais ADVF) par exemple, doivent effectuer la relève sur un logiciel et non plus comme il y a quelques années dans un cahier lambda. Les ADVF sont souvent des personnes d’origine étrangère et/ou peu ou pas scolarisées qui éprouvent quelques difficultés en littératie et en littératie numérique. Proposer l’utilisation d’outils numériques tactiles comme des tablettes, pourrait permettre de réaliser davantage d’actions, « comme la désignation et le déplacement d’objets graphiques » (Alonso et al., 2009 : 246). On voit par exemple que certains personnes, peut-être plus jeunes (comme N. parmi nos participants) sont plus habituées à utiliser des outils tactiles (smartphone et tablette). Bien qu’il ne soit pas toujours possible de le proposer à la place de l’écran de l’ordinateur, l’utilisation d’un écran tactile pourrait être une piste intéressante pour permettre aux usagers éprouvant des difficultés avec le lien écran / souris d’interagir de façon plus intuitive avec l’outil numérique au travail. Mais l’écran tactile n’est malgré tout qu’une option limitée. En effet, les claviers et souris étant (encore) très présents dans notre environnement numérique, il est certainement préférable de proposer des méthodes pour développer les compétences à leur utilisation.

La réitération : des activités de routine pour favoriser « la mémoire de l’oubli »

À travers des activités routinière, il est possible de favoriser la « mémoire de l’oubli » (Souchier, 2012 : 4) afin d’éviter une « surcharge cognitive » et de rendre les gestes de pointage et de clic naturels, sans avoir besoin de réfléchir au geste à exécuter. Pour réaliser ce type d’activités itératives, les formateurs en alphabétisation ou les accompagnants d’ateliers numériques pourraient proposer des exercices à réaliser à chaque début de séance de manière systématique, soit sur traitement de texte (par exemple en proposant de cliquer dans une zone de texte pour écrire la date du jour) ou en concevant spécifiquement des exercices, par exemple, via le site Learningappsdéveloppé par la Haute École Pédagogique de Berne, qui permet la création d’activités interactives simples pour apprendre à manipuler la souris et le clic.

Figure 2 : Capture d'écran activité Learningapps

Transposition de gestes dans l'espace graphique

De la même manière, afin de systématiser le mouvement de la main et de favoriser la prise de conscience que le parcours du pointeur est la transposition du geste du poignet, des outils de dessin sur ordinateur peuvent être utiles. Les tablettes à stylet sont intéressantes mais coûteuses et les organismes de formation qui accueillent les publics en situation d’alphabétisation ne peuvent généralement pas acquérir ce type de matériel. Sur l’ordinateur, on peut tout simplement essayer d’utiliser l’outil Paint spéficique au système d'exploitation Windows (ou Paint3D pour les versions récentes), gratuit et pré-installé sur l’ordinateur. Des activités de dessin libre peuvent convenir à certains mais se révéler trop insécurisantes pour d’autres. Alors on pourra proposer de repasser sur les bordures d’une forme. Cela peut développer l’évaluation et la maîtrise de l’amplitude nécessaire au déplacement de la souris vers la zone de clic. Ce travail peut également développer l’apprentissage formel de l'écriture et de l'entraînement au geste graphomoteur.

Figure 3 : Capture d'écran activité Paint3D

Vitesse du pointeur

Dans l’optique de travailler sur une maîtrise progressive de l’activité de pointage, il peut également être envisagé de ralentir le mouvement du pointeur ainsi que la taille, l’épaisseur et la couleur du curseur, ceci directement dans les paramètres de l’ordinateur (paramètre ; accessibilité ; pointeur de souris et interaction tactile : vitesse du pointeur, taille du pointeur). Cette adaptation peut être effectuée en amont par le formateur. Cela nécessite que chaque apprenant utilise le même ordinateur à chaque séance. La rapidité du mouvement du pointeur peut être ajustée après chaque séance ou après plusieurs séances en fonction des progrès de l’apprenant.

Éthique enseignante : bienveillance et respect

Concernant les manifestations émotionnelles inhibitrices de la tâche (mains moites, contracture du corps…) qui submergent certains participants les empêchant de réaliser la tâche, elles nécessitent d'être prises en compte par le formateur ou l’accompagnant. Nous pensons que ces derniers ont en effet un rôle à jouer pour aider les personnes stressées à canaliser leurs émotions face à l’outil.

Quelques pistes empruntées à la notion de bienveillance développée par Prairat (2013 : 109) et définie comme étant la capacité à « se soucier » et à « prendre soin », peuvent nous éclairer. En portant sur les apprenants un regard attentif et bienveillant, notamment sur des personnes anxieuses devant l’ordinateur, il nous semble que l’apprentissage peut se faire plus sereinement et plus efficacement. L’attitude du formateur, si elle est marquée par un souci de l'accueil, du sens de l'équité et de respect des apprenants (Prairat, 2013 : 181) favorisera l’engagement serein dans l’apprentissage. Le formateur doit tenir compte du fait que s’il juge positivement le savoir-faire de l’apprenant, l’apprenant « tend à s’améliorer » car il se construit notamment à travers le regard de l’enseignant (Ibid. : 172-173). C’est cette relation d’autorité éducative dans le sens positif du terme qui aura une influence sur les apprentissages. Cette piste est corroborée par l’observation des pratiques de K. dans notre corpus, qui rappelons-le, parvient finalement à effectuer la tâche en cherchant le regard encourageant de l’observatrice à chaque essai.

Conclusion

Par la suite, nous souhaitons poursuivre cette enquête et mener ce type d’observation auprès d’un plus grand nombre de personnes en situation d’alphabétisation afin d’obtenir des résultats permettant d’établir des généralités. La méthodologie que nous avons choisie ne permet sans doute pas d’obtenir des résultats exhaustifs et elle gagnerait à être combinée avec d’autres méthodes d’enquête ou à être menée sur d’autres lieux de recueil de données, en milieu professionnel, par exemple. Il serait sûrement pertinent de réaliser cette enquête auprès de personnes salariées éprouvant ce type de difficultés dans leurs tâches professionnelles surtout lorsque celles-ci se sont informatisées progressivement. Il est dommage en effet de constater que l’évolution des compétences professionnelles conduisent certaines personnes à démissionner par appréhension de l’ordinateur, rendu obligatoire au travail (Vinérier, 2018).

Références bibliographiques

Adami, H. (2020). Enseigner le français aux adultes migrants. Hachette FLE.

Alonso, R., Terrier, P., Parise, R. & Cellier, J. (2009). Effet d'une décorrélation visuo-motrice sur le mouvement de pointage. Le travail humain, 72, 245-266

Arborio, A., Fournier, P. (2021). L'observation directe. Armand Colin.

Auvray M., Fuchs Ph. (2007). Perception, immersion et interactions sensorimotrice en environnement virtuel. In: Intellectica. Revue de l'Association pour la Recherche Cognitive, n°45, 2007/1. Virtuel et Cognition. pp. 23-35

Baccino, T., Drai-Zerbib, V. (2015). La lecture numérique. Presses universitaires de Grenoble. 

Barré-de Miniac Christine. (2002) La notion de littéracie et les principaux courants de recherche. In: La Lettre de la DFLM, n°30, 2002/1. pp. 27-33.

Bart F. et Lesourd, M. (2018) Développement rural en Afrique tropicale et diffusion du numérique, une approche géographique, Communication, technologies et développement [En ligne], 5 | 

Barton, D. & Hamilton, M. (2010). La littératie : une pratique sociale. Langage et société, 133, 45-62. 

Benois, C. & Jover, M. (2006). Dysfonctionnement visuo-spatial chez l’enfant : cadrenosographique, dépistage et rééducation. In Entretiens de Bichat : Entretiens de psychomotricité (Expansion Scientifique Française, p. 69-81).

Berrou, J. & Mellet, K. (2020). Une révolution mobile en Afrique subsaharienne ?. Réseaux, 219, 11-38. 

Besombes, N., Lech, A. & Collard, L. (2016). Corps et motricité dans la pratique du jeu vidéo. Corps, 14, 49-57. 

Brun, G. (2012). La chorégraphie de la souris.... Études théâtrales, 54-55, 88-95. 

Castello, E. (2020). Littératie numérique et Web social en contexte associatif, Distances et médiations des savoirs [Online], 32 | 2020.

Crozat, S., Bachimont, B., Cailleau, I., Bouchardon, S. & Gaillard, L. (2011). Éléments pour une théorie opérationnelle de l'écriture numérique. Document numérique, 14, 9-33.

Dehaene, S.  (2020). « Psychologie cognitive expérimentale », L’annuaire du Collège de France [En ligne], 118 | 2020, mis en ligne le 01 avril 2021.

Després-Lonnet , M. (2005). La flèche à l’écran : index, indice et outil de la pratique. In Timimi Ismaïl, Kovacs Susan (dirs.). Indice, Index, indexation, Lille, ADBS Éditions, p. 131-140.

Fijalkow Jacques. Entrer dans l'écrit : oui, mais par quelle porte ? In: Repères, recherches en didactique du français langue maternelle, n°15, 1997. Pratiques langagières et enseignement du français à l'école. pp. 113-129

Grellié, H., Le Matt, Q., Valatchy, M., Caradec, V. & Chamahian, A. (2022). La transition numérique, une menace pour le recours aux droits sociaux des personnes en situation de précarité socio-économique. Informations sociales, 205, 64-70.

Jaffré, J.-P. (2003). La linguistique et la lecture-écriture : de la conscience phonologique à la variable « orthographe ». Revue des sciences de l'éducation, 29(1), 37–49.

Lurçat, L. (1974). Études de l'acte graphique. Édition École pratique des hautes études : Sorbonne (La Haye). Collection Connaissance et Langage.

Parson, Christopher & Tabbal-Amella, Samra (2013). Entrer dans l'écrit à l'âge adulte : supports, ressources et apprentissage. Disponible sur : https://www.forumlecture.ch/myUploadData/files/2013_2_Parson_Tabbal.pdf"" data-mce-style=""color: blue;">https://www.forumlecture.ch/myUploadData/files/2013_2_Parson_Tabbal.pdf.

Pasquier, D. (2018). L’internet des familles modestes. Presses des Mines.

Portefin, C. (2012). Adaptation des formateurs en milieu professionnel dans un environnement en mutation. Lidil. Revue de linguistique et de didactique des langues, 45, 27‑49.

Prairat, E. (2013). La morale du professeur. Presses Universitaires de France.

Souchier, E. (2012). La mémoire de l’oubli : éloge de l’aliénation: Pour une poétique de « l’infra-ordinaire ». Communication & langages, 172, 3-19

Souchier, E., Candel, É., Gomez-Mejia, G., Jeanne-Perrier, V. (2019). Le numérique comme écriture: Théories et méthodes d'analyse. Armand Colin.

Tricot, A. (2007). Apprentissages et documents numériques. Belin. Paris.

Vinérier, Anne. « Des mots pour se le dire, agissons ensemble contre l’illettrisme ». Conférence, Grenoble, 2018.

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Imprimer   E-mail