L’enquête OSINT. Des traces ouvertes au récit journalistique fermé

Plan de l'article

 

Auteurs

Rayya Roumanos

ROUMANOS Rayya

Maîtresse de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication
MICA UR-4426
Directrice adjointe de l'IJBA

Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine
Université Bordeaux Montaigne
1 Rue Jacques Ellul
33 000 Bordeaux 
France
 

 

Olivier Le Deuff

LE DEUFF Olivier

Maître de conférences HDR en Sciences de l'Information et de la Communication
MICA UR-4426

Université Bordeaux Montaigne
1 Rue Jacques Ellul
33 000 Bordeaux 
France

 

Citer l'article

Roumanos, R., & Le Deuff, O. (2021). L’enquête OSINT. Des traces ouvertes au récit journalistique fermé. Revue Intelligibilité du numérique, 2|2021. [En ligne] https://doi.org/10.34745/numerev_1708

  

Résumé : Cet article s’intéresse à la mécanique à travers laquelle les journalistes d’investigation spécialisés dans l’OSINT (Open Source Intelligence) s’emparent de documents ouverts pour composer une démonstration. Partant d’exemples récents d’enquêtes réalisées par les cellules d’investigation OSINT du Monde et le New York Times, il interroge leurs modes d’appropriation des traces numériques laissées par les internautes et les dispositifs informatiques, pour élaborer un appareil de preuve dont l’efficacité dépend de la capacité des enquêteurs à resignifier ces éléments épars. Nous montrons comment l'exploitation de ces traces utilise souvent une approche forensique et participe de la construction d'« évidences » au travers d'une narration qui tend à clore les possibilités d'interprétation du récepteur.

Mots-clés : OSINT, investigation journalistique, enquêtes visuelles, narration, traces, forensique.

 

AbstractIn this article, we examine how investigative journalists specialising in Open Source Intelligence (OSINT) seize open documents to build convincing demonstrations. Looking at recent examples of investigations carried out by the visual investigative units of Le Monde and the New York Times, we show how digital traces are used to construct trustworthy stories which effectiveness depends on the journalists' ability to re-signify scattered elements. By doing so, they often end up composing a series of new “evidence” that limits the interpretive capacity of readers through powerful storytelling techniques.

Keywords : OSINT, visual investigation, journalism, forensic science, storytelling.

 

L’OSINT ou Open Source Intelligence désigne une méthode qui repose sur l’exploitation de sources d’informations ouvertes à des fins de renseignements ou d’investigations. Issu du domaine du renseignement militaire, l’OSINT connaît depuis quelques années un essor dans le champ journalistique avec l’émergence de nouveaux acteurs dont les compétences entraînent un élargissement des territoires de la presse en matière de visées et de formats.

Le principe d’une enquête à partir de sources ouvertes est d’explorer un nombre considérable de données pour en tirer des informations utiles qui servent de preuves à l’appui d’une démonstration. Parmi ces données, au format numérique essentiellement, se trouvent celles qui sont laissées par les humains et celles produites par les machines. Elles sont de formats divers, géographiques, statistiques, visuels, auditifs, etc., et elles subissent généralement une série d’opérations pour devenir opérantes dans un récit journalistique, parmi lesquelles : la collecte, la consolidation, l’analyse et la scénarisation (Roumanos, 2021).

Une catégorie de données en particulier a retenu notre attention dans cet article : celles qui se présentent sous forme de traces captées, analysées et représentées dans des enquêtes vidéos publiées par deux médias de renom, le New York Times et Le Monde.

Nous entendons par trace ce qui résulte d’une opération qui laisse une empreinte, en l’occurrence numérique. L’empreinte permet ensuite de re-tracer un cheminement grâce à une opération intellectuelle qui consiste à inférer ce qui s’est passé en analysant les indices d’une présence antérieure. Les traces mobilisées par les journalistes peuvent être très variées : des enregistrements informatiques de type logs ou des éléments mis en ligne par les internautes de façon consciente ou inconsciente (Merzeau, 2013). Pour être intégrées à l’appareil de preuve, elles doivent d’abord être repérables, c’est-à-dire présentes au-dessus du seuil de détectabilité (Weizman, 2021). Elles doivent ensuite être conformes aux hypothèses élaborées par les enquêteurs dont le travail consiste à « mettre en cohérence » les informations (Latour, 1985) dans un nouveau récit performant (Austin, 1962).

Nous décrivons dans cet article le processus par lequel cette nouvelle inscription prend forme, depuis l’étape du repérage des traces jusqu’à celle de la composition d’un nouveau récit visuel. Nous montrons la volonté des journalistes de réduire la distance entre la réalité objective (l'événement tel qu’il s’est produit) et la représentation de cette réalité à travers de procédés techniques et narratifs qui prennent leur source à la fois dans la tradition journalistique et dans des pratiques inscrites dans d’autres champs professionnels, dont le renseignement militaire et les sciences forensiques. Notre analyse s’attarde sur les logiques démonstratives déployées dans les enquêtes vidéos dont l’objectif est de réduire les incertitudes pour avancer des explications convaincantes.

Nous resituons dans une première partie l’approche journalistique de l’OSINT, ses positionnements, ses fondements et ses évolutions récentes avant de considérer quatre enquêtes emblématiques de ce mouvement dont la particularité est d'être à la frontière entre le journalisme et les sciences forensiques. Enfin, nous montrons, dans une dernière partie, la mécanique à travers laquelle les traces se transforment en preuves et plus encore en « évidences », grâce à un glissement d’une logique de démonstration d’inspiration scientifique vers une narration spectaculaire.

L’OSINT comme approche journalistique

En tant qu’approche journalistique, l’OSINT repose sur l’apport méthodologique et technique de deux champs professionnels qui sont non seulement différents, mais historiquement opposés : le renseignement militaire d’un côté, avec son lot de secrets et sa vocation active, et le journalisme de l’autre, tourné vers la diffusion large des informations dans l’intérêt du public. Du premier, les journalistes d’investigation et leurs collaborateurs s’approprient une démarche d’enquête caractérisée par le traitement et la production de renseignements, c'est-à-dire d’informations « utiles » d’un point de vue militaire. Du second, une visée : celle de révéler au grand public la vérité sur des faits difficiles à démêler.

Les territoires ainsi dessinés ne sont pas pour autant hermétiques. Le recours à des techniques de renseignement, comme nous l’analysons dans cet article, a un impact certain sur la production journalistique et détermine, au-delà de la dimension procédurale de l’enquête, sa valeur et l’imaginaire auquel elle se réfère et qu’elle produit.

D'autre part, il est important de noter que ce rapprochement, de prime abord surprenant, repose, au contraire, sur des résonances que nous pouvons considérer comme logiques, à partir du moment où l’on s'intéresse exclusivement au champ de l’investigation journalistique. D’abord, parce que les conditions d’exercice de ce type de journalisme recoupent, en partie, celles du renseignement : la poursuite d’une affaire dans la durée, affranchi de l’obligation du résultat rapide et de la focalisation sur l’actualité, le recours à une méthode scientifique dans le traitement des données, et plus spécifiquement le principe de l’enquête par hypothèse (Hunter, 2011), le respect d’un parcours de la copie long et rigoureux impliquant la hiérarchie et les services juridiques du journal, et l’appui sur des experts extérieurs au champ, pour leurs compétences techniques notamment. Ensuite, parce que l’investigation journalistique exige de travailler de manière discrète, voire secrète, d'avancer par tâtonnement et, selon les cas, d’opter pour des pratiques à la limite de la légalité, ou soulevant des questionnements d’ordre déontologique, comme l’usage des caméras cachées. Les méthodes OSINT, basées sur une abondance de sources librement accessibles, viennent renforcer ce rapprochement tout en introduisant une rupture par rapport aux méthodes journalistiques classiques, au niveau de la mise en œuvre des enquêtes, mais aussi de leur conceptualisation

En effet, le fait que l’OSINT se base sur des données accessibles entraîne une forme de renversement paradigmatique dans la mesure où, traditionnellement, l’investigation journalistique repose, au contraire, sur la détection et la récupération d’informations difficiles d’accès. Elle en tire même ses lettres de noblesse en établissant une correspondance nette entre, d’une part, la difficulté de la tâche qui consiste à récupérer, voire soutirer, des informations à des sources souvent réticentes, et de l’autre les qualités heuristiques de l’enquête.

L’enjeu, au-delà de la qualité des informations exposées, est, en réalité, définitoire pour la profession, puisque la question de l'accessibilité permet de caractériser la pratique journalistique et d’en révéler la valeur ajoutée. Or l’approche OSINT, basée sur des sources ouvertes, vient perturber ce schéma sans pour autant faire vaciller ses fondements. Au contraire, elle les renforce en opérant un déplacement de l'élément pivot, de la source, qu’elle soit institutionnelle ou non, humaine ou documentaire, vers la trace, élément plus difficile à détecter et comprendre, car polysémique, multiforme et éparpillé. Repérer, récupérer, analyser et projeter sous forme d’un récit des traces multiples et éparses, aussi accessibles soient-elles, repose sur des savoir-faire importants.

En tant qu’approche journalistique, l’OSINT a d’abord été adoptée par des collectifs à la frontière entre activisme et journalisme comme Bellingcat[1]. Elle s’est ensuite répandue à plusieurs rédactions à travers le monde qui se sont saisies des enjeux de l’enquête sur des sources ouvertes, parmi lesquels : la vérification des informations qui circulent massivement sur le web, l’étude des faits survenus sur des terrains inaccessibles, l’application d’une grille d’analyse inspirée de la méthode scientifique, la collaboration entre journalistes issues de rédactions différentes sur des enquêtes internationales, mais aussi entre spécialistes de différents domaines et, selon les projets, avec des ONG et des amateurs (Roumanos, 2021).

Dans cet article, nous nous focalisons sur deux médias en particulier, le New York Times et le Monde et analysons quatre enquêtes appartenant à deux périodes dans l’évolution de l’approche OSINT dans les salles de rédaction :

La période des débuts, caractérisée par l’expérimentation d’outils et de méthodes, avec les enquêtes suivantes :

  • « An Israeli Soldier Killed a Medic in Gaza. We Investigated the Fatal Shot, enquête sur la mort d’une street medic palestinienne sous les balles d’un sniper de l’armée israélienen en juin 2018, publiée par le New York Times le 30 décembre 2018[2]

  • « Enquête vidéo : comment un tir de LBD a gravement blessé un « gilet jaune » à Bordeaux », publiée par Le Monde le 17 octobre 2019[3]

La période de la maturité, caractérisée par la consolidation des techniques de récupération, d’analyse et de scénarisation de l’information, avec les enquêtes suivantes :

  • Day of Rage: An In-Depth Look at How a Mob Stormed the Capitol”, enquête sur l’invasion du Capitol le 6 janvier 2021, publiée par le New York Times le 30 juin 2021.[4]

  • « Enquête vidéo : comment une opération de police a viré au chaos en Seine-Saint-Denis », publiée par Le Monde le 2 juin 2021[5]

Notons que selon les journalistes que nous avons interrogés dans le cadre de cette étude, Haley Willis[6], membre du service des enquêtes visuelles du NYT, Asia Balluffier[7], journaliste du service Vidéo du Monde et Antoine Schirer[8], collaborateur régulier de ce même service et spécialiste du motion design et de la reconstitution 3D, l’introduction de l’OSINT dans leurs rédactions a été motivée par la volonté des deux médias de renforcer leur offre éditoriale en matière d’investigation. Les méthodes d'enquêtes à partir de sources ouvertes sont d’abord venues consolider leurs efforts de vérification de l’information, avant de devenir les clés d’une approche plus ambitieuse qui entend non seulement identifier les fakes qui circulent sur le web, mais aussi révéler des vérités qui s’y cachent, « devant nos yeux »[9]. Pour Haley Willis, l’enjeu pour le NYT était d’analyser de manière efficace une matière première largement accessible, mais difficile à manier : les images captées par des satellites, des caméras de surveillance ou des témoins, des enregistrements audio des fréquences de la police, des publications sur les réseaux sociaux, des données et des métadonnées présentes massivement sur le web, etc. La création, en 2017, d’un service dédié à l’analyse de ces éléments, ainsi qu’à leur explicitation sous forme de documentaires vidéos à fort potentiel viral, avait donc pour but de réinvestir l’enquête comme genre journalistique à part, mais aussi d’en élargir les territoires à des espaces auparavant inaccessibles, qu’ils soient géographiques (zones de guerre par exemple), ou numériques (les publications et interactions sur le web).

Asia Balluffier évoque une ambition similaire du côté du Monde dont la branche dédiée à l’enquête vidéo, lancée fin 2019, est venue compléter et « muscler » un service initialement tourné vers les publications vidéo à visée explicative[10]. Cette branche a d’ailleurs gardé des traces de cette genèse puisque les vidéos qu’elle propose reposent prioritairement sur une approche didactique rendant les sujets accessibles au plus grand nombre[11].

Le second enjeu lié à l’adoption de l’OSINT par les journalistes des deux services est d’ordre commercial puisque cette méthode procure aux rédactions un avantage concurrentiel en matière de production d'information, surtout sur des sujets sensibles, tout en réduisant les coûts de l'enquête sur le terrain. Elle leur permet aussi d'optimiser leur image de marque grâce à l’expertise apportée dans le traitement des données, d’une part, et à la qualité du rendu final, de l’autre, qui exploite de manière souvent spectaculaire les potentialités du numérique en matière de storytelling innovant. Les enquêtes visuelles du NYT ont d’ailleurs souvent été primées pour ces deux qualités[12].

L’OSINT participe aussi à une forme de réhabilitation de la pratique journalistique très fortement décriée en lui offrant une légitimité à la fois technique et morale grâce à un réinvestissement dans l’une des fonctions qui lui ont historiquement assuré un regain d’autorité en période de crise : la réparation des injustices (Lemieux, 2001). De fait, quand on se penche sur les discours qui ont accompagné le lancement des deux services et les sujets qui y sont prioritairement traités, il est possible d’entrevoir une motivation sociale et politique en lien avec le contexte dans lequel l’OSINT comme technique d’investigation journalistique est apparue dans les salles de rédaction. Il s’agit de la réalisation d’investigations qui questionnent les discours officiels et qui tentent de faire œuvre de moralité publique en s’appuyant sur une triple exigence de transparence, de régulation et de contrôle. De ce point de vue, l’intégration des méthodes OSINT dans la presse a suivi le même chemin que celui emprunté par le data journalisme dont l’apparition dans le champ médiatique a été motivée par une volonté de « réinitialiser » la profession par la donnée (Dagiral et Parasie, 2011) en valorisant l’accès libre, la collaboration interprofessionnelle et l’expérimentation technique et éditoriale au service d’enquêtes originales qui participent à l’empowerment des lecteurs et à l’accomplissement de la justice collective (Roumanos et Le Deuff, 2021).

Des enquêtes à la frontière entre OSINT et approche forensique

Les quatre enquêtes que nous analysons dans cet article reposent sur des méthodes OSINT couplées avec une démarche inspirée des « sciences forensiques »[13] (expertise légale) qu’il est possible de décomposer en trois phases : détection d’un crime, analyse de ses causes, publication des conclusions.

Détection du crime

Dans une enquête criminelle, la première étape consiste à investir les lieux d’un crime pour établir un premier constat attestant de l’acte délictueux. Les enquêteurs répondent à un signalement et leur intervention sert d’abord à élucider les circonstances du drame pour en désigner, ensuite, le coupable. Dans une enquête journalistique basée sur l’OSINT, le signalement d’un fait n’est pas toujours le point de départ de l’enquête. L'intérêt du journaliste pour le sujet peut aussi être la conséquence de l’inscription de ce dernier dans l’actualité, comme il peut résulter de son appartenance au champ d’expertise de l'enquêteur.

Dans le cas des articles étudiés ici, deux répondent à une exigence d’actualité et deux à des motivations en lien avec les territoires explorés habituellement par les enquêteurs du NYT et du Monde.

L'enquête du Monde sur le tir LBD qui a blessé Olivier Béziade, manifestant Gilet jaune à Bordeaux, le 12 janvier 2019, a débuté quelques jours après les faits, au plus fort du mouvement social qui a démarré le 19 novembre 2018. Celle du NYT sur l’invasion du Capitole le 6 janvier 2020 a été lancée quelques jours après les faits avec pour objectif de décrypter l’assaut afin de fournir aux lecteurs une image claire de ce qui s’est produit ce jour-là à Washington. Dans les deux cas, c’est l’ampleur de l'événement inscrit dans le flux de l’actualité politique et sociale qui a guidé le choix des journalistes. En revanche, dans l'enquête du NYT sur le tir du sniper israélien qui a causé la mort d’une street medic palestinienne en juin 2019, ainsi que dans celle du Monde sur l’intervention de la police à Villemomble qui a gravement blessé une mère de famille en juin 2013, le choix du sujet répond à des aspirations d’une tout autre nature.

Selon les journalistes que nous avons interrogés dans le cadre de cette étude, les investigations ont été motivées, en premier lieu, par le besoin de « documenter » des faits qui ont été peu ou mal traités dans la presse. Leur objectif était de rendre compte de manière détaillée des circonstances dans lesquelles se sont déroulés les faits (huit années plus tard dans le cas de l'enquête du Monde) pour contrer, entre autres, le discours officiel de l’armée israélienne et de l’IGPN français qui, tous deux, ont invoqué la légitime défense pour justifier la violence de leur intervention.

Le défi technique et esthétique que la reconstitution des faits a posé aux équipes de journalistes, designers et scénaristes a également servi de moteur à ces deux enquêtes qui se sont transformées en terrain d’expérimentation de nouvelles techniques de collecte et de visualisation de l’information ou en occasion pour consolider des procédés éprouvés.

Pour chacune des quatre vidéos, la première étape de l'enquête a consisté à récupérer des images et parfois des enregistrements sonores captés par des caméras de surveillance ou des témoins, afin de repérer, au sein de ces documents qui sont de nature, de valeur et de format différents, des informations élémentaires permettant de reconstituer, seconde par seconde, le déploiement de l’incident étudié. Pour les journalistes interrogés, il était essentiel de « remettre à plat » les faits afin d’y porter un regard neuf renforcé par une connaissance scrupuleuse des circonstances de chaque histoire.

Le décryptage passe donc par un changement de regard qui nécessite, tout d’abord, une opération de synchronisation des différentes sources visuelles et auditives permettant de composer une vision multi-anglée de l’évènement. L’incident linéaire est alors décomposé en plusieurs lignes parallèles ouvrant la voie à une recomposition finale qui alternera différentes prises de vue.

Suite à cette manœuvre, les journalistes peuvent s'atteler à la deuxième étape centrée sur le repérage des indices leur permettant d’élaborer des hypothèses que le travail d’analyse viendra infirmer ou confirmer.

Analyse des faits

Conjointement à l’approche forensique, les enquêtes suivent une démarche inspirée de la méthode scientifique hypothético-déductive pour comprendre et expliquer les faits. Il s’agit d’élaborer des scénarios en suivant les traces présentes dans les enregistrements audio et vidéo puis les compléter avec des recherches sur les lieux, les personnages, les armes, etc., impliqués dans les évènements. Ces scénarios sont ensuite confrontés aux paroles des témoins et des autorités, à l’analyse des experts et aux éléments présents dans le dossier d’instruction, quand ce dernier est accessible.

Les indices repérés dans les documents sont forcément épars, incomplets et imparfaits. Ils reposent essentiellement sur des traces, naturellement polysémiques, qui ne retiennent l’attention des enquêteurs que si elles contiennent une information ou si elles sont en mesure de participer à l’élaboration d’un récit nécessairement cohérent, exhaustif. Ces traces sont jugées en fonction de leur potentiel explicatif, mais aussi par rapport à leur fécondité, c'est-à-dire à leur capacité à ouvrir les perspectives analytiques pour les enquêteurs, quitte à ce que ces dernières soient, par la suite, resserrées pour le lecteur. Leur polysémie est alors réduite au seul sens souhaité par les narrateurs.

Dans le cas de l'enquête du Monde sur le tir LBD qui a gravement blessé un manifestant, les indices retenus, ou plutôt construits par les journalistes, grâce à un travail d’interprétation des traces notamment, sont : 1) le nombre de balles tirées par les forces de l’ordre, détecté au son et l’image de l’éclat de lumière, deux traces audio-visuelles qui remplacent l’image de la balle elle-même, 2) la direction des tirs, inférée en fonction de la position du tireur, 3) et le parcours de fuite d’Olivier Beziade, qu’il décrit lui-même et qui a été confirmé par des témoins, mais qui n’a pas été capté par les caméras. Ces trois indices sont par la suite replacés dans un récit contextualisé de 15 minutes dans lequel deux procédés narratifs particulièrement puissants sont déployés : une cartographie des lieux et une reconstitution en 3D des faits. Le premier permet de situer l’action et ses protagonistes en offrant une vision surplombante des évènements. Le second de figer l’action pour la scruter à partir de différents angles, en 360 degrés.

Cette technique est directement inspirée de l'enquête du NYT sur la street medic palestinienne pour laquelle les journalistes se sont appuyés sur le même type d’indices (les tirs israéliens, les possibles trajectoires des projectiles, le comportement des balles utilisées, et le déplacement des manifestants et de l’armée), le même cheminement entre la trace et les faits, et les mêmes procédés narratifs. Le récit repose sur une reconstitution en 3D du moment du tir dont la fonction, dans ce contexte, est double : elle apporte aux enquêteurs une vision complète de la scène leur permettant d’optimiser leur perception des faits de manière à mieux comprendre ce qui s’est produit, et elle leur offre un support didactique à destination des récepteurs. La reconstitution en 3D permet, en effet, de sélectionner, dans une scène, ce qui mérite d’être reproduit et ce qui, au contraire, doit être écarté pour éviter les interférences. En ce sens, la 3D « nettoie » la scène en éliminant les « bruitages » et amplifie la perception en ciblant des éléments élémentaires qui racontent au mieux l’histoire.

Notons qu’un troisième usage peut aussi être appliqué, mais qu’il suscite quelques réserves d’ordre à la fois épistémique et éthique : il s’agit de « combler le vide », c’est-à-dire de remplacer l’absence de traces ou de signes du réel par des traces construites par des motion designers afin d’élaborer une visualisation complète des faits. Cette démarche pose problème dans le sens où elle introduit une part de fiction dans un récit qui se veut fidèle à la réalité et dont le point fort est justement de reproduire, à la seconde près et à l’action près, les événements analysés. Certes, cette approche n’est problématique que si elle cherche à tromper sciemment le récepteur. Ceci étant, dans les vidéos, le réel est remplacé non pas par une interprétation des faits, comme dans la démarche scientifique qui, bien souvent, tend à « expliquer du visible compliqué par de l’invisible simple », comme le note Jean Perrin dans le cas de la physique atomique (Perrin, 1913, p. V), mais par de nouvelles traces graphiques « fabriquées » qui acquièrent dans le récit visuel démonstratif, une valeur performative (Austin, 1962) aussi importante que celle des traces réelles.

Dans les deux enquêtes suivantes qui appartiennent à une seconde phase du développement des méthodes OSINT au Monde et au NYT, le périmètre des événements analysés augmente considérablement de même que le nombre d'acteurs impliqués, les actions ciblées et, proportionnellement, les indices amassés et les traces qui les constituent. Dans celle consacrée à Villemomble, les journalistes du Monde retracent quatorze minutes d’intervention de la police qu’ils reconstituent grâce à des vidéos amateurs, des comptes rendus de police et d’audience, et des témoignages de personnes présentes sur place. Les moments forts du récit[14] sont reconstitués en 3D. La vidéo propose plusieurs arrêts sur image pour insister sur les éléments clés de l'enquête, utilise des techniques visuelles de mises en avant d’une série d’objets et d’actions, et construit le récit en s’appuyant sur une frise chronologique dont l’objectif est de clarifier la progression de l’action et, par là, l’évènement lui-même. Pour cette enquête, comme pour les précédentes, les journalistes ont utilisé des traces réelles (le son des tirs d’armes à feu et les images d’éclats sur les canons des fusils, l’impact d’une balle sur une vitre de voiture, etc.) et des traces construites (angle d’ouverture probable pour chaque tir). Pour les journalistes, ces éléments constituent des preuves irréfutables auxquelles se rajoute une troisième catégorie d’indices : l’absence totale de traces, associée, dans la logique forensique, à une « preuve négative » (“Negative evidence”, Weizman, 2021). Dans l’affaire de Villemomble, les policiers évoquent l’agressivité des habitants pour justifier leur intervention musclée or les journalistes ne détectent aucune trace de cette agressivité battant en brèche l’argument des forces de l’ordre.

L'enquête du NYT sur l’invasion du Capitole le 6 janvier 2020 repose sur des techniques similaires pour réaliser une longue vidéo de 40 minutes dont l’objectif est de décrypter l'assaut sous différents angles. Les journalistes ont analysé plus d’un millier de vidéos amateurs ainsi que les enregistrements audio et vidéo de la police du Capitole et le contenu d’une série de publications par les manifestants sur les réseaux sociaux. La vidéo ne se focalise pas sur un seul moment, à la manière des enquêtes précédentes, mais embrasse l’ensemble de l’action en prenant pour point d'appui les brèches qui s'ouvrent progressivement dans les barricades policières sous la pression des manifestants. La narration s’articule autour d’une reconstitution du bâtiment sous forme de plan (2D) et de maquette (3D) et alterne des prises de vue réelles et graphiques pour mieux expliquer les faits. Comme dans les autres vidéos, les journalistes s’efforcent de combler l’absence de preuves visuelles par la focalisation sur des traces qui permettent d’inférer ce qui a pu se produire. La connaissance suit, ici, le chemin de l’interprétation surtout quand il s’agit de recomposer les deux moments de l’assaut qui ont coûté la vie à deux émeutiers, l’un touché par balle et l’autre asphyxié par la foule. Aucune capture visuelle des deux événements n’est disponible. Elles sont remplacées par des scénarios plausibles inscrits dans un récit complet et fermé. Ceci étant, dans cette recomposition, les journalistes écartent l’option de la reconstitution en 3D, pourtant privilégiée dans ce type de situation, pour lui préférer une présentation textuelle sous forme de commentaire prononcé par la voix off. Les raisons de ce choix tiennent sans doute à des considérations techniques et financières, mais reposent aussi sur une volonté exprimée par les journalistes que nous avons interrogés de réserver la 3D à la reconstitution des faits observés à l’image, plutôt qu’à la construction d’une action imaginée, que ce soit de manière scientifique ou arbitraire.

Publication des conclusions

Le récit des événements est un élément central du dispositif. Il intervient à la dernière étape et se veut à la fois une reconstitution détaillée de toutes les étapes précédentes ainsi qu’une présentation limpide des conclusions de l’enquête. Comme toute production journalistique, il intègre des éléments de contexte pour resituer l’histoire dans son inscription sociale et factuelle. Il comprend également des témoignages sous forme d’interviews et des incises qui servent à mettre l’accent sur telle ou telle information (les armes utilisées, la configuration des lieux, les signes distinctifs des forces de l’ordre ou des émeutiers, etc.).

Deux éléments narratifs le distinguent, néanmoins, des publications journalistiques classiques : l’insistance, d’abord, sur les techniques d'enquête adoptées par les auteurs dont les multiples attributs et visées sont détaillés tout au long du récit[15] La focalisation, ensuite, sur la reconstitution des faits grâce à plusieurs procédés dont l’intégration d’une frise chronologique représentée de manière graphique, l'arrêt sur image, le rembobinage, la rediffusion à plusieurs reprises d’une même scène, sa décomposition en plusieurs écrans, et, bien évidemment, la reconstitution en 3D des moments clés de l’action.

Ces différentes techniques révèlent, sans la citer, une des caractéristiques principales de l’approche OSINT qui consiste à rassembler des éléments de preuves à partir de sources très variées, du point de vue du format comme de la valeur, pour ensuite les mettre en cohérence dans un récit de type argumentatif, où plusieurs procédés sont employés dans un mouvement général pour convaincre.

La fabrique des « évidences »

Les enquêtes OSINT offrent une manière originale de voir et de comprendre les événements à partir d’un « hyperdocument » (Otlet, 1934, Le Deuff, 2021), les enquêtes vidéos ici, dans lequel sont rassemblées et organisées des preuves de nature, de valeur et de format très variés.

La visée d’un tel objet journalistique est de « faire savoir » et de « faire comprendre » en premier lieu, mais il tend aussi à « faire croire » (Charaudeau, 2006) en adoptant des stratégies narratives de crédibilité et de captation susceptibles de convaincre le récepteur du bien-fondé de la démonstration. Quand il s’inspire des sciences forensiques, il constitue aussi « une preuve à l’appui d’un fait » (Briet, 1951), c’est-à-dire un document au service de la justice[16].

Des traces aux « évidences »

On retrouve dans les vidéos du Monde et du NYT, une complexité documentaire classique liée à l’hétérogénéité des formats mobilisés qui ne sont pas tous comparables. Pour les composer, les journalistes ont dû récupérer, trier, hiérarchiser et agencer des éléments parcellaires et variés pour ensuite proposer des objets narratifs cohérents, qui fonctionnent comme un tout homogène.

Au-delà de la question des formats, la différence entre les éléments rassemblés relève de la nature de ces derniers qui sont tantôt des preuves matérielles collectées sur des images, des bandes audio, des cartes géographiques, etc., et tantôt des preuves inférées par le biais de déductions permettant d’échafauder des hypothèses et de créer des scénarios plausibles.

Dans les quatre enquêtes étudiées, la reconstitution, notamment en 3D, des faits, s’est appuyée sur l’action vue (grâce aux vidéos qui constituent l’une des sources principales des enquêtes), l’action rapportée (grâce à des témoignages et aux dossiers d’instruction) et l’action inférée (par l’étude des traces).

Les méthodes forensiques ont été déployées pour comprendre l’environnement de l’évènement, plusieurs jours, mois, voire années après les faits. Ce travail repose sur l’identification de couches spatio-temporelles permettant notamment de reproduire la chronologie des faits et leur inscription dans l’espace géographique. La stratégie employée consiste à transformer les traces récupérées par les méthodes du renseignement ouvert en « évidences », au sens de preuves mobilisables par la justice, mais aussi en tant qu’objet qui s’impose à la vue comme une vérité. L'évidence[17] possède, en effet, ce double sens étymologique de ce qui doit être visible (« clair, apparent, manifeste ») et de ce qui est crédible (« digne de foi »), deux attributs qui dépendent d’une stratégie argumentative dont l’efficacité n’est vraiment mesurable qu’à travers une étude de réception.

Ceci étant, il est intéressant de se pencher sur les efforts de persuasion à travers l’argumentation (Breton, 1999) qui sont déployés par les narrateurs. Ils s’appuient, d'une part, sur une lecture rationnelle des faits, fondée sur une approche scientifique, et de l’autre, sur des procédés rhétoriques qui visent à susciter l'adhésion du récepteur au scénario qui lui est soumis.

Or, l’une comme l’autre de ces approches est confrontée à des difficultés dans la mesure où la démonstration dans une enquête OSINT porte essentiellement sur des traces, c’est-à-dire des empreintes polysémiques dont la particularité est d’indiquer d’abord une absence, et d’exiger, ensuite, un travail de reconstitution (Krämer, 2012). L’opération qui consiste à passer de l’état de trace à celui de preuve et ensuite de connaissance entraîne, d’un côté, une dégradation de la substance de cette trace, puisque ne sont retenus que les éléments qui répondent aux besoins de l’argumentation, et de l’autre, une altération suivie d’une resémantisation de la trace au sein d’un nouveau récit.

Cette opération est par ailleurs similaire à la démarche des historiens, au sujet de laquelle Paul Ricoeur exprimait les interrogations suivantes :

« C'est à une herméneutique qu'il appartient d'interpréter le sens de cette visée ontologique, par laquelle l'historien, en se fondant sur des documents, cherche à atteindre ce qui fut, mais n'est plus. Pour le dire dans un vocabulaire plus familier, comment interpréter la prétention de l'histoire, quand elle construit son récit, à reconstruire quelque chose du passé? Qu'est-ce qui autorise à penser la construction comme reconstruction? C'est en croisant cette question avec celle de l'« irréalité » des entités fictives que nous espérons faire progresser simultanément les deux problèmes de la « réalité » et de l'« irréalité » dans la narration. » (Ricoeur, 1985, p.12)

Ricoeur interroge ici la prétention à exposer la réalité qui nécessite de poser une question subsidiaire autour de la notion d'autorité dans la sphère médiatique, et plus encore dans l’écosystème numérique. Nous employons « autorité » au sens d’Arendt (Arendt, 1989) qui la définit comme la capacité à exercer un pouvoir sans coercition. Cette faculté dépend à la fois de la situation d’énonciation et du statut des énonciateurs. Aussi, dans l'écosystème numérique qui privilégie les logiques de popularité sur celles de l’autorité de type professionnel ou scientifique (Le Deuff, 2011), et dans lequel la parole journalistique est régulièrement mise en doute, quelle efficacité persuasive possède les enquêtes visuelles ?

Pour convaincre, les récits dépassent généralement le stade de l'exposition des faits pour atteindre celui de la démonstration à partir de preuves. Cette dernière étape est d’autant plus implacable qu’elle prend vie au sein d’une vidéo immersive qui simule la réalité. En ce sens, le dispositif technologique de la 3D, utilisé pour compenser l’absence d’images et pour transporter le récepteur au cœur de l’action, vient renforcer le propos en réduisant le champ des possibles au seul scénario proposé par les journalistes.

Mais l’efficacité de la narration dépend aussi de la capacité des journalistes à resignifier les traces pour les transformer en connaissances indiscutables. Cette opération comme le souligne Weizman (Weizman, 2021) n’est jamais neutre et le discours qui en résulte entre obligatoirement en concurrence avec d’autres discours qui circulent dans l’espace public, ce « forum » sous-entendu dans le mot « forensique''. Aussi, l’enjeu dans l'acquisition des évidences ne se limite pas à l’art de la détection des traces, mais repose surtout sur celui de leur donner un sens.

Le storytelling de la trace : une narration spectaculaire

Bruno Bachimont décrit quatre procédés rhétoriques pour articuler et présenter des documents ou des traces : l’énumération, la narration, l’argumentation et la perception. Il explique alors que : “la narration est la manière la plus facile à retenir pour relier des éléments hétérogènes. Procédé abondamment utilisé en gestion des connaissances (le story telling), la narration permet d’introduire de manière intelligible et appréhendable un divers” (Bachimont, 2016)

Le choix de la narration est celui privilégié en ce qui concerne les enquêtes étudiées dans la mesure où les traces, les preuves visuelles et les témoignages sur lesquels repose l’analyse sont nombreux et difficiles à appréhender. Les journalistes ont fait le choix d’une intelligibilité facilitée pour le spectateur qui se voit alors offrir une lecture dirigée selon le scénario proposé :

Lire une trace signifie intégrer l’ordre perturbé, qui a permis la formation d’une trace, à un nouvel ordre, et le transposer dans cet ordre ; cela se produit lorsque l’événement qui a donné lieu à une trace est reconstruit à la manière d’une narration. La sémantique de la trace ne se déploie qu’au sein d’une « logique » de la narration, dans laquelle la trace se dote de son propre « lieu narré ».” (Krämer, 2012, p.5-6)

La narration journalistique produit un nouvel ordre du discours (à la fois au niveau de la construction des faits et au niveau de l’ordonnancement des temporalités) qui se distingue du réel tel qu’il s’est produit et des discours concurrents sur ce réel, dont les discours officiels. Le travail journalistique en matière d’investigation visuelle revisite le réel pour, d’une part, remettre en question les discours dominants et d’autre part, proposer sa propre lecture en apportant des preuves nouvelles (potentiellement recevables par la justice dans l’approche forensique).

L’un des premiers objectifs d’un travail de narration est de faire tenir ensemble la diversité des éléments collectés pour ensuite constituer un récit limpide à destination d’un public très large. L’herméneutique du spectateur est de ce fait au centre du processus. Plus le travail narratif prend le dessus, plus il tend à imposer au lecteur un récit indiscutable composé de “significations préférentielles » (Morley, 1993) qui guident la lecture en réduisant considérablement l’horizon interprétatif des récepteurs. Cette opération ne nie pas la possibilité d’une lecture oppositionnelle ou négociée, mais elle conserve une influence considérable sur la réception. À l’inverse, plus les traces, les données ou les documents sont proposés à la consultation de façon indépendante, plus il devient aisé de les récupérer, les décomposer et les interroger, en dehors d’un cadrage journalistique strict[18]

Dans les enquêtes visuelles analysées ici, le travail sur les traces finit par tracer une voie unique à suivre[19] Les vidéos opèrent une forme de lissage des traces dont le caractère varié est gommé au sein d’une démonstration qui néglige, justement, de parler de traces pour évoquer, plutôt, des preuves visuelles concrètes, quand bien même ces dernières sont inférées. La démonstration fait alors place à une narration spectaculaire qui rassemble au sein d’une même “sémiosphère” des traces et données hétérogènes :

La trace collectée, devenue spectacle, et liée à un certain type de configuration du regard, accède à la prétention de créer une exploration, ou mieux, un panorama de la vie sociale. » (Jeanneret, 2019)

Conclusion : ouvrir l’approche forensique

Le journalisme OSINT dans son approche forensique possède, selon Weizman, un avantage par rapport à l’approche “légale” ou “légiste” qui prévaut dans les tribunaux, puisqu’elle s'inscrit pleinement dans la logique du forum, c’est-à-dire d’ouverture à la discussion publique la plus large. Mais cette ouverture suppose aussi, en amont, une accessibilité des données, qui ne se limite pas au seul enjeu de l’accès matériel. La récupération d’information à partir de sources ouvertes, nous l’avons vu, est une condition nécessaire aux enquêtes OSINT mais pas suffisante. Au-delà de la collecte, l’enjeu principal de cette démarche est celui de rendre intelligibles les informations récupérées. Aussi, une vraie ouverture des données n’est possible que si elle permet d’éviter deux fossés décrits par Bruno Bachimont (Bachimont, 2010) : celui de l’intelligibilité qui renvoie aux conditions de compréhension et d’interprétation des informations, et celui de l'obsolescence qui renvoie aux problématiques de conservation et de lecture des formats au fur et à mesure du temps. Or ces deux fossés peuvent se rencontrer dans le cas les enquêtes visuelles. D’une part parce qu’elles finissent par mettre à distance le processus de construction, d’autant plus que les vidéos deviennent elles-mêmes des archives offrant une lecture figée des évènements, réduisant par là les conditions d’intelligibilité. D’autre part, parce que les différentes traces collectées lors de l’enquête visuelle peuvent être menacées de disparition au fur et à mesure que le temps passe pour des raisons évidentes de conservation (manque d’espace, dispersion des éléments de l’enquête, collaborations avec stockage sur différents supports).

Références bibliographiques

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Breton, P. (2016). L'argumentation dans la communication, La Découverte.

Briet, S. (1951). Qu’est-ce que la documentation? Éditions documentaires, industrielles et techniques.

Charaudeau, P. (2006). Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives, Semen, 22, mis en ligne le 01 mai 2007 : http://journals.openedition.org/semen/2793

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Jeanneret, Y. (2019). Complexité de la notion de trace : De la traque au tracé. In B. Galinon-Melenec (Éd.), L’Homme trace : Perspectives anthropologiques des traces contemporaines (p. 59‑86). CNRS Éditions. http://books.openedition.org/editionscnrs/16683

Krämer, S. (2012). Qu’est-ce donc qu’une trace, et quelle est sa fonction épistémologique ? État des lieux (C. Chamayou-Kuhn, Trad.). Trivium. Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales - Deutsch-französische Zeitschrift für Geistes- und Sozialwissenschaften, 10, Article 10. https://doi.org/10.4000/trivium.4171

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Le Deuff, O. (2011). La formation aux cultures numériques. Une nouvelle pédagogie pour une culture de l’information à l’heure du numérique. FYP éditions.

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Otlet, P. (1934). Traité de documentation. Le livre sur le livre. Palais Mondial.

Perrin, J. (1913), Les Atomes, Librairie Félix Alcan, Nouvelles collections scientifiques

Ricoeur, P. (1985). Temps et Récit—Tome 3 Le Temps raconté. Le Seuil.

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Roumanos, R. (2021). Les promesses et les défis journalistiques de l’Open Source Intelligence (OSINT). I2D - Information, données & documents, 1, 45-50. https://doi.org/10.3917/i2d.211.0045

Weizman, E. (2021). La vérité en ruines (Illustrated édition). Zones.


Notes

[1] Collectif de journalistes d’investigation spécialisés dans les techniques OSINT fondé en 2014 au Royaume-Uni par Eliot Higgins. À son actif, plusieurs enquêtes internationales retentissantes qui ont entraîné des actions en justice comme l'enquête sur le tir qui a causé la chute du Vol MH17 de la Malaysia Airlines au-dessus de l’Ukraine en 2014

[2] L'enquête réalisée par Yousur Al-Hlou, Malachy Browne, John Woo et David M. Halbfinger est accessible à l’adresse suivante : https://www.nytimes.com/video/world/middleeast/100000005933727/israel-gaza-medic-killed-rouzan-najjar.html

[3] L’enquête réalisée par Asia Balluffier et Antoine Schirer est accessible à l’adresse suivante : https://www.lemonde.fr/police-justice/video/2019/10/17/gilets-jaunes-comment-un-policier-a-tire-au-lbd-40-dans-la-tete-d-un-manifestant_6015828_1653578.html

[4] L’enquête réalisée par Dmitriy Khavin, Haley Willis, Evan Hill, Natalie Reneau, Drew Jordan, Cora Engelbrecht, Christiaan Triebert, Stella Cooper, Malachy Browne and David Botti est accessible à l’adresse suivante https://www.nytimes.com/video/us/politics/100000007606996/capitol-riot-trump-supporters.html

[5] L’enquête réalisée par Antoine Schirer, Emile Costard, Amanda Jacquel, Lucas Roxo et le Service vidéo du Monde est accessible à l’adresse suivante : https://www.lemonde.fr/police-justice/video/2021/06/02/enquete-video-en-seine-saint-denis-comment-une-operation-de-police-a-vire-au-chaos_6082504_1653578.html

[6] Entretien réalisé le 17 février 2021

[7] Entretien réalisé le 23 mars 2021

[8] Entretien réalisé le 16 juin 2021

[9] Le texte de présentation des enquêtes visuelles du NYT précise la méthode et la visée des journalistes : “ Using evidence that’s hidden in plain sight, our investigative journalists present a definitive account of the news — from the Las Vegas massacre to a chemical attack in Syria” (En utilisant de preuves cachées mais devant nos yeux, nos journalistes d'investigation rendent compte de manière définitive de l'actualité – du massacre de Las Vegas à une attaque chimique en Syrie)

[10] La première mission du service vidéo a été de réaliser des plateaux télévisés offrant aux journalistes de la rédaction l’occasion de parler de leurs articles et de sujets d’actualité. Entre fin 2016 et début 1017, les vidéos explicatives ont été introduites, suivies, fin 2019, par les enquêtes. Ce n’est qu’en septembre 2020 qu’un poste a été créé spécifiquement pour les enquêtes, occupé, depuis, par Asia Balluffier.

[11]Asia Balluffier : “La priorité pour nous c’est l’accessibilité de la vulgarisation, la clarté du propos et l’utilisation du visuel pour soutenir l’explication. Nous avons de l’expérience dans la vulgarisation de sujets complexes, et je pense que c’est là notre valeur ajoutée par rapport à plein de gens qui font de l’investigation OSINT”. Propos recueillis le 23 mars 2021

[12] Parmi les prix reçus récemment : deux « News and Documentary Emmys », un « Overseas Press Club of America Award », le « 2019 World Digital Media Awards » et un « Robert Kennedy Human Rights Award ».

[13] Pierre Margot, spécialiste en sciences criminelles, revient sur l'étymologie du mot “forensique” issu du latin forum, place publique et lieu de jugement dans l’antiquité. (Pierre Margot, 1999)

[14] L’interpellation de Makam Kebé, les 3 tirs de la police, dont celui qui blesse à l’œil Fatouma Kebé et l’arrestation de Mohamed Kebé

[15] Cette dimension est présente dans les grandes enquêtes journalistiques où le travail du journaliste est souvent mis en scène. 

[16] Notons que pour les journalistes du service d’investigations visuelles du NYT, l’enquête OSINT permet de participer à rendre justice en composant des éléments de preuves susceptibles d’être utilisés lors d’un procès. Pour le Monde, en revanche, le journaliste ne peut se muer en justicier : « notre mission n’est pas de faire justice. Nous recherchons des éléments de vérité. S’ils peuvent servir la justice, c’est tant mieux » selon Asia Balluffier. Dans le cas du NYT, il s’agit de jouer un rôle dans le parcours judiciaire d’une affaire. Pour le Monde, de prendre l’opinion à témoin afin de signaler une injustice et de susciter l’indignation.

[17] Félix Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Hachette, 1934, p.610

[18] De tels exemples existent dans la presse comme le projet du Guardian consacré aux violences policières (The Counted : https://www.theguardian.com/us-news/ng-interactive/2015/jun/01/the-counted-police-killings-us-database) ou celui de Foresinc Architecture sur le mouvement Black Lives Matter : https://blmprotests.forensic-architecture.org/

[19] Sybille Krämer montre que l’étymologie allemande du mot trace (“Spur”) aboutit une vision quasi normalisée : “« In der Spur bleiben » (« rester sur la voie ») signifie donc suivre un cours spécifique, à la manière dont le train suit des rails ou un téléphérique suit un câble porteur. De l’acte consistant à chercher une piste, nous sommes ainsi arrivés à une opération réglementée, voire, (...), à une norme !”

 

 


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