Littératie et rhétorique numériques

Plan de l'article

 

Auteurs

220px Bachimont Bruno


BACHIMONT Bruno

Professeur en philosophie du numérique et logique mathématique
COSTECH UR-2223      
 
Université de Technologie de Compiègne
Rue Roger Couttolenc
60 200 Compiègne
France
  
 
 

220px Bachimont Bruno

BOUCHARDON Serge

Professeur en Sciences de l'Information et de la Communication
COSTECH UR-2223      
 
Université de Technologie de Compiègne
Rue Roger Couttolenc
60 200 Compiègne
France

 

Citer l'article

Bachimont, B. & Bouchardon, S. (Dir.)(2023). Littératie et rhétorique numériques. Revue Intelligibilité du numérique, 4|2023. [En ligne] https://doi.org/10.34745/numerev_1924

 

 

Résumé : L’expression "littératie numérique" peut être entendue comme la capacité à comprendre, à utiliser et à créer des écrits sur des supports numériques. Mais s’agit-il de savoir coder, de maîtriser une écriture multimédia ou multimodale, ou encore d’être en mesure d’argumenter et de délibérer en ligne ? Cet article dégage trois niveaux d’interrogation du numérique comme nouvelle modalité de l’écriture : l’écriture comme code informatique, l’écriture comme expression médiatique, et enfin l’écriture comme argumentation ou discours rhétorique. 

Mots-clés : littératie numérique, rhétorique, écriture, code, texte, argumentation, alphabétisé, lettré, érudit.

Abstract : The term "digital literacy" can be understood as the ability to understand, use and create writings in digital media. But does it mean knowing how to code, mastering multimedia or multimodal writing, or being able to argue and deliberate online? This article identifies three levels of interrogation of the digital as a new modality of writing: writing as computer code, writing as media expression, and finally writing as argumentation or rhetorical discourse.

Keywords : digital literacy, rhetoric, writing, code, text, argumentation, literate, scholar.

 

Littératie numérique

Selon la définition fréquemment citée de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2000), « la littératie est l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d'étendre ses connaissances et ses capacités ». L’expression littératie numérique pourrait dès lors être entendue comme la capacité à comprendre, à utiliser et à créer des écrits sur des supports numériques. Dans la lignée de la thèse de la « raison graphique » de Goody, il semble pertinent d’envisager la littératie numérique comme relevant d’une compréhension et d’une connaissance des spécificités des technologies numériques, comprises dans leur continuité avec l’écriture. Par la suite, Bachimont a pour sa part proposé le concept de « raison computationnelle ».

Mais dans quelle mesure l’écriture elle-même est-elle reconfigurée avec le numérique ? On parle ainsi d’écriture multimédia ou multimodale, interactive, collaborative… Quelles sont les connaissances et compétences requises pour être non pas seulement un alphabétisé, mais un lettré du numérique ?

On pourrait dégager trois niveaux d’interrogation du numérique comme nouvelle modalité de l’écriture : l’écriture comme code informatique, l’écriture comme expression médiatique, et enfin l’écriture comme argumentation ou discours rhétorique. Dans le premier cas, on s’adresse à la machine, dans le second à soi-même pour donner une forme expressive à son vouloir dire, et dans le troisième à autrui, dans un dialogue scandé par l’argumentation et la délibération, et plus généralement toutes les formes de discours permettant un échange entre agents sémiotiques. 

Il est difficile d’établir une hiérarchie, une priorité entre ces trois niveaux pour parler d’une littératie numérique. Sa maîtrise consiste-t-elle avant tout à connaître et à pratiquer l’algorithmique et la programmation (selon la formule « programmer pour ne pas être programmé ») ? Ou bien de comprendre la sémiotique des relations entre textes, images, sons et vidéos, pour maîtriser et pratiquer une écriture multimédia, multimodale, polysensorielle ? Ou encore de comprendre la logique interactive et participative des productions écrites en ligne, notamment sur les réseaux sociaux, et d'être conscient de ce que ces usages impliquent, notamment des risques et des précautions à prendre ? 

Ces questions permettent d’interroger et de reconsidérer les figures consacrées de la culture écrite de l’alphabétisé, du lettré, de l’érudit. Qu’est-ce qu’être alphabétisé dans le contexte numérique : savoir coder, utiliser un traitement de texte, mobiliser un tableur ? La culture lettrée est-elle une connaissance des productions numériques, fictionnelles, artistiques, médiatiques ?  Dans ce cas, quel rôle peuvent jouer les pratiques d’écriture dites créatives (littérature numérique, art numérique) dans cette culture lettrée numérique ? Et jusqu’à quel point faut-il pratiquer pour que le numérique soit intelligible, jusqu’à quel point faut-il faire pour comprendre ? Une des principales divergences entre les chercheurs semble être en effet de savoir à quel point l’écriture informatique, à savoir la programmation, est nécessaire à la littératie numérique. La figure de l’érudition, quant à elle, est également peu évidente : l’érudit du numérique est-il celui qui connaît tout d’une pratique donnée ? D’un type de contenu ? D’un type de médiation communicationnelle ?

Ces questions sont d’autant plus difficiles à aborder et à analyser que le numérique n’est pas seulement un nouvel outil, parmi d’autres, pour créer, échanger et consulter des inscriptions culturelles. Le numérique est plutôt notre nouveau milieu d’écriture et de lecture, voire notre nouveau milieu pour penser et pour agir : la plupart des outils que nous utilisons pour interagir avec les entités constituant notre environnement sont désormais numériques. Les usages sont divers, qu'il s'agisse de notre téléphone pour discuter et échanger aussi bien que des applications permettant de nous relier à ce qui nous entoure, à ceux qui nous entourent, voire à qui nous sommes (si l'on considère les applications nous mesurant et calculant, que ce soit nos paramètres physiologiques, psychologiques ou sociaux). Mais tel le poisson qui, évoluant dans l’eau, voit à travers l’eau mais ne voit pas l’eau elle-même, ce milieu numérique nous est souvent invisible. L’enjeu d’une littératie numérique pourrait être de contribuer à rendre visible ce milieu numérique que nous constituons et qui nous constitue, afin de le comprendre et d’agir dans celui-ci. Il ne s’agirait donc pas seulement d’une maîtrise instrumentale du numérique (certains avancent le terme d’illectronisme, contraction d'illettrisme et d’électronique), mais d’une réelle compréhension du numérique et de ses transformations, nécessitant une posture réflexive et un usage éclairé. La littératie numérique irait dès lors au-delà d’une alphabétisation au numérique (qui se limiterait à des moyens techniques à utiliser) et mobiliserait une acculturation et une érudition. 

Rhétorique numérique

Il y a donc à penser l’articulation des trois niveaux évoqués ci-dessus, code - texte - argumentation. Si, énoncés dans cet ordre, chacun semble être la condition du suivant, ils sont tous une clef de lecture pour étudier et éclairer ce qu’est et ce que fait le précédent. Comprendre le code passe souvent par la compréhension de ce que permet de faire le code, de même qu’apprendre à écrire passe également par la compréhension du rôle des écrits et des textes dans les rapports à autrui (échanger, supplier, aimer, réclamer, argumenter, etc.). 

Ainsi le niveau rhétorique aurait-il un rôle singulier et premier : c’est grâce à l’intelligibilité que l’on a des outils et contenus numériques que l'on peut construire ou élaborer un sens à partager et discuter. Mais plus encore, il s’agirait de bâtir par cette approche une compréhension partagée de la nature et du rôle que remplissent les objets et outils numériques dans notre monde. Car, plutôt que d’une littératie numérique (adjectif épithète subjectif), il conviendrait de parler d’une littératie du numérique (génitif objectif).  Il s’agirait d’aborder du point de vue de la littératie (et de l’écriture) les problèmes posés par le numérique. En effet, l'enjeu n’est pas seulement de comprendre ce que fait le numérique aux notions de littératie – et d'écriture –, mais également ce que la littératie – et l'écriture comme pratique – permettent de comprendre des potentialités et des limites du numérique. L’éducation au numérique ne peut pas être une fin en soi ; elle ne se justifie que par l’accès à une culture par le numérique. En quelque sorte, il s’agirait de s’éduquer au numérique pour s’éduquer par le numérique. 

La rhétorique du numérique, par le numérique, a ainsi un rôle pivot pour le sens que l’on partage répondant au code comme pivot pour la maîtrise de l’outil. Si le code est la compréhension de l’outil, la rhétorique serait alors l'intelligibilité des contenus numériques et usages dont ils font l’objet. Quelles figures, quels discours, quelles formes culturelles du numérique répondraient au pathos, logos et ethos de notre culture classique et de ses figures de mots et de pensée ? Si le récit est la forme signifiante la plus fondamentale pour qu’un être humain rende raison de ce qui lui arrive, quels récits construire sur notre aventure numérique ? Comment fonder et articuler ces récits sur les pratiques concrètes et les techniques effectives dont le numérique est l’objet ? On retrouve encore l’intrication des trois niveaux évoqués : quelles structures et/ou langage de programmation (niveau du code) ? Quelles formes discursives (niveau du texte) ? Quelles figures narratives (niveau rhétorique) ? Les autrices et auteurs de ce dossier explorent différentes pistes.

Illustrations

Dans leur article intitulé « Processus visuo-spatial et motricité fine en jeu dans l’utilisation de la souris sur l’ordinateur pour un public non scolarisé », Elise Gandon et Bénédicte Kachee posent la question de l’alphabétisation au numérique pour des personnes elles-mêmes en situation d’alphabétisation, c’est-à-dire pas ou peu scolarisées. Les autrices mettent en avant la difficulté pour ces personnes à s’approprier l’outil numérique, en l’occurrence à faire le lien entre la manipulation de la souris et les actions de pointage et de clic à l’écran. L’article propose une méthodologie de recherche empirique basée sur l’observation d’adultes migrants. Les résultats sont ensuite discutés de manière qualitative. Cette analyse permet aux auteurs de proposer différentes pistes pour améliorer les pratiques des formateurs en FLE.

La littératie numérique passe également par une littératie des données et de l’information. C’est ce qu’argumente l’article intitulé « Circulation des données et des compétences autour des cartes de la pandémie de Covid-19 publiées sur Wikimedia Commons » d’Antonin Segault. En effet, les outils numériques en général et les réseaux dits sociaux en particulier permettent à tout un chacun d’alimenter les discussions et de contribuer via le partage de ses données et informations. Cette ouverture implique une acculturation nécessaire sur la manière d’écrire pour être lu, et de lire pour qualifier et s’approprier l’information sans en être le jouet ou le dupe. Certains environnements, notamment les outils s’articulant autour du mouvement Wikimedia, proposent des règles éditoriales organisant la production des informations, leur intégration et finalement le mode de lecture. Ces environnements produisent de l’information de qualité et se trouvent également mobilisés pour proposer du contenu sur les événements récents. C’est notamment l’étude de cas choisie par l’auteur, la crise pandémique du Covid 19. En s’intéressant aux cartes produites, l’auteur montre les compétences nécessaires (cartographie, épidémiologie, programmation), les outils utilisés (codes, API, sources de données) et aborde les discussions suscitées par les cartes (prises de position politique, notamment sur les découpages géographiques). On comprend que la littératie numérique est plurielle et qu’elle demande la compréhension d’écosystèmes variés dans leurs différentes dimensions : techniques, scientifiques, médiatiques, politiques.

L’article intitulé « Formes discursives et design génériques dans les plateformes participatives de critique culturelle » d’Irene de Togni et de Cécile Payeur aborde les questions de littératie dans le contexte des plateformes culturelles participatives, où les institutions et les individus cohabitent et collaborent à la constitution d’une connaissance partagée et commune. L’approche adoptée est de recourir à la notion de genre (au sens de genre textuel ou documentaire) pour comprendre comment se constitue et s’utilise dans un contexte numérique participatif un corps de règles, prescriptions et structures. Le concept de genre est notamment considéré comme forme générique et génératrice : ce qui engendre et conforme un résultat. Les autrices inspectent une forme particulière, celle de liste, pour mieux cerner le pouvoir d’agencement du dispositif, mais également les déplacements opérés par les utilisateurs. Une telle étude permet de mettre en évidence que l’utilisateur non seulement utilise des formes préexistantes, mais également devient lui-même un générateur de son milieu par l’expertise et les connaissances acquises des formes génériques de participation et de production.

Dans leur article intitulé « Ingénieries pédagogiques et sensibilisation aux littératies numériques à l'Université. Le Projet Up, un dispositif collaboratif, hybride et innovant », Stéphanie Marty et Katia Vasquez s’appuient sur la distinction entre alphabétisés, lettrés et érudits du numérique. A partir de l’étude d’un dispositif d’aide à la réussite universitaire centré sur l’acquisition de littératies numériques (le Projet Up), les autrices interrogent les ingénieries pédagogiques qui concourent au développement de ces littératies numériques, depuis leur acquisition, leur mise en œuvre compréhensive jusqu’à leur appropriation critique. Si le Projet Up incite les étudiants à devenir des alphabétisés, lettrés, voire de potentiels érudits du numérique, il les sensibilise également à une translittératie qui s’exerce sur une grande diversité de supports et de médias, les formant ainsi à une « culture globale (numérique, professionnelle, académique, culturelle, sociale…) » favorisant leur réussite professionnelle et leur épanouissement personnel.

Si la rhétorique vise à convaincre, elle trouve en la publicité un terrain d’élection. L’article intitulé « Éléments d’une littératie numérique publicitaire » de Karine Berthelot-Guiet permet d’aborder la publicité comme discours persuasif et de considérer les compétences critiques développées par les internautes pour recevoir et interpréter ces contenus qui font désormais partie de la plupart des consultations sur le Web. Ces compétences naissent en décalage avec les stratégies déployées par les annonceurs, ces derniers cherchant à anticiper les attitudes des internautes et les persuader en s’appuyant sur elles. Mais le paradoxe est que plus les annonceurs ciblent une population, plus cette dernière les connaît bien et sait interpréter, déjouer ou mettre à distance, les stratégies de l’annonceur. En outre la répétition des messages engendre plus la lassitude que la conviction. La compétence critique des internautes résulte ainsi de leur fréquentation et immersion dans le milieu numérique. Mais cette dernière peut se trouver en difficulté en face des dark patterns, qui visent à faire prendre des décisions aux internautes qu’ils ne prendraient pas nécessairement en connaissance de cause, notamment à l’occasion des questions concernant le traitement des données personnelles. On retrouve ainsi les fallacies rhétoriques ou sophismes numériques qui altèrent la décision ou compréhension de l’internaute.

Si la littératie peut renvoyer aux compétences de lecture et d’écriture, la rhétorique, dans son sens classique, vise à donner une force persuasive aux discours. Dans son article intitulé « Rhétorique numérique et modèles persuasifs fallacieux », Emmanuelle Caccamo propose d’investiguer, dans le cadre de la rhétorique de l’interactivité propre au numérique, les sophismes compris comme des formes visant à tromper l’internaute ou lui faire faire ou lui suggérer ce qui ne peut être ni du ressort de la rationalité ni de sa volonté. En particulier, l’autrice s’intéresse aux fallacies rhétoriques, définies comme les techniques argumentatives destinées à tromper et manipuler l’interlocuteur. On retrouve en particulier les stratégies sémio-rhétoriques de captation et de conservation de l’attention, les stratégies sémio-rhétoriques portant atteinte à la vie privée, au consentement et au choix libre et éclairé. L’existence de telles stratégies renvoie à un apprentissage, une éducation, permettant de reconnaître et comprendre de telles stratégies. Si les sophismes numériques explorent d’une certaine manière, pour le meilleur et pour le pire, les possibles argumentatifs proposés par le numérique, la puissance d’analyse et d’interprétation doit pouvoir s’enrichir de conserve.

Enfin, dans son article intitulé « Peut-on écrire avec la voix ? La littératie dans l'écriture vocescrite », Clotilde Chevet s’intéresse à une pratique (la dictée vocale sur smartphone) encore assez peu explorée par la recherche. L’autrice fait l’hypothèse d’une écriture « vocescrite », c’est-à-dire d’une écriture par la voix. Un tel objet permet d’analyser l’articulation de la raison orale, de la raison graphique (Goody) et de la raison computationnelle (Bachimont), notamment concernant le « partage de la littératie entre la machine et l’usager ». L’écriture par la voix mobilise ainsi une littératie (corporelle et linguistique) particulière, et ne peut donc être considérée comme une simple délégation du geste à la machine. L’article propose une certaine profondeur historique et comparative, rappelant notamment que jadis, les lettrés n'écrivaient pas mais pratiquaient l'ars dictaminis, l'art de la dictée. Aujourd’hui, la dictée vocale est devenue aussi bien un sujet de débat sur la pratique de l'écriture qu'un usage présent tant sur le plan domestique que professionnel. La question de la littératie est bien au cœur de cette recherche, dont l’objectif est de montrer en quoi l’impensé de l’écriture dans la dictée vocale est un impensé de la littératie. Si « l’écriture vocescrite » implique « une redéfinition du geste d’écriture », dans quelle mesure nous invite-t-elle à une redéfinition de l’écriture elle-même ?

Références bibliographiques

Bachimont, B. (2010). Le sens de la technique : Le numérique et le calcul, Paris : Encre Marine. 

Bachimont, B. (2017). Patrimoine et numérique : Technique et politique de la mémoire. Bry sur marne, Ina-Editions.

Bachimont, B.(2019). Indexation et grammatisation. Où en est-on de l'indexation matière ? E. Cavalié. Paris, Cercle de la librairie: 9-23.

Bouchardon, S. (2014). La valeur heuristique de la littérature numérique, Paris : Hermann. [En ligne] https://www.costech.utc.fr/CahiersCOSTECH/spip.php?article27

Bouchardon, S. & Cailleau, I. (2018). « Milieu numérique et lettrés du numérique », Le français aujourd’hui, dossier « Écriture numérique : la conversion du littéraire ? », coordination Brunel Magali et Petitjean Anne-Marie, n° 200, Paris : Armand Colin, mars 2018, 117-125. [En ligne] https://www.utc.fr/~bouchard/articles/Bouchardon-Cailleau-Milieu_numerique.pdf

Goody, J. (1979). La Raison graphique. Paris : Éditions de Minuit.

Petit, V. & Bouchardon, S. (2017). « L’écriture numérique ou l’écriture selon les machines. Enjeux philosophiques et pédagogiques », Communication & Langages, n°191, mars 2017, 129-148. [En ligne] https://hal.utc.fr/hal-01960029 

  

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