Le groupe Facebook La Bibliothèque Solidaire du confinement. Circulations et médiatisations numériques des contenus et des pratiques savantes en temps de pandémie

Plan de l'article

 

Auteurs

Muriel Amar

AMAR Muriel

Maître de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication
Dicen IDF EA7339      
 
Université Paris Nanterre
200 avenue de la République
92 001 Nanterre
France

 

Julien Hage

HAGE Julien

Maître de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication
Dicen IDF EA7339  
 
Université Paris Nanterre
200 avenue de la République
92 001 Nanterre
France

 

Citer l'article

Amar, M., et Hage, J. (2024). Le groupe Facebook La Bibliothèque Solidaire du confinement. Circulations et médiatisations numériques des contenus et des pratiques savantes en temps de pandémie. Revue Intelligibilité du numérique, 5|2024. [En ligne] 
https://doi.org/10.34745/numerev_1951

 

 

Résumé : Le groupe Facebook La Bibliothèque Solidaire du confinement (Bsc) constitue un dispositif de production relationnelle qui couple une production de relation - courtage documentaire entre demandeurs de documents et propriétaires de documents - à une production par la relation : les échanges de fichiers donnent lieu à un écosystème de pratiques conversationnelles qui motive une présence dans le groupe nourrie par une constante attention médiatique comme à la volonté « d’en être » et de s’identifier à lui et à ses topoï. En dehors de toute dimension marchande, la Bsc et ses échanges manifestent une valeur d’usage scientifique, une valeur de partage relationnelle et une valeur patrimoniale : c’est bien toute la dimension de bien « culturel » ou « symbolique » du livre que la plateforme met en mouvement, dans le cadre d'une économie morale de la science imposée par le contexte pandémique.

Mots-clés : bibliothèque, économie morale de la science, réseaux sociaux, Facebook, pratiques savantes, pratiques documentaires, document conversationnel.

Abstract : The Facebook group La Bibliothèque Solidaire du confinement (Bsc) constitutes a relational production device that couples a relational production - documentary brokerage between document requesters and document owners - to a production through relationship: file exchanges give rise to an ecosystem of conversational practices that motivate a presence in the group fed by constant media attention as well as the desire to "be in" it and to identify with it and its topoi. Apart from any commercial dimension, the Bsc and its exchanges manifest a scientific use value, a relational sharing value and a patrimonial value: it is indeed the whole dimension of "cultural" or "symbolic" good of the book that the platform puts in motion, in a politics of the relation to scientific work. (traduction DeemPL)

Keywords : library, moral economy of science, social networks, Facebook, scholarly practices, documentary practices, conversational document.

 

Avant l’apparition de la Bibliothèque solidaire du confinement (abrégé Bsc dans la suite de ce document), peu d’étudiants et de chercheurs exprimaient leurs intérêts de recherche à des inconnus sur Facebook. La plateforme est avant tout utilisée pour du divertissement ou pour des échanges circonscrits entre des membres partageant hors plateforme des intérêts aussi spécifiques que des discussions de nature bibliographique, dans une visée scientifique et académique. Le dispositif de la Bsc ouvre la possibilité d’une forme complexe « d’arène publique » au sens que propose Cefaï (2016) :

« Ainsi une arène publique est-elle différente d’un marché (logique du profit à travers l’échange), d’un champ (logique de domination entre groupes sociaux) ou d’une agora (logique de l’argumentation et de la délibération). Elle rassemble ces différentes logiques dans la réalisation d’une écologie des problèmes publics. Les modèles du marché, du champ et de l’agora sont des sous-espèces du modèle de l’arène sociale : ils ne saisissent qu’une seule dimension d’un processus complexe, interactif et génératif ; et une arène publique est une arène sociale dont les acteurs visent des biens publics, se réfèrent à l’intérêt public, définissent leurs problèmes comme publics et sentent, agissent et parlent en conséquence ».

Les échanges de la Bsc manifestent différents usages des livres. Malgré la rusticité et l’inadéquation de Facebook pour sa fonction de courtage (Lévi-Strauss, 1993; Moeglin, 2007), sa grande fréquentation, durable, comme l’intensité toute en diversité de ses pratiques postulent des valeurs fortes prêtées à la démarche et à son objet, sans que les intérêts réciproques des acteurs impliqués dans la transaction (le demandeur, le fournisseur, les scrutateurs, autant de rôles interchangeables, susceptibles de rejouer à chaque demande) n’en soient très identifiables précisément aussi d’après la part manquante (privée) des échanges et le déphasage de notre démarche de saisie (Bert-Erboul et al. 2022 pour la méthode).

Les réseaux numériques ont bien permis des « liens sans échanges » (Lee, 2022) ou des « sociabilités sans liens » (Pharabod, 2017), tels les silent zooms ou silent cams durant le confinement ; ces pratiques lui préexistaient, aussi dans une praxis scientifique. Mais, dans le cas de la Bsc, le livre est la raison même de l’établissement de relations numériques complexes, fondées sur l’échange de fichiers. Au départ circonscrits d’une manière normative et pragmatique par les modérateurs, ces échanges donnent lieu à une production de conversations, motivent une présence dans le groupe nourrie par une constante attention médiatique comme à la volonté « d’en être » et de s’identifier à lui et à ses topoï : à travers le courtage documentaire conçu au sens large, le groupe ouvre (en donnant à voir) une perspective collective de travail scientifique. La participation à la Bsc relève donc bien d’un écosystème de pratiques conversationnelles dont nous n’avons pu saisir qu’une partie – visible, publique, a posteriori – : la somme d’expérience de ses utilisateurs est une manière de documenter la période du confinement. Elle révèle des pratiques et des sociabilités jusque-là latentes, comme d’autres plus inédites, et la construction de relations à la fois médiatique et médiatisée autour des documents, grâce aux ressources numériques.

Lors du confinement, le groupe joue une triple fonction : trouver dans le livre le viatique d’une sortie de l’espace domestique, une possibilité par la « multiplicité d’échanges informels ou organisés (…) d’ajouter une valeur à l’expérience de la lecture, celle du partage » (Le Béchec et al., 2014) et participer à maintenir l’activité intellectuelle et scientifique, au nom d’une « économie morale de la science » (Daston, 2014), qui légitime ce partage, autant qu’il met à distance les intérêts d’une lecture de divertissement (Bert-Erboul et al., 2022), propres à attirer sur le groupe l’attention des grands éditeurs, comme il écarte l’option d’un forum d’échanges politisé et son dissensus. En dehors de toute dimension marchande, la Bsc et ses échanges manifestent ainsi une valeur d’usage scientifique, une valeur de partage relationnelle et une valeur patrimoniale : c’est bien toute la dimension de bien « culturel » ou « symbolique » du livre que la plateforme met en mouvement, dans une politique de la relation au travail scientifique.

Facebook : qualités d’une plateforme ordinaire et sans mémoire

Si c’est sur Twitter qu’est diffusée et évaluée l’idée de la Bsc le 14 mars 2020, c’est deux jours plus tard sur Facebook que s’ouvre un groupe public puis privé du même nom destiné à pallier la fermeture des bibliothèques et l’accès aux documents ; d’abord par la publicisation des ressources de bibliothèques personnelles à destination de ceux qui en auraient besoin, puis par la demande de références formulée à l’attention des membres. Twitter a sans doute permis d’amorcer un noyau de participants, mais c’est principalement sur Facebook que se fait le recrutement, extraordinairement rapide et massif, des nouveaux membres (11 000 membres quinze jours après l’ouverture du groupe, 62 700 en octobre 2020, moment de notre enquête). Ce qui peut, en première lecture, apparaître comme un usage à contre-emploi (rien de plus opposé à Facebook qu’une documentation scientifique en sciences humaines et sociale) se révèle au contraire pertinent notamment en termes d’évolutions du groupe au-delà du seul courtage documentaire tandis que s’y restreint a contrario la communauté des utilisateurs du hashtag @canihazpdf sur Twitter par exemple.

Un choix pragmatique en faveur d’une « plateforme vernaculaire » (Gibbs M et al. 2015)

Le choix de Facebook est justifié par les administrateurs par son utilisation ordinaire, domestique, détendue : « Facebook c'est un réseau social du quotidien (…) [avec un côté] personnel, donc je pense que ça facilite les échanges (…) on y est plus nombreux » (EntAdm 2021)[1]. Les normes d’écriture y sont plus lâches, moins impressionnantes en tout cas, que sur les  autres réseaux dédiés à la recherche, comme ResearchGate ou Academia : « c'est entre guillemets  plus facile de discuter sur la bibliothèque que  de discuter académiquement. On sent vraiment que quand il n’y a pas de compétition, les gens sont tout  de suite prêts à s’aider beaucoup plus » (EntAdm 2021). Par cette inscription sur Facebook, la Bsc banalise les pratiques et le savoir-faire des chercheurs et étudiants en les faisant cohabiter avec un ordinaire numérique démultiplié par le confinement et ses corollaires  -la solitude, l’ennui, le désœuvrement. C’est à la faveur de cette errance sur Facebook, un lieu refuge pour des utilisateurs cherchant à battre en brèche les effets de la sidération, que nombre des membres ont repéré la Bsc : « La chute était brutale, comme un énorme silence qui tombe mais c’était aussi l’occasion d’enfin… ne rien faire ou faire des choses scandaleusement inutiles comme… scroller sur Facebook » Bordet 2022[2].

Les uns et les autres entretiennent des liens d’intensité variable à Facebook : de l’enseignant parmi les premiers adeptes aux États-Unis au doctorant de 28 ans jusque-là novice en passant par des étudiants de second cycle, utilisateurs quotidiens depuis des années.

Ce choix de Facebook tire parti des plus puissants effets de réseau – et il en est en effet question quand on appartient à ce groupe de mobiliser son graphe de manière solidaire pour secouer le joug de l’isolement d’une recherche empêchée –  autant que de (re)déployer son effet club. Un mois après sa création, le 13 avril 2020, la Bsc  relève de la catégorie des groupes privés de Facebook ; les publications sont réservées aux seuls membres, membres dont seuls les administrateurs ont le pouvoir de les admettre dans le groupe. Les conditions d’accès ainsi que les règles – très strictes –– de publication constituent pour les membres un « espace de confiance » et circonscrivent « des intérêts communs pour faciliter la recherche », EntSamuel 2021.

À cet égard, le choix de la plateforme nous apparaît relever d’une forme de politicité (Hage 2022), toute contradictoire qu’elle soit au regard d’une éthique des biens communs, soit un dispositif d’urgence, grâce auquel il s’agit pour les initiateurs de ne pas laisser s’ajouter à l’abandon de la communauté universitaire par les pouvoirs publics l’abandon par soi–même de ses projets, ses ambitions, ses espoirs, ses études : « C’était une très agréable surprise, parce qu’on a eu peur, peur d’être oublié, comme d’habitude, les étudiants, vous n’aurez pas accès aux bibliothèques et c’est comme ça (…) j’ai tout de suite compris qu’on allait galérer, donc pour moi ça a été très agréable de voir ça, d’abord pour moi c’est un élément de solidarité, EntFanny 2021.

C’est ainsi que, paradoxalement, en empruntant le réseau social le plus exposé du monde, la Bsc a au contraire l’impression de se cacher –– « le fait qu'on soit un groupe Facebook fait qu'on reste un peu dans notre coin », dit à ce titre l’un des administrateurs interrogés. C’est aussi le sentiment recueilli auprès d’une membre, Margot 2022 : « En marge. C’est comme ça que je décrirais les gens qui demandent, donnent, échangent, témoignent et opinent sur des sujets divers ». Selon elle, la Bsc reconstitue, dans les marges des institutions, des fonctionnements attendus et qui font défaut : un accès ouvert à la documentation scientifique, l’expression d’une déconstruction des stéréotypes, qu’elle voit incarnée dans les études du genre, les sexualités, autant de thématiques particulièrement exposées dans la Bsc.

Difficile de statuer sur le caractère effectivement marginal des membres présents quand on repère sans effort enseignants et chercheurs médiatisés (tel Nicolas Offenstadt) ou les plus « légitimes » des étudiants (nombreux normaliens parmi les inscrits). Reste que cet effort pour être présent et s’y rendre disponible pour tous permet aussi l’arrivée dans la Bsc de profils d’étudiants de second cycle qui y trouvent, auprès de leurs devanciers, une aide méthodologique et bibliographique aussi inédite qu’inespérée comme le remarque l’une des membres rencontrés : « l’accompagnement des premiers balbutiements [de la recherche en master] est bien souvent laissé au hasard et à la bonne volonté », Bordet 2022.

Le confinement a métamorphosé une activité sans doute jusque–là « marginale » dans la sphère scientifique, – par son support Facebook, par ses échanges extra disciplinaires, par l’arène savante et politique qu’elle constitue. Changeant d’échelle et de cadre, cette littératie numérique et scientifique collective est l’une des sources du succès durable de la Bsc. Autour d’un fonctionnement commun, dans l’établissement de relations et de conversations entre de parfaits inconnus jusque-là, le courtage numérique réunit dans des échanges parfois asymétriques de savoir comme de savoir-faire des membres très différents, à la fois dans leurs profils de membres comme dans leurs identités professionnelles et académiques, sans que celles-ci ne servent de caution ou de sauve-conduit dans les échanges.

Face à des demandes qui témoignent d’une relative naïveté méthodologique comme d’une distance bibliographique, se trouvent disponibles en ligne des membres plus aguerris, disposant pour certains de bibliothèques numériques pléthoriques. Une part d’entre eux se sont construits en autodidactes à l‘aide des outils numériques, ainsi deux enseignants de philosophe au lycée qui n’ont accès à aucune documentation scientifique par voie légale : «  Il y a des milliers d'étudiants qui se sont retrouvés dans la situation dans laquelle je suis depuis des années, c'est à dire loin des bibliothèques et des centres universitaires (…) Toutes ces astuces dont je vous parle, j'ai bien dû les développer parce qu'en tant que professeur de philosophie, j'ai besoin de consulter des livres, de faire des corpus, pour pouvoir faire les choses sérieusement en fait. Et je vois pas comment je pourrais faire autrement. ils sont précisément dans la situation dans laquelle je suis plus longtemps », EntSamuel 2022. Parisot-Sillon (2022), maître de conférences en histoire ancienne, partage un constat similaire : « Qu’on le veuille ou non, le braconnage est au cœur de nos pratiques de recherche ordinaires, qu’elles soient numériques ou non : il s’immisce là où nous contraignent les usages institués. Il l’est plus encore aujourd’hui car la crise dissipe les faux-semblants, favorise les accommodements ».

La plasticité de Facebook permet à la Bsc de se développer sous la forme du forum d’entraide dont la dimension de publicisation des échanges constitue un atout pour sublimer les limites, nombreuses, de Facebook en matière de gestion de la documentation.

Une bibliothèque sur Facebook ?

La caractéristique de la Bibliothèque Solidaire du confinement est qu’elle est « une bibliothèque sans livres ni rayonnages, sans catalogue ni collection. C’est aussi une bibliothèque sans guichet d’accueil ni bibliothécaires attitrés : tout membre du groupe est autant le bibliothécaire que l’usager. La seule réalité palpable dans le groupe, ce sont en effet ses membres » (Clemencin, 2022) et leurs demandes ou offres documentaires.

En effet, la Bsc refuse tout stockage de document dans le groupe comme sur des serveurs distants : les liens vers WeTransfer, Google Drive ou autre service de stockage distant ne sont pas autorisés. Les modérateurs sont très stricts et vigilants à cet égard (Clemencin, 2022).

La Bsc expose seulement les traces des démarches préparatoires aux transactions qui se finalisent par Messenger : l’échange de fichier (duplication ou création d’un équivalent numérique) se fait uniquement par messagerie privée sous la seule responsabilité des correspondants, cette transaction se réalise a priori sous une forme non-marchande (explicitement proscrite dans le groupe). Chacun peut alimenter sa propre bibliothèque personnelle, sans pouvoir contribuer pour autant à une bibliothèque collective ou partagée : la Bsc ne dispose d’aucune licence légale qui lui permettrait d’organiser le prêt de documents qui transiteraient dans son cadre.

Les offres comme les demandes documentaires sont des objets discursifs (ou sémiotiques en cas de photographies de bibliothèques individuelles), des représentations de documents sous forme de listes de références et non les documents eux-mêmes : ces demandes doivent être bien prises comme un objet d’attention, voire de valeur d’information ou d’intérêt scientifique, pour la majorité des membres en ligne, autant que pour espérer un effet d’aubaine (soit d’avoir accès à la mise en partage d’une ressource documentaire inattendue ou jusque-là indifférente). Si le donateur ne se dessaisit pas de la possession d’un document dans l’échange – il est rare que sa propriété soit revendiquée–, il en tire un succès d’estime, surtout si ce document est de qualité (numérique, OCR, parfois augmentée), qualité appréciée par les chineurs documentaires les plus avertis.

Proscrivant tout débat sur la finalité des documents – « La règle claire est que nous ne sommes pas un espace de débat : personne n’a à donner son avis sur un sujet de recherche » (EntAdm 2021), la Bsc n’en médiatise pas moins les échanges discursifs à leur sujet. Là aussi, l’action des modérateurs est intense pour éviter des débordements ; dont subsistent des traces, notamment sur des thèmes de recherche déjà polémiques dans l’espace public hors ligne (écriture inclusive, études de genre ou post-coloniales).

Par ailleurs, côté Facebook, aucun outil n’est disponible pour permettre de disposer de l’ensemble des publications, de construire une base de données pour une mise en relation diachronique (une question déjà posée et une réponse déjà donnée pourraient être réutilisées par un nouveau demandeur). Une tentative, qui perdure, est pourtant mise en œuvre par les modérateurs de la Bsc qui oblige tout rédacteur de publication à lui associer des mots-dièses – la surveillance est continue (Clemencin, 2022). Cependant, ces mots-dièses, libres, sont délicats à utiliser avec efficacité et semblent assez peu opérationnels à aiguiller une publication vers un profil.

L’outil Facebook tend donc à engloutir perpétuellement la mémoire des échanges et à piloter la diffusion des flux auprès de ses membres à travers des notifications dépendantes d’un agrégat complexe de paramètres : tous les membres ne voient donc pas forcément l’intégralité des publications, mais leur intérêt en ligne ne se dément pas.

La plateforme ne permettant pas une architecture organisée des échanges mais encourageant au contraire la redondance, chaque demande en soi est toujours nouvelle et exige toujours une nouvelle réponse. Cette manière d’ « activer » la communauté de manière plus ou moins artificielle maintient un niveau de production des publications sans doute surévalué par rapport à la diversité effective des demandes et ne contribue pas mécaniquement à stimuler cette diversité. Sur ce point, les administrateurs ne défendent pas Facebook qu’ils jugent au contraire « pas du tout adapté sur le long terme pour accumuler de la donnée, pour pouvoir la trier (…) Facebook est loin d'être adapté  (…)  en termes de référencement des données,  en termes de référencement des besoins. Facebook est assez peu ergonomique par rapport à ces questions-là.  (…)  dans les faits, c’est assez peu efficace », EntAdm 2021.

Si on ajoute à ces limites qu’un tiers des questions documentaires restent orphelines, ne bénéficient pas de la moindre réponse ou de propositions documentaires, on se demande légitimement ce qui retient les membres à souhaiter que le groupe poursuive son activité après le déconfinement et la réouverture des bibliothèques institutionnelles.

Une documentation recontextualisée par les métaconversations

L’impossibilité à faire archive dans la Bsc qui oblige à traiter, parfois, la même documentation, rejoint la singularité propre à la démarche de recherche : un même document n’est pas toujours demandé dans le même contexte (ni pour le même objectif) et c’est ce contexte de la demande qui enrichit le document demandé lui-même par les nouvelles questions qu’il suscite : c’est ici à la fois la valeur d’usage des productions scientifiques qui est exposée, autant que la recherche en train de se faire. Cette forte limite de Facebook permet en effet des récits de la recherche maintenus dans leur singularité et dans celle de ses interrogations ; elle engage en retour des propositions tout aussi singulières de réponse, c’est en ce sens que l’un des administrateurs du groupe nuance les défauts de Facebook : «  je pense qu'il y a aussi quelque chose d'important derrière, c’est que les demandes qui ont déjà été faites ne sont pas forcément complètement les mêmes que celles que l'on va vouloir faire en ce moment ».

C’est aussi sur ce point précisément que la Bsc se fait souverainement « bibliothèque » : la bibliothèque n’est pas réductible à ses collections et à son catalogue, elle permet d’établir, sur la base de ces deux pièces centrales, des interactions documentaires dans lesquelles la reformulation, l’accompagnement méthodologique et la connaissance éditoriale tiennent un rôle essentiel, fût-il discret et indicatif.

Ce qui retient les usagers de la Bsc à utiliser un groupe Facebook pour entreprendre leur démarche de connaissance est précisément que leurs demandes documentaires ne sont pas forcément satisfaites par la seule transaction de fichiers. Elles vont aussi être soutenues parce que discutées, ré-orientées, approfondies, amendées, et ceci aux yeux de tous. Distinctes des débats sur leurs contenus, ces conversations au sujet de références documentaires sont précieuses aux yeux des membres parce qu’elles font résonner leur sujet de recherche dans un large champ pluridisciplinaire, en tout cas plus large que ce qu’habituellement les cursus spécialisés permettent ; elles ouvrent une possibilité d’érudition contemporaine, parfois multimédia (suggestions de films, podcast, captation de conférences) qui permet l’association d’idées, la régénération des points de vue, un certain plaisir partagé, un horizon collectif médiatisé. Le choix d’une plateforme non spécialisée permet cette « ouverture interdisciplinaire rare dans les laboratoires de recherche (…) loin des querelles de clocher et de la lutte pour la survie qui caractérise trop souvent le monde académique» (Juhel, 2022). Pour ceux qui observent les discussions documentaires, le foisonnement d’idées, de ressources sont autant de découvertes dont ils imaginent des utilisations ultérieures, qui entretiennent un désir de connaissances ou aiguisent un appétit : « Je ne traite pas des sorcières, par exemple dans ma thèse, mais c'est un sujet que je trouve hyper intéressant et qui, peut-être, va resurgir ailleurs, dans un autre champ de recherche plus tard dans des années», EntLauren 2021 en thèse de design.

Si le volume quotidien des publications ne permet pas une lecture attentive (plusieurs milliers par jour au pic de l’activité du groupe) mais favorise plutôt une forme de lecture flottante, la Bsc se positionne pourtant aux yeux de ses membres comme une véritable bibliothèque, toujours débordante des lectures à venir, ou comme une librairie merveilleusement achalandée où l’on vient comme pour chiner : « Certains puristes pourront regretter la sérendipité « pure » qu’offre la flânerie en librairie, mais cet outil qui sélectionne – avec l’opacité que l’on connaît – des sujets et des discussions en fonction des centres d’intérêt de chacun m’a valu quelques jolies découvertes », EntSamuel (2021) qui dispose pourtant d’une bibliothèque numérique de plus de 20 000 titres.

Le document conversationnel

Le document, le fichier, la référence constitue autant l’objet du courtage, de la mise en relation que le moyen d’une mise en relation d’une autre nature entre « nouveaux » membres c’est-à-dire étrangers à l’échange initial : autrement dit le courtage documentaire produit des relations entre propriétaire de document et demandeur de document autant qu’il produit, par la relation entre eux deux, des conversations avec d’autres membres. Soient des médiations multiples, d’attributions variables. À cet égard et pour paraphraser Gunthert (2014), le document dans la Bsc devient pleinement « conversationnel » : rendu visible à des regards inconnus (et jusque-là indifférents), le document demandé se dote d’éléments conversationnels, permettant de converser à propos des documents comme avec des documents. Pour autant qualifier les échanges entre membres inscrits d’un groupe Facebook de « conversation » ne va pas de soi : le plus souvent les utilisateurs en ligne publient en même temps, leurs publications et réponses se produisant de manière quasi synchrone, on est loin d’un « art de la conversation » qui repose sur un tour de parole et prend en compte les propos de l’interlocuteur. En outre, les participants en ligne sont le plus souvent engagés dans une multiplicité de contextes conversationnels en ligne et hors ligne, a fortiori avec Facebook qui s’immisce furtivement au sein d’une multitude de pratiques concomitantes (Bastard, 2015).

Cependant, à y regarder de près, se distingue dans la Bsc un usage de l’architexte (Souchier, 2019) de Facebook qui organise clairement les espaces énonciatifs : les posts obéissent à une logique de blog, les commentaires et les réponses à une logique de forum ; le recours à Messenger pour l’échange effectif de fichiers à une logique de messagerie. Autrement dit, le courtage documentaire proprement dit se réalise dans la Bsc de manière oblique, ou encore en clair-obscur pour reprendre l’image proposée par Cardon (2008).

Contraintes rituelles des posts

Les posts (ou « publications » dans le vocabulaire Facebook) sont numériquement minoritaires dans l’ensemble des publications étudiées (voir Sources, infra) : 19 263 posts soit 13,9% du corpus générant 119 757 commentaires (et réponses) soit 86,1%. Sur l’ensemble du corpus, on observe une moyenne générale de sept commentaires par post publié.

Dans la Bsc, les posts constituent des espaces énonciatifs d’exposition, proche en cela du blog  – exposition de bibliothèque personnelle aux débuts, de besoin documentaire par la suite, de recherche en conseil bibliographique après le déconfinement. Leur écriture obéit à une contrainte rituelle qui relève de la norme de l’interaction en bibliothèque : de manière canonique, l’autrice ou l’auteur expose le contexte de la demande (un mémoire de licence ou de master, une thèse) avant de spécifier l’objet de la demande (une référence précise ou des conseils). Le post est introduit et conclu par des formules de courtoisie et, le plus souvent, accompagné des mots-dièses exigés par les modérateurs.

Figure 1 - Exemples de posts des 2 avril et 9 novembre 2020

 « Dans le cadre de… » est la formule typique d’introduction du contexte. Elle est employée plus de 2 300 fois dans le corpus Bsc, et par exemple plus de 220 fois sous la forme : « dans le cadre de mon mémoire / mon master / ma thèse, je (re)cherche… »

La récurrence de cette norme énonciative relève bien des contraintes rituelles analysées par Goffman (1973 retravaillé en contexte numérique par Beaudoin et Velkovska 1999) . Les personnes rencontrées en entretien précisent que, si le groupe est « bien tenu », la rédaction soignée, les consignes de participation respectées (la modération est très active à rappeler l’obligation de recourir aux mots-dièses), c’est qu’il s’agit à leurs yeux d’une « communauté universitaire » (compris comme étudiants, chercheurs, professeurs, etc.). La mise en avant systématique du statut d’universitaire ne suffit pas, on le sait, à garantir une qualité de forme et un respect des normes. Mais cette mise en avant de la finalité scientifique confirme que pour les membres du groupe Bsc c’est bien le maintien de cette activité qui est à protéger, entretenir, faire valoir aussi au sein du groupe. Il y a collectivement la volonté de rester digne et appliqué à ses études pendant le confinement, qui laisse la communauté universitaire sans moyens. Les membres qui se plient aux règles, explicites ou rituelles, incarnent collectivement cette «personnalité permanente » ainsi nommé par Goffman (1973, retravaillé en contexte numérique par Beaudoin et Velkovska, 1999.) pour exprimer le maintien d'un « style d'expression » ou « la manière habituelle » de participer aux activités communes : « Dans la mesure où chaque membre maintient ce style, les autres sont constamment assurés que leurs attentes ne seront pas déçues et que tout est comme il se doit. Bref, l'activité de chaque membre tend à exprimer qu'il connaît sa place sociale [...] et qu'il s'y tient. »

Participer individuellement, par le style de rédaction de post, au maintien collectif d’une « face » scientifique permet de s’identifier et de se faire reconnaître comme sujet académique. Les membres interrogés sont particulièrement sensibles au manifestation des règles qui structurent la Bsc sans témoigner ni charge affective (alors que le confinement plonge le pays dans un profond désarroi, il n’y a pas trace de larmes, ni de sang), ni charge institutionnelle (alors que professeurs, chercheurs, étudiants se côtoient, il n’y a pas de détermination par la position). La Bsc est comme « l’insignifiante banalité de la bibliothèque » (Le Marec, 2021), ce lieu des liens discrets qui font tenir la vie humaine entre inconnus qui se (sou)mettent à une même condition d’égalité : la démarche de connaissance et les fortes vulnérabilités qu’elle engage. Le confinement a amplifié cette attention à faire communauté de cette sorte, avec peu, avec le peu que nous avions, sans que personne ne puisse s’engager au-delà de ce qu’il dispose ici et maintenant : les documents sous la main et le temps libéré.

Contraintes systémiques des commentaires et réponses

C’est dans l’espace des commentaires (et des réponses) que se déploie ce qui se rapproche de la conversation entendue comme « état de parole ouvert » Goffman (1987) : il s’agit d’une conversation « subordonnée au travail en cours », les participants « ont le droit et non l’obligation de se lancer soudain dans un bref échange puis de retomber dans le silence, et cela sans le moindre marquage visible comme s’ils ne faisaient qu’ajouter un nouvel échange à une conversation chroniquement en cours ».

Les bifurcations ou les changements de contexte par rapport à la demande initiale ne sont pas forcément adressés aux parties prenantes du courtage documentaire mais créent des îlots conversationnels, brefs et éphémères, dont la demande documentaire constitue le point de départ.

Si bien souvent une première réponse est donnée sous la forme rituelle attendue – rendez-vous en message privé (MP) : j’ai le Genette, mp ; Yes j’ai tout ça : mp ! J’ai Hésiode en Budé, je te mp ou vers des ressources accessibles en ligne, légales ou non : Il est disponible sur Zlibrary.  Le sens du mouvement est sur libgen, mais en anglais  – suivi d’un retour tout aussi ritualisé sous la forme du remerciement (on compte ainsi près de 700 messages de réponse dont le texte, limité à deux mots, est « Merci beaucoup ») – d’autres types d’interventions peuvent être distinguées.

De manière récurrente, des membres se manifestent pour disposer à leur tour du document initialement demandé. On relève plus de 650 occurrences des formules « Intéressé(e) aussi » ou « Intéressé(e) également », 200 occurrences de « Moi aussi », 160 occurrences de « je suis » [verbe suivre] ou « pour suivre », etc.  Il s’agit ici non seulement d’alimenter sa bibliothèque personnelle mais aussi de manifester d’une part que le document demandé est digne d’intérêt et d’autre part que le membre fait preuve d’une curiosité élargie au-delà de ses propres recherches. Ces échanges relèvent toutefois aussi d’une contrainte systémique, liée aux espaces d’écriture restreints de Facebook qui permettent difficilement de distinguer les sous-thèmes d’un échange. Ces « contraintes systémiques » (Velkovska, 2004) s’ajoutent aux contraintes rituelles précédentes qualifiant la tournure des relations, ainsi témoigne EntClémence 2021 : « Ce que j'ai apprécié, et peut être que je vais sortir de votre question, mais c'est que, il n'y a jamais eu d'échange privé qui empiétait sur la vie privée dans ce groupe. Ça, tous les échanges que j'ai eus ont été extrêmement courtois et ne se sont pas éternisés ».

Se trouvent tout aussi régulièrement dans la zone commentaire des échanges plus techniques ou méthodologiques sur la manière de se procurer un document : ici, une demande initiale très pointue, portée par un membre qui ne réapparaîtra plus dans les échanges :

Figure 2 - Post du 2 juillet 2020

 

En commentaires, la requête bifurque vers un échange de savoir-faire sur SciHub, drainant vers elle deux nouveaux membres éloignés du sujet d’origine :

Figure 3 – Commentaires du post du 2 juillet 2020 (extraits)

Cette série d'énoncés bifurquants construit le sentiment que les participants sont engagés dans une interaction conversationnelle plutôt que, par exemple, dans la seule diffusion d'informations ou de publication propres aux blogs.

La zone des commentaires permet la constitution de sous-groupes d’échanges proches du forum, avec des formes d’« affordances conversationnelles » (De Fornel, 1988) dans lesquelles les locuteurs sont capables de concevoir une interaction à la fois focalisée et partagée (c'est-à-dire une conversation) dans une communication qui est autrement disjointe, temporellement et séquentiellement

Cette alternance d’énoncés décentrés et recentrés de manière co-constructive a des implications sur le type de conversation qui se tient dans les commentaires. Il ne peut s’agir de discussion, d’une part parce que les modérateurs interdisent ce qu’ils nomment les débats et d’autre part parce que les contraintes de l’architexte Facebook ne le permettent pas comme l’a analysé Bastard (2015) : « Le problème de la durée de la conversation est remplacé par un problème de taille de la conversation : si tout le monde « s’y met », (..) la conversation peut sembler interminable en s’étalant sur la page, commentaire après commentaire, alors qu’il devient de plus en plus complexe de tous les lire ».

Le document demandé, de l’objet de la relation à la production de la relation 

Le double rôle du document – objet et opérateur de relations – entérine la fonction de la circulation documentaire comme constitutive en elle-même de communautés de savoirs. Lorsque Ju Hendriolle poste la demande suivante très circonscrite :

Bonsoir, si l’un d’entre vous possède un exemplaire du Bestiaire de Michel Pastoureau, pourrait-il avoir la gentillesse de m’envoyer le court passage relatif au cerf ?
Merci d’avance ☺️ #Histoire #MoyenAge #Pastoureau

La réponse documentaire n’est pas inscrite dans le forum ; le fichier a été envoyé par un tiers sans laisser de trace publique :

Figure 4 – Commentaires du Post du 18 avril 2020 (extraits)

Les réponses qui suivent dans les zones commentaires n’en impliquent pas moins trois nouvelles personnes, elles aussi désireuses du fichier ; c’est le demandeur précédent, qui le fait circuler à son tour :

 Figure 5 – Commentaires du post du 18 avril 2020 (extraits)

Cette agrégation de demandes opportunistes en faveur d’un document témoigne de l’activité intense des observateurs « passifs » du groupe postés en contre-champ, aptes pourtant à constituer un plébiscite.   Soumises aux regards de tous, les demandes documentaires donnent un « aperçu des sujets de recherches des un.es et des autres » qui constitue un intérêt en lui-même : « je trouve enthousiasmant d’ouvrir mon fil d’actualité Facebook et tomber aléatoirement sur des publications du groupe abordant parfois des sujets auxquels je n’aurais jamais pensé (relevant par exemple de la psychologie, du cinéma, de l’histoire des arts, des sciences du langage, etc.) » (Camille 2022). Si la Bsc alimente indirectement Library Genesis (LibGen, serveur documentaire pirate, bousculant l’économie des infomédiaires, Timus et al. 2016), elle tient un rôle d’intermédiaire autrement précieux : « si je vais sur LibGen, c'est pas pour faire des recherches au hasard, je sais ce que je recherche (...) Bsc, finalement, c'est les gens qui picorent pour nous, finalement, en proposant des trucs », EntSamuel 2021. Comme l’ont identifié de longue date les chercheurs spécialistes du numérique et des réseaux sociaux, comme D. Cardon ou D. Boulier, ces « gens qui picorent des trucs pour nous » sur Facebook, Twitter ou YouTube font plus que transmettre des contenus, ils partagent aussi leur cadre d’expérience et de lecture, leurs interprétations et leurs intérêts, leurs usages et leurs affiliations. Pour reprendre la formule de Clemencin (2022) : « le véritable catalogue de la BSc, ce sont ses membres », la richesse de leur profil et l’épaisseur de leurs lectures.

Un silence collectivement maintenu

Le cadre de participation dans Bsc, reposant sur des contraintes rituelles et systémiques, plaçant le document comme opérateur de relations entre membres, s’exprime aussi par la forme d’un silenciement de la transgression collectivement partagée des règles du droit d’auteur. Aucune réclamation politique de bien commun ne s’exprime dans le groupe Facebook. Le sujet des droits d’auteur abordé en entretien (avec les membres comme avec les modérateurs) suscite quelques craintes (« Alors moi je veux pas le crier sur tous les toits. Parce qu’en fait je participe un peu à du piratage, c’est pour ça que je préfère rester anonyme et que ma carrière n’est pas encore toute tracée et j’y tiens vraiment », EntGentiane 2021), une relative indifférence ou parfois une réelle ambiguïté[3].

D’autres entretiens manifestent une sensibilité à la discrétion d’une initiative dont le caractère politique est bien partagé, telle Fanny qui tient à ajouter à la fin de son entretien : « Justement je trouve que c’est intéressant parce que ce groupe montre qu’on peut arriver à cette finalité [l’autogestion], sans passer par une case très révolutionnaire, les choses se font assez naturellement, ben, oui, en fait, ça peut fonctionner ». EntFanny 2021. Ou encore Christophe : « Moi, j'aime bien les trucs collaboratifs, même en tant que militant politique à côté. Mais j'aime bien les trucs comme ça qui se font un peu tout seul. Il n'y a pas forcément de hiérarchie ou de choses comme ça et du coup, de ce point de vue-là, le groupe y correspond assez bien et il n'a pas les défauts du truc.», EntChristophe 2021.

Dans ce travail qualifié de solidaire, chronophage et fastidieux, consistant à scanner tout ou partie du document imprimé dont on est propriétaire se reconnaît le work de la langue anglaise qui se distingue du labour comme activité intentionnelle de transformation du monde et non comme une activité productrice de valeur économique. À cet égard, la Bsc circonscrit une place singulière au sein des réservoirs documentaires alternatifs : sa création en tout début de pandémie donne, pour paraphraser Pène (2021), « le grand récit qu'il fallait à l'open science », renforçant la possibilité d’en faire une arène publique.

Un livre médiatisé par ses échanges

Les circulations et les échanges de livres n’ont pas attendu l’avènement du livre et des réseaux numériques, comme du piratage. Roland Barthes relevait déjà que ces échanges fondaient même la diversité des identités prêtées aux livres par leurs propriétaires et usagers :

« L’un pour le livre de bibliothèque, l’autre pour le livre-chez-soi (mettons des tirets, c’est un syntagme autonome qui a pour référent un objet spécifique) ; l’un pour le livre « emprunté » – le plus souvent à travers une médiation bureaucratique et magistrale –, l’autre pour le livre saisi, agrippé, attiré, prélevé, comme s’il était déjà un fétiche ; l’un pour le livre-objet dette (il faut le rendre), l’autre pour le livre-objet d’un désir ou d’une demande immédiate (sans médiation). L’espace ménager (et non public) retire au livre toute fonction de paraître social, culturel et institutionnel (sauf dans le cas des cozy-corners chargés de livres déchets) », Barthes, [2002], cité in Le Béchec et al. 2014.

Dès les années 2010, les dispositifs numériques ont renouvelé les échanges de livres, tant sur les plateformes spécialisées (Circul’livre, Bookcrossing) que sur Facebook, lieu privilégié du fait de sa fréquentation (Le Béchec et al., 2014). Dans une fin savante et dans le contexte du confinement, la Bsc crée un nouvel espace pour ces échanges hors des lieux institués. Elle se place dans le cadre complexe de la gratuité sur internet, qui se distribue d’une manière à la fois marchande, publique et coopérative. Alors que l’offre documentaire publique se renouvelle activement dans le cadre du confinement (Coutanson, 2022), le groupe s’inscrit lui très tôt dans une démarche coopérative tout à fait parallèle, qui rappelle les pratiques d’éducation populaire des réseaux d’échanges réciproques de savoir dans les années 1970 (Joly et al., 2004), à rebours des accès payants des plateformes ou des accès réservés des universités à leurs seuls chercheurs et étudiants.

Pour gratuits qu’ils soient, la nature de ces échanges demeure difficile à caractériser (Farchy, Meadel et Sire, 2015) : ce sont des échanges de biens culturels dans un cadre non marchand, puisque le groupe bannit de son fonctionnement tout type de proposition commerciale ou de monétisation de l’échange. Ce partage s’inscrit dans une visée d’open science, sans pour autant constituer un « commun » au sens d’un stock partagé ; on pourrait peut-être lui accoler le terme de « sous-communs » ou même de « soute des communs », dans un stock transitant par les sites pirates. En 2013, le rapport Lescure relevait déjà tout leur intérêt en termes d’externalités positives, en « valorisant la notion d’échange désintéressée » et en désarmant le piratage à des fins lucratives, tout en concluant à la difficulté d’envisager sa légalisation (Lescure, 2013). Il est plus aisé en revanche d’évaluer les externalités des usages qui bénéficient à un acteur industriel comme Facebook, mais pour les membres de la Bsc, comme à l’égard des éditeurs et des accès réservés, la fin justifie les moyens.

Se construit au sein de la communauté des étudiants et chercheurs du groupe un « patrimoine écrit » en actes numériques, dans son usage scientifique, comme par les formes de politisation du champ académique qu’il manifeste. Il est difficile à baliser dans ses effets –comment attester globalement de ce qui a été effectivement découvert, lu, écrit, publié grâce à la Bsc dans le contexte du confinement et de ses lendemains ? Dans cette relation médiatisée aux yeux de toutes et de tous dans le groupe, se manifeste bien une forme de « construction sociale fondée sur des images : les objets tels qu’ils sont donnés à voir, les artefacts numériques qui s’y substituent, enfin les images mentales qu’ils produisent dans l’imaginaire collectif » (Henryot, 2019). La Bsc constitue aux yeux de ses abonnés une fenêtre ouverte sur le travail documentaire et scientifique qu’il donne à voir (Lamy et Bert, 2021) à celles et à ceux qui suivent le groupe. Surreprésentées, les études sur le féminisme et le genre jouent un grand rôle dans cette médiatisation numérique, à la fois politique et savante. Le rôle des utilisateurs « passifs » sur ces deux thèmes n’est pas mince dans leur audience et conjuguent dans le groupe une diversité proclamée et des effets de bulle avérés. Si la demande au sein de la Bsc pointe certaines lacunes de l’offre publique – notamment en bibliographie étrangère et dans des disciplines pointues, comme la requête de livres type Handbooks –, la réitération des demandes de « savoir disponible » sous cette forme fonctionne aussi comme la concrétisation de l’appartenance à un groupe, et ce savoir ainsi médiatisé publiquement par le dispositif se fait circulaire par la pratique des autoréférences permanentes et un effet de boucle de flux issus des mêmes stocks, sans toujours manifester le pluralisme attendu d’une véritable bibliothèque scientifique – en atteste la demande récurrente (plus de 100 occurrences) pour La Distinction de Pierre Bourdieu... Le flux des demandes se trouve corrélé sans doute aussi (sans qu’il soit possible de l’attester) à l’état stratégique de certains « stocks » publics et privés, numériques et imprimés, à l’instant T du confinement.

Lorsque les membres les plus expérimentés retournent dans leurs bibliothèques d’études, le fonctionnement se déporte – en tout cas très manifestement du point de vue des requêtes, sans doute moins du côté de leur satisfaction, même si des stocks documentaires privés se sont constitués – vers les besoins des étudiants de niveau master, voire même de licence : c’est bien à des formes de « courtages informationnels » dans un usage universitaire qu’on assiste ; pour paraphraser Moeglin (2007), l’on pourrait en effet parler de l’avènement, à côté du bibliothécaire et du professeur, d’un nouvel avatar, le broker.

Cet usage plus resserré, plus normalisé peut-être, dans l’après du confinement, ne doit pas faire oublier la grande diversité des membres de la BSc, l’extrême multiplicité de leurs motivations, demeurées dans l’implicite (les biens communs, l’éducation populaire, la raison scientifique et l’open science, l’idéologie hacker, l’engagement libertaire et féministe, la solidarité contre l’aléa de la solitude, la curiosité et le désœuvrement…) et la pluralité des savoirs comme des savoir-faire réunis. Ils furent mis au service des échanges là où ils auraient pu s’opposer : c’est sans doute la force d’un dispositif mû par une « économie morale de la science », garante d’une transgression vécue comme discrète mais légitime, au nom d’un collectif et d’une perspective de travail scientifique. Ces échanges, relevant de ce que Sauret (2020) nomme  « écritures dispositives », sont plus riches et complexes qu’un simple courtage interpersonnel : les conversations induites, l’attention collective nourrie aux sujets avancés et aux documents échangés, quelque mutique qu’elle soit pour une majorité d’utilisateurs, en témoignent. Autant de ressources convoquées pour faire pièce à la fermeture des lieux de savoirs et à la réduction ad nauseam des vies et des consciences aux espaces domestiques et à des temps extrêmement contraints. Vécue comme une source d’abondance solidaire en réponse à la fatalité de la clôture épidémique, la collecte ainsi déployée par ses membres tint d’une démarche bibliographique raisonnée comme d’un collectionnisme savant compulsif (Le Marec et Mairesse, 2017), ou d’un consumérisme fébrile et addictif d’accumulation. Le groupe revendique l’importance cardinale de la ressource documentaire, la puissance métaconversationnelle potentielle de ces documents dans leur circulation, comme la confiance alléguée au rôle de la bibliothèque lors d’une crise. La Bsc nous rappelle aussi combien dans ce contexte les flux sont toujours tributaires de stocks aux contours fluctuants, souvent en décalage avec la demande, d’où la nécessité des conversations comme autant d’ajustements et d’appropriations. La réussite de l’affordance du dispositif (Luyat et Regia-Corte, 2009), dans la mise en action d’un espace de courtage courtois, ne doit pas faire non plus oublier toutes les tensions qui l’ont traversée, et qu’elle a su conjurer au nom du travail scientifique, dans une démarche érigée en forme de politicité collective (Merklen, 2011) par le groupe (Hage, 2022).  En cela, elle témoigne bien de la résolution au sein de cette « arène publique » du problème social majeur qu’a constitué l’épidémie pour la communauté scientifique des étudiants, des chercheurs jeunes et moins jeunes, de ceux pour qui le travail intellectuel tenait lieu de viatique dans cette épreuve inédite et brutale.

Sources

Base de données réalisée par scraping à partir du groupe Facebook La bibliothèque solidaire du confinement comportant plus de 140 000 messages produits par plus de 23 000 membres du groupe, sur une période de la création du groupe (16 mars 2020) au début du mois de février 2021, soit près de 300 jours, voir Bert-Erboul et al. 2022 pour la méthode.

Entretiens semi-directifs auprès de deux administrateurs du groupe Facebook La bibliothèque solidaire du confinement  (EntAdm 2021) et de 13 membres du groupe (EntPrénom d’emprunt 2021), voir Bert-Erboul et al. 2022 pour la méthode :

Date de l'entretien

Prénom d'emprunt

Genre

Age

Profession / Activité

Lieu de résidence

16/02/2021

Christophe

M

44

Professeur  de philosophie au lycée

Lucinges,  Haute-Savoie

02/02/2021

Victor

M

23

Prépare le capes d'histoire-géographie

Paris

13/02/2021

Gentiane

F

?

Master  recherche en sciences de l’information et de la communication

Lyon

09/02/2021

Lauren

M

28

Doctorant en design,  Télécom Paris

Paris

04/02/2021

Constance

F

30

Doctorante en philosophie à l'université de Lille

Lille

08/02/2021

Lise

F

22

Master de sociologie, Université catholique de Louvain

Louvains-la-Neuve (Belgique)

10/02/2021

Fanny

F

23

Doctorante en Archéologie - Protohistoire égéenne Université Paris 1

Paris

15/02/2021

Samanta

F

28

Contractuelle à la BU de Dijon

Dijon

29/04/2021

Grégoire

M

35

Enseignant de lettres et d’histoire en lycée professionnel

Aillevillers-et-Lyaumont, Haute-Saône

 20/05/2021

Philippe

M

46

Historien, conservateur des bibliothèques à la BIS

Paris

 29/06/2021

Virginie

F

36

Chargée d'accueil et d'information à l'Université de Lorraine

Metz

20/05/2021

Charlotte

F

25

Master 2 de géographie à l'Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine (Paris 3) Normalienne

Paris

19/05/2021

Samuel

M

34

Professeur de philosophie au lycée

Le Havre


4 récits
produits par des membres du groupe et réalisés à la demande des enquêteurs : Margot 2022 ; Bordet 2022 ; Juhel 2022 ; Camille 2022. 

Bibliographie

Bastard, I. (2015). De proches en pages, de pages en proches. Exploration et réception des informations en ligne. Télécom ParisTech.

Beaudouin, V., et Velkovska, J. (1999). Constitution d'un espace de communication sur Internet (forums, pages personnelles, courrier électronique...). Réseaux, vol. 17, n°97, 121-177. 

Bert-Erboul, C., Fayet S., et Wiart (dir.) (2022). À l’ombre des bibliothèques : Enquête sur les formes d'existence des bibliothèques en situation de fermeture sanitaire. Villeurbanne, Presses de l’Enssib..

Cardon, D. (2008). Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0, Réseaux, vol. 152, no. 6, 93-137.

Cefaï, D. (2016), ‪Publics, problèmes publics, arènes publiques…‪. Que nous apprend le pragmatisme ? Questions de communication, vol. 2, n° 30, 25-64.

Clemencin, G. (2022). Photographies de groupe In : À l’ombre des bibliothèques : Enquête sur les formes d'existence des bibliothèques en situation de fermeture sanitaire. Villeurbanne, Presses de l’Enssib.

Coutanson, R. (2022). L’enjeu de l’accès aux ressources documentaires en ligne en situation de crise In : À l’ombre des bibliothèques : Enquête sur les formes d'existence des bibliothèques en situation de fermeture sanitaire. Villeurbanne, Presses de l’Enssib.

Daston, L. (2014). L’économie morale des sciences modernes. Jugements, émotions et valeurs. Paris, La Découverte, coll. « Futurs antérieurs ».

De Fornel, M. (1988). Contraintes systémiques et contraintes rituelles dans l'interaction visiophonique. Réseaux. Communication-Technologie-Société6(29), 33-46.

Farchy, J., Meadel, C., et Sire, G. (2015), La gratuité, à quel prix ? Circulation et échange de biens culturels sur internet, Paris, Presses des Mines.

Gibbs, M., Meese, J., Arnold, M., et Nansen, B. (2015), # Funeral and instagram : death, social media and platform vernacular, Information, Communication & Society, 18 (3). DOI : 10.1080/1369118X.2014.987152

Goffman, E. (1987). Façons de parler. Paris, Éditions de Minuit.

Gunthert, A. (2014). L’image conversationnelle, Études photographiques, vol. 31, Printemps, 54-71

Hage, J. (2022). Politiques, politicités, politisation dans BSc : la pétition d’une économie morale de la science. À l’ombre des bibliothèques : Enquête sur les formes d'existence des bibliothèques en situation de fermeture sanitaire. Villeurbanne, Presses de l’Enssib.

Henryot, F. (dir.) (2019). La fabrique du patrimoine écrit. Objets, acteurs, usages sociaux, Villeurbanne, Presses de l'Enssib, coll. « Papiers ».

Joly, N., et Sylvestre, J.-P. (2004). Logiques d’échange et formes de sociabilité. Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs. Économies choisies ? Échanges, circulations et débrouille ». Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.

Lamy, J., et Bert, J.-F (dir.) (2021). Voir les savoirs - Lieux, objets et gestes de la science, Paris, Anamosa.

Le Béchec, M., Crépel, M., et Boullier D. (2014), Modes de circulation du livre sur les réseaux numériques, Études de communication, vol. 43, n°2, 2014, 129-144

Lee, J. (2021), Les salles d’étude en ligne (camstudy) en période untact en Corée du Sud. Penser la possibilité des liens sans échange, Tracés. Revue de Sciences humaines, vol. 42, 35-52.

Le Marec, J. (2021). Essai sur la bibliothèque. Volonté de savoir et monde commun. Villeurbanne, Presses de l'Enssib, coll. « Papiers ».

Le Marec, J., et Mairesse, F. (dir.) (2017). Enquête sur les pratiques savantes ordinaires : collectionnisme numérique et environnements matériels, Lormont, éditions Le Bord de l’eau.

Lescure, P. (dir.) (2013). Contribution aux politiques culturelles à l'ère numérique. Rapport au Ministre de la Culture et de la Communication. Tomes 1 et 2.

Lévi-Strauss, C. (1993 [1955]), Tristes tropiques, Paris, Plon, « Terre Humaine », [En ligne] https://www.cairn.info/tristes-tropiques--9782259003599.htm

Luyat, M., et Regia-Corte, T. (2009). Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept. L’Année psychologique, 109, 297-332. [En ligne] https://doi.org/10.3917/anpsy.092.0297

Merklen, D. (2011). La politicité populaire. Dans Denis Merklen. Politicité et sociabilité. Quand les classes populaires questionnent la sociologie et la politique. 32-42. [En ligne] https://shs.hal.science/tel-01609096.

Moeglin, P. (2007). Le professeur et le courtier, Une quatrième vie pour les ressources des campus numériques ? », Études de communication, n°2, 2007, 111-132

Pène, S. (2021). Le grand récit qu’il fallait à l’open science ? Quand une pandémie invente la biologie d’urgence, Enjeux numériques n° 14, 82-88.

Parisot-Sillon, C. (2022), Pandémie et goût de l’archive. L’ère du braconnage ? In À l’ombre des bibliothèques : Enquête sur les formes d'existence des bibliothèques en situation de fermeture sanitaire. Villeurbanne, Presses de l’Enssib.

Pharabod, A.-S. (2017), Fréquenter des inconnus grâce à Internet, Sociologie, vol. 8, n° 1, 101-116.

Sauret, N. (2020). De la revue au collectif : la conversation comme dispositif d’éditorialisation des communautés savantes en lettres et sciences humaines. Université de Montréal et CNAM.

Souchier, E., Candel, É., et Gomez-Mejia, G. (2019). Le formatage, c’est du pouvoir. Dans Le numérique comme écriture. Théories et méthodes d'analyse, Paris, Armand Colin, « Codex », 159-191.

Timus, N. et Babutsidze, Z. (2016). ‘Pirating European Studies’, Journal of Contemporary European Research. 12 (3), 783 – 791.

Velkovska, J. (2004). Les formes de la sociabilité électronique. Une sociologie des activités d’écriture sur internet. Paris, EHESS.

Notes 

[1]. Le codage « EntPrénom d’emprunt 2021 » renvoie aux individus rencontrés pour les entretiens qualitatifs menés pour cette recherche. La partie Sources de cet article détaille la liste des personnes rencontrées.

[2]. Margot 2022 ; Bordet 2022 ; Juhel 2022 ; Camille 2022 sont des récits publiés dans l’enquête exploratoire : Parcours 6. Paroles de contributrices In : À l’ombre des bibliothèques : Enquête sur les formes d'existence des bibliothèques en situation de fermeture sanitaire. Villeurbanne, Presses de l’Enssib., 2022. Voir la partie Sources de cet article.

[3]. EntChristophe 2021,  professeur agrégé et docteur en philosophie, éditeur : « Moi, ça m'embêterait de retrouver mes fichiers, que j'ai bossés, sur LibGen ou des choses comme ça. c'est pas cohérent du  tout ». EntSamuel 2021, professeur de philosophie : « J'ai été libraire, j'ai des amis qui travaillent à La Découverte etc. J'ai jamais mis un livre à disposition de tout le monde. Ça a toujours été un envoi de l'un à l'un. (…)  Je me suis jamais dit, je vais pirater un livre sur Amazon pour le mettre sur Libgen. Si vous me questionnez sur la question des droits d'auteur (…) je serai assez embarrassé en réalité (…) Par contre, ce que je sais, c'est que ça m'est absolument indispensable pour faire bien mon boulot. Alors c'est une réponse assez décevante, peut-être ».

 
  

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