Historicité et réflexivité : une utilisation éthique des traces numériques. Test de l'utilisation de ses propres traces par un internaute lors de sa navigation sur une base de documents juridiques

Plan de l'article

 

Auteurs

Jacques Labiche

LABICHE Jacques

Professeur des Universités honoraire en Génie Informatique
Laboratoire LITIS
 
Université de Rouen Normandie
UFR des Sciences et Techniques
Avenue de l'université
76 800 St Etienne du Rouvray
France

 

Maryvonne Holzem

HOLZEM Maryvonne

Maître de conférences HDR émérite
Laboratoire Dynamique du Langage in Situ
& Laboratoire LITIS
 
Université de Rouen Normandie
UFR des Sciences et Techniques
Avenue de l'université
76 800 St Etienne du Rouvray
France
 
 

Youssouf Saidali

SAIDALI Youssouf

Maître de conférences
Laboratoire LITIS
 
Université de Rouen Normandie
UFR des Sciences et Techniques
Avenue de l'université
76 800 St Etienne du Rouvray
France

 
 

Nicolas Meniel

MENIEL Nicolas

Ingénieur d'étude
Laboratoire LITIS

Université de Rouen Normandie
UFR des Sciences et Techniques
Avenue de l'université
76 800 St Etienne du Rouvray
France

 

 

Citer l'article

Labiche, J., Holzem, M., Saidali, Y., et Meniel, N. (2021). Historicité et réflexivité : une utilisation éthique des traces numériques. Test de l'utilisation de ses propres traces par un internaute lors de sa navigation sur une base de documents juridiques. Revue Intelligibilité du numérique, 2|2021. [En ligne]  https://doi.org/10.34745/numerev_1709

   

Résumé : Notre travail sur l'agir des utilisateurs explorant une base de données équipée d'outils de traçage, nous amène à analyser l'ensemble des traces laissées par un panel d'utilisateurs hétérogènes et identifiés. Afin d'historiser les traces de ces utilisateurs, nous proposons d'observer différentes caractéristiques  pour lesquelles la dimension temporelle est essentielle. Cela consiste à interpréter la trace datée comme une signature sémiotique qui se déploie au cours du processus d'appropriation des connaissances. Ceci nous a conduit à développer une plateforme numérique dédiée au droit des transports équipée d'un système de collecte automatique de traces. L'idée est de collecter, par exemple, les documents lus, l'ordre d'accès au contenu, mais aussi la durée d'une session, ou le temps passé sur chaque document. Dans notre approche, nous laissons aux utilisateurs la possibilité de regarder à la demande le "film" de leurs actions. De cette façon, l'utilisateur devient une sorte de créateur autonome de la boucle d'interaction avec la base de données en comprenant son propre processus d'interprétation en cours pour la modifier ou l'étendre. Nous présentons les résultats obtenus lors d'une expérience menée en mars 2021. Le panel d'utilisateurs était composé d'experts et de non-experts en droit, ayant accès ou non à leurs propres traces. Nous avons conçu des tests comparatifs entre les usages de deux versions de la plateforme, l’une permettant l’accès aux traces pour l’utilisateur et l’autre non et entre navigation d’experts et de non experts du droit. Les analyses montrent sans ambiguïté que la version tracée encourage les utilisateurs à multiplier les interactions avec la plateforme et en particulier les retours en arrière.

Mots-clés : trace numérique, interprétation, appropriation de connaissances, bases de données, phénoménologie sémiotique, sciences de la culture.

 

Abstract : Our work on the action of users exploring a database equipped with tracking tools leads us to analyse all the traces left by a panel of heterogeneous and identified users. In order to historicise the traces of these users, we propose to observe different characteristics for which the temporal dimension is essential. This consists in interpreting the dated trace as a semiotic signature that unfolds during the knowledge appropriation process. This led us to develop a digital platform dedicated to transport law equipped with an automatic trace collection system. The idea is to collect, for example, the documents read, the order of access to the content, but also the duration of a session, or the time spent on each document. In our approach, we allow users to watch the "movie" of their actions on demand. In this way, the user becomes a kind of autonomous creator of the interaction loop with the database by understanding his own ongoing interpretation process to modify or extend it. We present the results obtained in an experiment conducted in March 2021. The panel of users was composed of legal experts and non-experts, with and without access to their own traces. We designed comparative tests between the uses of two versions of the platform, one allowing access to the traces for the user and the other not, and between navigation of experts and non-experts in law. The analyses show unambiguously that the traced version encourages users to multiply interactions with the platform and in particular backtracking.

Keywords : digital trace, interpretation, knowledge appropriation, databases, semiotic phenomenology, cultural sciences.

 

Introduction

À l’heure où la justice prédictive ambitionne d’utiliser les algorithmes de l’IA pour faire prévaloir de nouvelles pratiques à partir de la masse des données extraites de la jurisprudence (domaine du deep learning et des big data) (Garapon, A.,& Lassègue, J., 2018 ; Labiche, J. & Holzem, M., 2019) minorant de fait le rôle de l’institution juridique et de sa dialectique, notre contribution empruntera un autre chemin.

Dans le prolongement des travaux de (Champin, P-A.,  Mille, A., Prié, Y., 2013), qui ont initié une formalisation de la trace informatique n’ayant pas pour fonction de se substituer à l’utilisateur, nous cherchons à faciliter son travail d'interprétation. Nous tentons de mettre en œuvre une formalisation qui favoriserait son appropriation de connaissances par la visualisation de ses propres traces en cours de navigation dans des bases de documents juridiques. Le lecteur humain est évidemment le meilleur interprète d'un document, par comparaison avec tout traitement automatique et machinal, qui n'est d'ailleurs jamais une véritable lecture. Les atouts de l'ordinateur sont sa vitesse de calcul et sa mémoire : d’où l'intérêt de les mettre à profit pour aider la lecture humaine. Par l’accès au plein texte et aux corpus qu’elles permettent de constituer, les technologies numériques rédiment notre rapport aux textes et à la textualité (Rastier, 2011), mais aussi nos pratiques heuristiques quotidiennes.  En effet, si les philologues, par les annotations et commentaires (traces interprétatives) qu’ils ont apportés aux textes au cours des siècles, ont permis de maintenir le contact avec le passé et ont ainsi activement contribué à la constitution de patrimoine culturel écrit, la numérisation des corpus accroît aujourd’hui ces possibilités de transmission. C’est dans la lignée humaniste de ces travaux que s’inscrit cet article. Il vise à œuvrer à une évolution possiblement favorable des outils numériques. Après un bref rappel du contexte et de l’historique de nos recherches afin de mieux nous faire comprendre, cet article proposera d’analyser et d’interpréter l’incidence d’un système de traces numériques quant à l’aide à l’appropriation de connaissances à partir des données issues d’une campagne de tests effectués au printemps 2021 sur un panel différencié d’étudiants.

L’appropriation des connaissances comme intersubjectivité en acte.

Si l’appropriation de connaissances nécessite l’action singulière d’un sujet apprenant, nous proposons de pousser plus loin la réflexion méthodique d’un Jacotot, J. (1823) sur la capacité de chacun d’apprendre par soi-même. Il nous semble en effet important de faire pièce à l’idée que tout savoir (savoir-faire) renvoie à une connaissance explicite, intelligible, alors qu’il participe d’une action impliquée dans un couplage « structurel » liant un sujet et son environnement dans le cours d’une pratique. Réintroduire l’humain dans la problématique des inscriptions matérielles informatiques, comme nous tentons de le faire, permet de mettre en relation la technique (comme inscription, support d’action) et la connaissance (comme capacité d’activité d’un être pensant). Démarche qui nous a amenés à questionner le couplage structurel énactif conçu par Varela, F. (1979) comme couplage culturel avec notre environnement sémiotique (environnement numérique compris). Couplage avec l’environnement alors compris au sens d’umwelt (Uexküll, 1956) comme entrelacs de tout ce qu’un sujet perçoit (son monde perceptif merkwelt) et de tout ce qu’il produit (son monde actanciel : wirkwelt).

Cette démarche inspirera les modèles d’auto-organisation, d’autopoïèse qui amèneront Varela à formuler le principe de l’énaction requérant de tenir compte de l’histoire des perturbations au sein du couplage structurel. Ainsi exit la machine au profit du vécu prenant en compte la corporéité, reliant, réunifiant perception, mémoire, cognition et action dans la filiation d’un constructivisme interactionniste. Nous faisons l’hypothèse qu’une conscience réflexive peut être nécessaire à l’utilisateur lorsque perplexe, il se trouve retenu entre deux séquences de navigation. Nous faisons ainsi écho à l’articulation des deux types de processus cognitifs décrits par le biologiste Francisco Varela :

  • Un processus « énactif » qui nous permet d’enchaîner des actions sans en avoir conscience lorsque nous accomplissons des tâches pour lesquelles nous avons effectué auparavant un long et difficile apprentissage comme celui de la lecture.
  • Un processus réflexif durant lequel le sujet peut analyser et décider, que ce soit pour l’activité en cours ou pour une autre activité.

Les basculements entre les deux types de processus liés à l’activité en cours, seraient alors source de créativité, d’inventivité. Ainsi en confrontant ses souvenirs au passé vécu – tracé – l’utilisateur pourra se comprendre mieux : s’y retrouver. Reprenant le cours interrompu de sa pensée il poursuit sa navigation et si besoin emprunte des pistes qu’il avait précédemment rejetées. La succession de ces articulations s’apparente alors à ce que Simondon nomme métastabilité occasionnée par des singularités rendant possible l’«individuation qui est une opération de structuration amplifiante » au sens où « le vivant résout des problèmes, non pas seulement en s'adaptant, c'est-à-dire en modifiant sa relation au milieu (comme une machine peut faire), mais en se modifiant lui-même, en inventant des structures internes nouvelles » (Simondon 1964). C’est de ce point de vue que nous cherchons à concevoir un environnement numérique centré sur l’agir interprétatif d’un utilisateur créateur de ses propres traces à partir d’un corpus de documents qu’il a lui-même constitué.

Nous témoignons ainsi à notre tour du caractère culturellement situé de toute activité de connaissance (Rastier 2002 ; Holzem & Labiche 2017a et 2017b). Puisque les objets nous sont connus qu’en tant qu’ils sont perçus par nous, nous avons porté attention aux mécanismes par lesquels s’opère notre couplage aux artéfacts techniques. C’est à ce niveau d’intersubjectivité en acte fondatrice, depuis l’œuvre de Cassirer (1906-1920), du travail scientifique au sens où elle impose une démarche de mutualisation critique des connaissances que nous avons pensé cet environnement numérique de travail. Cette posture nous amène à utiliser les applications numériques qui permettent d'échanger des données (Web Services)[1]de façon visible et la plus explicite possible de manière à ce que les utilisateurs puissent se saisir des procédures sous jacentes et ainsi participent activement à la construction de leur environnement informatique, et donc par leur apprentissage, à une réelle acquisition de connaissances.

Ainsi l’utilisateur acteur de son projet d’acquisition de connaissances, peut-il :

  • accéder à tout moment au « comment » progresse son projet et favoriser les propres analyses in vivo de son avancement, indispensables à de féconds rebondissements,
  • être plus facilement couplé au corpus qu’il interroge en ayant de nouvelles possibilités d’interaction.

Nous souhaitons que l’utilisateur mette à profit cette visualisation de ses propres traces pour progresser dans son appropriation de connaissances. L’intelligibilité du dispositif numérique pour lequel nous œuvrons réside dans cet effort de visibilité et d’explicitation. C’est par ce couplage de l’humain avec son environnement que l’on peut parler de cognition incarnée indissociable du vivant et de l’histoire du sujet pensant.

Contexte de notre recherche

Plateforme pour les experts en droit du transport déployée comme plateforme didactique

Nous nous intéressons ici à la conception et réalisation d’une plateforme expérimentale dédiée aux usages de la filière transport et logistique. Ce prototype ne recélera pas nécessairement de fonctionnalités inédites, mais son exploitation par les experts va nous permettre de valider nos hypothèses autour de l’acquisition de connaissances pour des apprenants en droit du transport. Par ailleurs, l’intégration d’un ensemble de ressources et d’outils interopérables dédiés non pas à une collection de cas d’usages particuliers, mais justement à une sphère d’activité (transport et logistique) large et en évolution rapide, constitue une réelle nouveauté́, voire une singularité́. La mise en œuvre de ce dispositif est susceptible de contribuer à des évolutions notables de l’usage de documents réglementaires et, plus généralement, des activités des acteurs de cette filière.

Nous ne pouvons poursuivre le développement de cette plateforme dont l’architecture est maintenant bien établie qu’en alternant périodes de développement et périodes d’expérimentation. Ceci parce qu’il nous semble que l’utilisateur en situation ne peut être modélisé. En effet, sans retours de la part des usagers nous ne pouvons être certains qu’ils s’approprient le système avec ses outils et entrent alors en couplage avec les re-présentations sous-jacentes, habitent les usages prévus, sans cesse les détournent, pour enfin adopter cet (ENT) Environnement Numérique de Travail. Nos hypothèses théoriques s’enrichissent d’être éprouvées à l’aune des usages, détournés ou non.

Ce sont ces expérimentations qui nécessitent le plus de moyens et pour lesquelles le soutien des institutions, qui nous a souvent fait défaut, a été indispensable. Le corpus règlementaire et la base documentaire de l'Institut du Droit International du Transport (IDIT) avec lequel nous développons un partenariat depuis plusieurs années, sont actuellement accessibles en ligne. Cette base s’adresse à des adhérents spécialistes du droit, elle est difficilement utilisable par un novice dans le domaine juridique comme un transporteur de marchandises, qui  chercherait à se conformer à la législation en vigueur. Cette base documentaire est associée au thesaurus hiérarchisé « maison » pour améliorer son interrogation. Elle s’enrichit quotidiennement par la saisie manuelle des comptes-rendus de la jurisprudence sous la forme de fiches Le système d’information de l’IDIT est conçu pour renseigner les adhérents en continu afin qu’ils puissent gérer dans les meilleures conditions leurs entreprises et sécuriser leurs activités. Or, la fragmentation de l'information relative au droit des transports et de la logistique qui couvre des domaines très variés (en particulier toutes les modalités de transport) rend son accès difficile. Nous avons donc développé cette plateforme de façon modulaire en utilisant différents patterns et frameworks liés au J2EE pour développer une application organisée en plusieurs couches.

Sur le plan technique, l’application est composée d’une couche serveur développée en PHP et d’une base de données MySQL. L’interface côté client dispose de JavaScript, ce qui permet la communication avec le serveur à l’aide d’AJAX pour, par exemple, transmettre les annotations effectuées dans les documents.

Historique de nos recherches menées dans le cadre du programme Plair[2]

Le contexte applicatif des travaux présentés est celui de la Plateforme d’Indexation Régionale (PlaIR), un projet interdisciplinaire réunissant ici le laboratoire d’Informatique de Traitement de l’Information et des Systèmes (LITIS) et l’Institut de Recherche Interdisciplinaire Homme et Société (IRIHS) autour de la question de l’indexation documentaire.

Notre objectif est de développer des outils et modèles d’accès aux contenus s’appuyant sur des méthodes de dématérialisation, d’indexation et d’individualisation pour la constitution de corpus de documents numériques, dans le domaine du droit international des transports. Notre approche porte ainsi sur le développement d’un portail d’accès personnalisé à des documents juridiques. Notre partenariat avec l’IDIT a permis l’accès et la prise en mains de leur portail web, ainsi qu’à la Base de Données juridiques qu’il intègre.

Dans la perspective de comprendre le parcours interprétatif des utilisateurs nous avons mené un premier test (Holzem, M., Saidali, Y., Labiche, J. 2013 ; Holzem, M. 2014 ; Saidali, Y. et al., 2015), auprès d’un panel restreint d’étudiants en master de droit de transports naviguant sur les fiches de la base de données de l’idit, qui résument les arrêts des cours d’appel, de cassation et tribunal de commerces traitant de litiges liés aux transports de marchandises. L’ensemble des textes de la jurisprudence ayant été numérisé la possibilité d’un accès au plein texte a progressivement été rendu possible. Mais « avoir accès à » ne saurait cependant valoir pour appropriation. À l’heure où la connaissance devient « représentation des connaissances » avec son lot de balises et de métadonnées et en alternative aux méthodes d’extraction, de profilage ou autres systèmes de recommandation qui réduisent l’humain à ses habitus, nous avons fait valoir la nécessité d’une aide à leur interprétation. Du point de vue saussurien qui est le nôtre, nous considérons en effet les textes en général et ceux-ci en particulier, comme des discours unifiant les plans de l'expression et du contenu et qu'ainsi l'aide à leur interprétation ne saurait valoir pour une autre pratique. De ce point de vue, les résumés des arrêts qu'écrivent les ingénieurs documentalistes chargés de renseigner cette base de données doivent être considérés comme d'autres textes, relevant d'une autre pratique, celle de répondre aux attentes présumées, à un instant T, des utilisateurs.

Pour comprendre les processus de production et d’interprétation des textes de la jurisprudence constitutifs de la base de données, nous nous sommes préalablement intéressés à leur structuration en nous appuyant sur la notion de scénario (Holzem, M.,2015 ; Holzem, M.& Labiche, J., 2017a) comme succession ordonnée d’un ensemble d’opérations, s’accompagnant d’une décomposition en étapes et à leurs transitions (à l’instar du graphe d’un automate à états finis). Nous avons ainsi appréhendé la ritualisation de la pratique juridique comme série de transformations des états modaux des actants, pour suggérer des points d'appui (des régularités transformationnelles), non seulement des événements, mais aussi et surtout de leurs enchaînements

C'est sur une compréhension fine des moments transformationnels propres à chaque pratique juridique que nous avons adossé cette aide instrumentée à l'interprétation. Cette tâche fût en partie réalisée dans le cadre du programme Plair par un travail d’implémentation de trois modèles de description corrélant les marqueurs de transformation modale à chaque type de pratique jurisprudentielle (types d’instances : Cassation, Appel, Tribunaux de commerce) (Studzinski Perotto, F., Taleb, F., Trupin, E. & al. 2019).

Nous avons alors intégré un outil de visualisation ainsi qu’un éditeur d’annotations dans le website de l’IDIT afin de permettre aux utilisateurs d’enrichir les documents avec des notes personnelles. Nous avons également inséré un mécanisme de collecte des traces des actions réalisées par les utilisateurs (mots clés, documents visualisés, actions sur les documents, etc.) pour permettre l’analyse des différents types de comportement et usages du corpus. C’est suite à l’implémentation de ce système de traces d’usage, qu’une campagne de tests a été menée auprès d’utilisateurs plus ou moins novices du domaine juridique (étudiants en informatique et étudiants en droit) au printemps 2021.

Par le biais de ces traces volontairement (recueil de notes sous forme d’un bloc-notes personnalisé) ou involontairement laissées (parcours, temps passé sur chaque texte, etc.) nous ne cherchions pas à modéliser un comportement pour faire de la prédiction, mais à disposer d’outils de visualisation des données qui permettent le suivi et l’analyse de la navigation intertextuelle de chaque utilisateur en situation réelle.

Traces

Nous défendons ici l’idée d’une trace active et volontairement assumée par les utilisateurs. La particularité de cette approche sera d’envisager la trace comme présentification du passé, en faisant l’hypothèse qu’une conscience réflexive peut être profitable à l’utilisateur. La trace, telle que nous l’appareillons ici, ne devient réflexive que par la relecture du sujet qui donne sens a posteriori aux éléments textuels collectés lors de sa navigation.

Formalisation des traces

L’analyse des navigations et des stratégies sous-jacentes nécessite que l’on puisse reconstituer non seulement l’enchaînement des actions, mais aussi leur chronologie précise. Cela permet à l’utilisateur, comme au chercheur qui analyse la navigation, d’en construire le « film » témoin.

On distingue trois origines des traces :

  • à chaque requête effectuée, on en enregistre l’heure, les mots-clés et filtres, ainsi que le nombre de résultats,
  • pour chaque document qui apparaît dans les résultats de recherche, on identifie sa position dans la liste de résultats, son heure de première visite, son nombre de revisites, et le pourcentage du document ayant été parcouru par l’utilisateur dans le document,
  • pour chaque annotation effectuée dans un document, on retient l’heure à laquelle elle a été créée, l’heure de sa dernière modification, et le nombre de modifications qu’elle a connues.

L’ensemble de ces caractéristiques, pour lesquelles la dimension temporelle est donc primordiale, est opérationalisée, sous la forme d’un modèle relationnel. Un passage de la souris sur chacun des éléments permet de connaître l’heure précise de sa survenue et ainsi de reconstituer  le « film » de sa navigation.

Exemple : chronologie des actions de ccdt01 le 15 mars 2021 

Légende du schéma : ccdt01 = étudiant inscrit au certificat de compétences en droit des transports ;  le N° du document est son ordre d’ouverture dans la session ; la lettre entre ( ) indique qu’il a également été ouvert dans d’autres sessions suite à d’autres requêtes :

(a) Cour cassation ch com 16/01/2019 ; Doc1 de la session 1 et Doc1 de la session 3

(b) Cour appel Versailles ch 12 20/11/2018 ; Doc 4 de la session 3 (et réouverture à une date ultérieure)

(c) Cour appel Versailles ch12 13/04/2018 ; Doc1 de la session 2 et Doc2 de la session 3

Doc = document ; Ouv = ouverture ; Req= requête, Sel = sélection ; Modif = modification ; Arg = argument (produit par l’étudiant).

15-03 (11h15-16h45) 4 sessions ouvertes, 5 documents consultés, 5 sélections N°1, 2, 3, 4 et 5 du bloc notes, Arguments 1 et 5 utilisés dans l’argumentaire, durée 5h30

----------------------------------------------------------->Temps

Session 1 : 11h15 Req1 11h18  Ouv doc1 (a) 11h19

-------------------Session 2 : 13h04 Req1 13h09 Ouv doc1 (c) 13h11 Sel1 13h12 Arg1

-------------------------------Session 3 : 15h52 Req 15h54 Ouv doc1 (a) 15h59 Sel 16h01,

---------------------------------------------------Ouv doc2 (c) 16h07

----------------------------------------------------------Ouv doc3 16h10

-----------------------------------------------------------------Sel 2 doc 2 (c) 16h27 Arg5

---------------------------------------------------------------------Sel1 doc3 16h30

------------------------------------------------------------------------Ouv doc4 (b) 16h33

------------------------------------------------------------------------------Se11 doc4 16h38,

-----------------------------------------------------------------------------------Sel2 doc 4 16h42

--------------------------------------------------------------------------------------Session 4 : 16h45

                                                                                                                                            (session vide réouverte le lendemain)

Nous constatons des allers retours, par exemple lors de la sélection dans le document 2 après avoir ouvert le document 3. Le fait qu'un même document puisse être fermé, rouvert et annoté (annotations datées) au cours de différentes sessions, complique l’analyse « immédiate » des traces.

Ces traces recueillies au cours de la navigation sont affichées à l’utilisateur en temps réel, lui donnant accès à tout moment à l’historique de sa session de navigation.

Fonctionnalités de la plateforme

L'utilisateur peut interroger la base via une interface dédiée à la recherche de décisions juridiques. Il a la possibilité d'effectuer une recherche suivant plusieurs modes (recherche par mots-clés, recherche par référence IDIT, recherche par type de document, ou encore recherche dans l'index).

 

Figure 1 : Formulaire d’interrogation de la base

Lorsque sa requête est lancée, la plateforme analyse celle-ci et lui renvoie les résultats classés par dates. Lorsque ces résultats sont affichés, l'utilisateur peut décider de les visualiser ou non. S’il décide de visualiser un résultat, l’arrêt s’affiche ainsi que la fiche IDIT correspondante, et il lui est désormais possible d’en annoter des extraits afin de pouvoir y revenir et ainsi construire son interprétation.

 

Figure 2 : Présentation des résultats de la requête


Figure 3 : Sélection et annotation d’un document

La plateforme sauvegarde un historique pour chaque requête. Dès lors qu'un utilisateur lance une recherche, la plateforme enregistre le type de requête lancée, les résultats retournés, ainsi que les résultats consultés et les annotations.

Figure 4 : Visualisation de la navigation durant une même session sous forme d’un graphe d’actions dynamique

Ainsi, sont proposées à l’utilisateur plusieurs approches pour naviguer dans l’ensemble des documents, visualiser, manipuler et organiser le résultat de ses recherches. Il peut notamment s’appuyer sur l’historique de sa navigation, ses propres traces.

Il s’agit ici de conserver une trace de l’activité de l’utilisateur et de lui permettre de l’exploiter dynamiquement. Le processus que nous cherchons à valider lors des expérimentations est donc initialisé lorsqu’un utilisateur identifie un besoin informationnel et tente de le satisfaire en entreprenant une ou plusieurs tâches de recherche. Il prend des décisions sur la ou les stratégies à adopter, les outils à exploiter et la constitution du corpus de documents à consulter. Chaque unité d’information découverte peut déclencher de nouvelles idées, suggérer de nouvelles directions et changer la nature même du besoin d’information. On émet alors l’hypothèse que la gestion sous forme d’historiques de traces (incluant point de blocages et retours arrière) laissées par les différents utilisateurs peut les aider à la découverte de nouvelles stratégies et de nouvelles informations.

Tests et analyse des traces

Le fait de centrer la trace sur l’agir interprétatif permet d’envisager chaque test comme la réalisation d’une expérience vécue en première personne. Cette conception se réfère à l’expérience d’objectiver (Bitbol, 2014) mais également à une herméneutique de l’expérience (Rosenthal, 2004), liant perception et savoir, qui prend place dans un étrange présent qui d’un côté retient la participation du passé (rétention) et de l’autre ouvre sur un futur immédiat (protension).

La troisième campagne de tests que nous organisions s’est déroulée entre mars et juin 2021 sur un échantillon de 53 étudiants dont les enseignants sont membres de notre équipe de recherche, ainsi il nous a été possible d’évaluer leur argumentaire.  Ayant choisi d’adopter une démarche différentielle, comparative, nous avons testé des étudiants issus de deux filières différentes :

  • la première (37 étudiants) liée aux droits et de transports et à la logistique (ISEL[3] et certificat de compétences délivré par l’Idit, (Ccdt).
  • la seconde (16 étudiants) liée à l’informatique industrielle (L3 EEEA)[4].

Précisons que les identifiants personnels que nous avons attribués aux étudiants de l’ISEL commencent par Ics, ceux du Certificat de Compétences en Droit des Transports par Ccdt et enfin ceux d’EEA par Sci.

Les tests ont été réalisés en distanciel (période covid). Les étudiants devaient se connecter en s’identifiant de façon à ce que nous puissions refaire leur parcours et rédiger un argumentaire répondant au sujet posé. Ces sujets (cas pratiques) ont été rédigés dans le premier cas par les juristes de l’Idit, dans le second par les enseignants de la L3 EEEA.

Chaque filière a pu intégrer dans son cursus ces tests selon des modalités propres (devoir noté ou non, travail dirigé). Chaque sous groupe de ces deux filières s’est vu proposer une des deux versions disponibles de la plateforme : la version actuellement en ligne sur le site de l’IDIT (dite base Idit) ou la version comportant le bloc-notes et les traces comportant des indications temporelles (dite version tracée de la plateforme).

Lors de l’analyse de ces tests, nous avons tenté d’interpréter a posteriori le comportement de l’utilisateur en mettant en correspondance, lorsque cela fut possible, son argumentaire et les passages textuels sélectionnés. Cela dans le but de de mettre en évidence d’éventuels rebondissements montrant que l’utilisateur a bénéficié d’un plus grand nombre d’articulations entre régimes cognitifs.

Étudiants de l’ISEL et du CCDT ayant navigué sur la version tracée de la plateforme

Le sujet posé par les juristes concernait un litige opposant une destinataire et un transporteur au sujet d’une marchandise volée dans un conteneur durant son transport en camion entre le port du Havre (FR) et la ville de Cologne (D). Il fallait, à partir des arguments invoqués par chacune des deux parties, trouver dans la jurisprudence des articles de loi appliqués dans des cas similaires.

Parmi les étudiants testés nous débuterons notre analyse par la navigation de deux étudiants inscrits au Certificat de Compétences en Droit des Transports (respectivement ccdt04 et ccdt01) dispensé par les juristes de l’Idit. Il s’agit en effet d’un public hétérogène mais désireux d’acquérir une connaissance approfondie des régimes juridiques propres à chaque mode de transport.

1er exemple

L’argumentaire envoyé par ccdt04 a retenu notre attention, car selon l’enseignant « le sujet a été traité avec les bons arguments » bien que ccdt04 se soit excusée dans le courriel accompagnant son devoir de « n’avoir pas de connaissances dans ce domaine, ni cours dans cette matière par le passé » et « n’avoir pas avancé correctement sur la plateforme ». L’étudiante n’a en effet ni renseigné le bloc-notes mis à sa disposition, ni annoté celui-ci. Son argumentaire s’appuie néanmoins sur la lecture attentive de deux arrêts. Le premier long de 7 pages qui a été visité à deux reprises à une semaine d’intervalle, a donné lieu à deux extractions de texte, pages 6 et 3, que ccdt04 a rassemblé en une seule citation pour définir la notion de faute inexcusable.  Entre ces deux sessions de lecture du même arrêt, ccdt04 a consulté la base pour y chercher un cas de force majeur, le seul pouvant exonérer un transporteur.  L’extrait cité provient de la page 10 d’un arrêt long de 16 pages, il concerne un vol de marchandises traversant un pays en guerre. Cas ultime relevant presque de l’hyperbole qui renforce considérablement  son argumentation, puisque que même dans ce cas,  les fautes du transporteur sont qualifiées de « délibérées » et d’ « inexcusables ». Sûre de son fait, l’étudiante peut alors conclure sur la cas pratique qui lui était posé : « Dans le cas en question il n’ y a pas de force majeure donc pas d’indemnisation ». Ce que l’on peut constater c’est l’effort de lecture de l’étudiant, les extraits mentionnés ne figurant pas dans les fiches résumant ces arrêts et conséquemment l’effort d’appropriation de connaissances dont témoigne la terminologie employée et la pertinence de l’argumentaire. Ceci n’a pas échappé au correcteur.

2ème exemple

Nous retiendrons de ccdt01 l’imposant bloc-notes de sa navigation : 11 extraits ont été sélectionnés dans 6 arrêts (dont 5 dans le même arrêt) à partir d’un corpus de13 documents. Les nombreux allers retours illustrés par le bloc-notes témoignent d’un important travail étalé sur un temps long (l’étudiant lorsqu’il se connecte a le choix entre rouvrir une de ses sessions ou ouvrir une nouvelle session).

Par exemple, lors de la connexion du 17 mars, l’étudiant rouvre sa session 1 du 15 mars qui avait déjà donné lieu à une sélection de texte dans le bloc-notes ci-dessous :

«ALORS QUE 2°) seule est équipollente au dol la faute inexcusable du voiturier ou du commissionnaire de transport ; qu’est inexcusable la faute délibérée qui implique la conscience de la probabilité du dommage et son acceptation téméraire sans raison valable ; qu’en justifiant sa décision aux motifs adoptés que « la société X... n’a pas pris toutes les mesures et précautions nécessaires permettant la sécurisation des marchandises entreposées dans la semi-remorque » …

L’étudiant ouvre alors dans cette même session 6 autres documents qu’il consulte durant près de 2 heures en utilisant des mots clés comme « marchandise sensible et constat contradictoire » qui figurent également dans le document sélectionné et permettent de décider du caractère inexcusable de la faute. C’est dans la consultation de ces nouveaux documents que l’étudiant fera 7 nouvelles sélections de texte dont 3 lui permettront de construire deux des arguments de son argumentaire.

C’est donc un travail étalé sur 10 jours qui permettra à l’étudiant d’estimer qu’il a tous les arguments nécessaires.

La jurisprudence ou l’historicité des traces fondatrice du droit : ce qu’auraient appris les étudiants

La jurisprudence qui désigne aujourd’hui l’ensemble des arrêts et jugements rendus par les cours et les tribunaux pour la solution d’une situation juridique donnée, témoigne de l’évolution cohérente[5] et permanente de l'interprétation des lois. Cette hermeneutica juris, élément central de l’épistémologie juridique et de la jurisprudence, prend appui sur l'analogie entre contextes présents et passés. Il s’agit d’une démarche d’actualisation de l'interprétation des lois[6]et des faits jugés qui ne sauraient, ni être anticipés (justice prédictive), ni se réduire à une activité automatisable étant donnée la singularité de chaque cas[7]. C’est bien à la recherche de cas similaires au  cas pratique posé,  que se sont lancés tous les étudiants. À la question posée à l’issu du test : « Qu’avez-vous appris sur la question posée ? Documents importants, articles de loi à connaître, mots-clés les plus pertinents etc. ? », les étudiants déjà acculturés aux questions juridiques, ayant navigué sur la version tracée de la base et constitué un corpus annoté d’extraits d’arrêt dans leur bloc-notes, ont fait part de leur satisfaction.

  • Ics18 : « retrouver plusieurs cas similaires au nôtre grâce aux mots clés utilisés nous permet d’avoir la justification des décisions prises et cela nous aide à résoudre notre cas et d’en retrouver les numéros d’articles correspondant »
  • Ics25 : « trouvé vraiment intéressant de traiter ce sujet avec des cas concrets et j’ai pu me rendre compte à quel point chaque jugement dans le droit est très différent et qu’un très grand nombre d’information sont à prendre en compte afin d’établir une condamnation » 
  • Ccdt01 : « Par ce cas pratique, j’ai appris le contenu de certains articles du code de commerce sur la responsabilité et ses limites du transporteur. Aussi l’aspect Faute inexcusable ».

Etudiants en EEEA

En ce qui concerne le groupe des étudiants d’informatique (EEEA) ayant eu accès à ces mêmes fonctionnalités, nous avons eu le plaisir de constater, qu’ils avaient également découvert l’importance de la jurisprudence, même si le terme leur demeure inconnu :

  • Sci 03 « Selon l’article L-133-1 du code du commerce, le transporteur est garant de la perte des objets à transporter en dehors des cas de force majeurs (événement   imprévisible). Voici deux exemples pour illustrer :… »
  • Sci06 : « J'ai appris pas mal grâce à des cas concrets liés aux questions que je me posais. » 

Ces réponses venues de non professionnels du droit sont loin d’être anodines pour qui cherche à rendre interprétable les contenus numériques. La lecture des argumentaires renvoyés par tous ces étudiants témoigne de la construction d’une mise en récit causale propre à fonder le point de vue de son auteur, en fonction de la pratique en cours et du corpus d’extraits de textes de la jurisprudence qu’il aura lui-même constitué. Corpus qui remplit le rôle de garantie comprise comme instance de validation, fondée ici sur les normes juridiques (Voir Rastier, F. 2011). 

Comparatifs entre les deux versions de la plateforme

Afin de pouvoir analyser puis interpréter finement l’incidence d’un système de traces numériques du point de vue différentiel qui est le nôtre, nous avons donc conçu des tests comparatifs entre les usages de deux versions de la plateforme. La première (version tracée) permet à l’utilisateur un accès aux traces de sa navigation en cours et l’autre non. Afin de pouvoir effectuer des comparaisons, nous avons testé deux types de public sur ces deux versions la navigation :

  • un public relativement acculturé au domaine : 35 étudiants de l’Institut Supérieur d’Études Logistiques  (ISEL), répartis en deux groupes respectivement de 18 étudiants sur la base dotée du système de traces (Groupe 1) et 17 sur la base de l’Idit actuellement en ligne (Groupe 2).
  • un public non expert des questions juridiques : les 16 étudiants de la filière EEEA liée à l’informatique industrielle, répartis en deux groupes équivalents (Groupe 1 base munie du système de traces visibles par l’utilisateur, Groupe 2 base actuelle de l’Idit).

Après la campagne de tests, nous avons rapatrié sur la base munie du système de traces, la navigation des étudiants ayant travaillé sur la base actuelle de l’Idit, afin de pouvoir réellement les comparer (voir aussi le tableau ci-dessous).

Figure 5 : Affichage sur la base améliorée d’un système de traces de la navigation de Sci23
(étudiant EEEA groupe2 qui n’a pas eu accès aux données fléchées)

Les éléments communs aux groupes 1 des deux filières (ceux ayant eu accès à l’enregistrement visible de leurs traces) qui nous ont semblé significatifs, sont d’une part le nombre supérieur de documents consultés par rapport aux étudiants de l’autre groupe et d’autre part le nombre de sessions ouvertes (historique).

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Figure 6 : Tableau comparatif du nombre de sessions et de documents visités sur les deux plateformes

Si cela semblait attendu pour les étudiants de l’ISEL[8], l’appétence documentaire dont on fait preuve les étudiants d’informatique, nous a conforté dans notre volonté d’aider à l’interprétation textuelle pour des publics non acculturés à ces questions. N’ayant pu, à l’instar de certains étudiants de l’ISEL, faire référence à leurs cours pour aborder ce sujet, les étudiants d’EEEA ont essayé de se confronter à la lecture des textes ardus de la jurisprudence pour tenter de répondre à la question posée[9]. Quant au différentiel concernant le nombre de sessions ouvertes par chacun des groupes, il nous semble être un indicateur pertinent en faveur d’un système de traces visibles par un utilisateur qui se voit agir. Indicateur confirmé par le temps moyen plus long de la navigation des groupes 1 (120’ et 79’) sur les groupes 2 (44’ et 65’).

L’élément commun aux groupes 2 des deux filières est l’absence d’extraits de récits similaires au cas pratique à traiter (la possibilité d’un bloc-notes leur ayant fait défaut), mais également le faible taux de références à des arrêts appuyant leur argumentaire. Parmi les 17 étudiants de l’ISEL, seuls 5 ont construit un argumentaire référencé, contre 12 dans le groupe 1. Les étudiants se servant de leur cours, voire directement d’une autre recherche sur le web leur fournissant une réponse, mais non la possibilité d’une argumentation juridique explicative prenant appui sur des précédents. En ce qui concerne les étudiants d’informatique, si la recherche de références à des articles est commune à 7 des 8 argumentaires envoyés, les étudiants se sont contentés dans 6 cas sur 8 de ne mentionner que la référence aux fiches de l’Idit résumant le litige. Nous n’avons trouvé aucune mise en récit telle qu’évoquée ci-dessus, mais des recommandations dans 2 argumentaires sur 8 qui, selon nous, ne peuvent provenir, ni des résumés des fiches, et encore moins des arrêts auxquels ces fiches renvoient :

Sci17 : « Le transporteur est normalement responsable des incidents… »

Sci20 : « La loi applicable en matière de transport routier international de marchandises est en principe … »

Si ces extraits de plusieurs lignes sans référence au contexte d’un litige sont attendus sur les sites juridiques qui définissent les notions du domaine, ils ne figurent pas dans un corpus de jurisprudence, le contexte d’application de la loi y étant primordial. La consultation de sites, dans le genre dictionnaire définissant les notions juridiques ou de sites de cabinets de juristes donnant des réponses simples à des problèmes juridiques avant de proposer leurs services, nous semble la seule piste plausible.

Les traces de la navigation d’Ics03

Nous choisissons d’exemplifier notre propos sur l’intérêt d’un tel système de traces à partir de la navigation très appliquée d’une étudiante de l’Isel (Ics03).  Ics03 a fourni, en une seule session, un bloc-notes conséquent de 21 extraits annotés provenant de 3 arrêts différents de cours d’appel, mais elle est revenue au terme de sa recherche sur le document qu’elle avait déjà annoté 13 fois pour y ajouter deux extraits conséquents qu’elle intégrera à son argumentaire.

Figure 7 : Capture d’écran de la navigation d’Ics03

En commentant sa navigation à l’issue de son argumentaire Ics03 écrit : « Après une première lecture entière d’un arrêt, je me suis ensuite focalisée sur les motifs retenus. ». C’est effectivement dans cette zone clé des textes de jurisprudence[x] qu’ont été extrait la plupart des premiers éléments du bloc-notes (9 sur 13). Le balisage des trois zones (Faits – Motifs - Décision) structurant un arrêt de Cour d’Appel aura sans doute conduit Ics03 à privilégier cette zone des motifs dans la suite de sa navigation. Tous les éléments capturés dans la suite de son parcours proviennent en effet de cette zone.

Figure 8 : évolution des mots clés (requêtes)

En examinant l’évolution des mots-clés saisis en cours de navigation, Ics03 a trouvé dans le premier document lu à 6h45 (Cour d’appel de Paris) un cas similaire au cas pratique établissant un lien entre un stationnement et la qualification de faute inexcusable (6ème et 9ème extrait de son bloc-notes). C’est alors qu’elle a modifié son équation de recherche en ajoutant le mot « stationnement ». La suite de sa navigation confirmera le rapport entre le lieu d’un vol et le caractère inexcusable de la faute commise par le transporteur. C’est à 17h16 dans ce second document lu (Cour d’appel de Versailles), qu’elle trouvera les termes de précaution particulière puis d’espace sécurisé avec les conditions nécessaires à leur déploiement. Se saisissant de ces deux nouvelles notions, elle accèdera au contenu du troisième arrêt (Cour d’Appel d’Aix en Provence) confirmant la condamnation d’un transporteur pour non-respect de ces précautions au titre de l’article L133-1 du code du commerce. C’est au terme d’une journée de travail, lors d’une dernière connexion à la session initiée en début de matinée, qu’Ics03 est revenue au premier document lu pour de nouveau l’annoter. Disposant alors de toutes ses captures d’extraits et de ses annotations personnelles rédigées en cours de navigation, Ics03 a pu se focaliser sur les notions juridiques essentielles lui permettant de rédiger un argumentaire pertinent.

Tant par ses allers retours dans la construction de son bloc-notes annoté que par l’argumentaire qui en a résulté, la navigation d’Ics03 nous semble emblématique de l’aide à l’interprétation que nous cherchons à implémenter. 

Conclusion

En œuvrant à la conception d’un système prenant en compte les traces informatiques laissées volontairement par un sujet interprétant un corpus de textes qu’il a lui-même constitué en étant réellement le maître de ses interactions avec la machine, nous cherchons à obvier à l’appauvrissement conséquent des approches technologisantes solutionnistes de la cognition humaine. Pour mettre les technologies numériques au service d’une appropriation de connaissances, il nous a fallu questionner la nature du couplage entre un utilisateur et son nouvel environnement numérique (Holzem & Labiche 2017a et 2017b). La nature de ce dernier est profondément sémiotique comme l'a montré Gilbert Simondon (Simondon, 1958) dans ses écrits sur la relation entre l'homme et l'objet technique. En rappelant que les réalisations de la technique doivent s’apprécier par leur capacité à servir et non à conduire et que la technique ne peut être son propre télos (Cassirer, 1930) nous œuvrons à rendre l’agir technique suffisamment intelligible pour permettre à l’utilisateur de s’affranchir de son inféodation et devenir « le chef d’orchestre » qui conduit les outils informatiques en interprétant récursivement chaque élément de leurs retours. Notre projet est mû par une éthique de la responsabilité, car nous soutenons qu’aucune machine ne peut ni connaître (mais seulement re-connaître), ni décider à notre place et que toute connaissance est action au sein d’un couplage structurel entre un sujet et l’environnement qu’il constitue en même temps qu’il est constitué par lui.

La réforme digitale de la justice actuellement en cours l'amenant à  se débarrasser de sa fonction symbolique (Garapon, Lassègue sic) alors que cette fonction est constitutive de l’organisation sociale, dont le droit se porte garant (Luhmann, N.1994), nous nous permettons de souligner la portée d’une démarche en faveur d’une approche culturelle des technologies numériques pour assumer notre responsabilité dans la constitution d’un monde commun.

Par ces seuls tests, nous sommes conscients de la modestie de notre apport en ce qui concerne l’acquisition de connaissances. Comment prouver cette acquisition du moins sur le temps court qui nous sépare des tests ? Sur le long terme, seul un enseignant pourrait en témoigner. C’est peut-être en didactique que notre démarche mériterait d’être approfondie.

En préservant le temps long de la lecture, de la réflexion et du retour sur soi nécessaires pour que la créativité puisse se déployer, nous œuvrons pour que l’apprenant puisse jouir des mêmes libertés que celles réclamées par des collectifs de chercheurs en faveur d’une science au ralenti.

Nous espérons enfin que d’autres chercheurs aussi pourront améliorer cette démarche.

Bibliographie

Bitbol, M. (2014). L'expérience d'objectiver, ou comment vivre en première personne la possibilité de la troisième, In Depraz, N. (Dir) Première, deuxième, troisième personne. Bucarest, Editions Zeta Books, p 252-269.

Cassirer, E. (1906-1920). Le Problème de la connaissance, t. I : De Nicolas de Cues à Bayle, t. II : De Bacon à Kant, t. III : Les systèmes post-kantiens, t. IV : De la mort de Hegel aux temps présents, Éditions du Cerf : Œuvres t. XIX, XX, XVII, XVIII. Suivi des trois volumes de la philosophie des formes symboliques Paris, Les Éditions de Minuit.

Cassirer, E. (1930). Form und Technik im Kestenberg, L. (éd) Kunst und Technik, Berlin, Wegweiser Verlag, p15-61. Texte publié en français dans Cassirer, E. (1995).  Écrits sur l'art. Édition et Postface par F.Capeillères. Présentation par Krois, J-M. Textes traduits par Berner, C., Capeillères, F., Carro, J. et Gaubert, J.  Editions du Cerf, (coll. Passages).

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Garapon, A., & Lassègue, J. (2018). Justice digitale. Révolution graphique et rupture anthropologique, Paris, PUF, 364 p.

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Saidali, Y., Holzem, M., Dionisi, D. et al. (2015). Veille juridique en contexte : interactions avec une base de documents juridiques, In Müller J-P Éd. Le contexte : rencontres interdisciplinaires sur les systèmes complexes : Rochebrune 17-24 janvier 2010, Paris, Éditions chemins de tr@verse, p. 29-42.

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Varela, F. (1979). Principles of Biological Autonomy. New York, The North Holland series in general systems research, Vol. 2. Elsevier North-Holland, Inc.


Notes

[1]Ces web services sont utilisés dans des cadres différents, mais souvent de façon non visible pour l’utilisateur

[2] PLAteforme d’Indexation Régionale développée par plusieurs projets successifs soutenus par la Région Haute-Normandie et l’Europe entre 2009 et 2020. Plair 2.018 WP3 : Accès personnalisé aux contenus [https://plair.projets.litislab.fr/plair-2-018/].

[3]Institut Supérieur d’Études Logistiques. Niveau Master 1 dans le cadre de l’UE Droit du transport - module : Ingénierie Logistique de l’Université de Havre

[4] http://sciences-techniques.univ-rouen.fr/licence-electronique-energie-electrique-automatique-informatique-industrielle-543211.kjsp

[5] Le droit est de ce point de vue, à la fois un système de clôture normative et d’ouverture cognitive. Pour un approfondissement de la question voir : Holzem M. & Labiche J. (2017) Dessillement numérique : énaction, interprétation, connaissances. Préface de F Rastier Bruxelles : PIE Peter Lang (Gramm-R n°37)-Chapitre III.2.2 Le droit comme pratique sociale.

[6] De re-présentation, au sens de « rendre présent », en fonction d'un contexte.

[7] Voir à ce sujet l’étude publiée en 2015 par deux chercheurs étatsuniens qui ont identifié les différentes composantes automatisables du travail d’un avocat : Can Robots Be Lawyers ? Computers, Lawyers and the Practice of Law. Remus D & Levy F.S. Disponible sur https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2701092.

[8] La place dévolue à la lecture des textes de loi étant partie prenante de la formation.

[9] Question qui était plus simple dans sa formulation et plus appropriée à leur profil : « Votre start-up met en ligne une plateforme numérique de services de transport et livraison. Vous vous posez la question de votre responsabilité vis à vis de vos prestataires en cas de litige (accident, vol, retard de livraison, etc. ). »