Construire l’interdisciplinarité en contexte institutionnel, une expérience de laboratoire en SHS

Plan de l'article

 

Auteur

Guillaume Lacquement

 LACQUEMENT Guillaume

Professeur en Géographie

Laboratoire ART-Dev, UMR CNRS 5281
Université Perpignan Via Domitia
52 avenue Paul Alduy
66 000 Perpignan
France

Veronique Meuriot

MEURIOT Véronique

Maître de conférence HDR en Économie

Laboratoire ART-Dev, UMR CNRS 5281
CIRAD
TA C-113/15
34 398 Montpellier
France

Lala Razafimahefa

RAZAFIMAHEFA Lala

Ingénieur d'études CNRS, Statisticienne

Laboratoire ART-Dev, UMR CNRS 5281
Université Paul-Valéry Montpellier 3
Route de Mende
34 199 Montpellier  
France

 

Citer l'article

Lacquement, G., Meuriot, V., Razafimahefa, L. (2020). Construire l’interdisciplinarité en contexte institutionnel. Revue Intelligibilité du numérique, 1|2020. [En ligne] https://doi.org/10.34745/numerev_1689

 

Matériaux associés

 

Résumé : Comment évaluer au cours du temps l’apprentissage de l’interdisciplinarité dans un collectif de chercheurs en sciences humaines et sociales ? L’activité scientifique a-t-elle réussi à dépasser la pluridisciplinarité pour atteindre une forme d’interdisciplinarité ? Cet article propose d’utiliser l’analyse textuelle comme méthode d’évaluation des formes lexicales utilisées par différentes disciplines (Économie, Géographie, Socio-Économie, Science Politique et Sociologie). Le matériau est issu d’une compilation de textes écrits par les chercheurs de l’UMR ART-Dev et qui ont participé aux Ateliers Méthodologiques et Épistémologiques au cours de quatre années. L’analyse textuelle de ces textes est ensuite restituée, après lemmatisation, sous formes d’analyses factorielles et nuages de mots. Au terme de cette étude, nous parvenons à une expression quantitative et visuelle des formes et de l’intensité de l’interdisciplinarité dans ce laboratoire.

Mots-clés : interdisciplinarité, logique du tiers inclus, discipline, sciences sociales, analyse textuelle, analyse factorielle, nuage de mots.

 

Abstract : How to evaluate over time the learning of interdisciplinarity in a collective of researchers in human and social sciences? Has scientific activity succeeded in going beyond multidisciplinarity to achieve a form of interdisciplinarity? This article proposes to use textual analysis as a method of evaluating lexical forms used by different disciplines (economics, geography, socio-economics, political science and sociology). The material comes from a compilation of texts written by researchers at UMR ART-Dev and who participated in the Ateliers Méthodologiques et Épistémologiques during four years. The textual analysis of these texts is then restored, after lemmatization, in the form of factorial analysis and clouds of words. At the end of this study, we manage to achieve a quantitative and visual expression of the forms and the intensity of interdisciplinarity in this laboratory.

Keywords : interdisciplinarity, third included principle, discipline, social sciences, textual analysis, factorial analysis, cloud of words.

 

Les trois auteurs de cette contribution sont membres du laboratoire ART-Dev (Acteurs, Ressources et Territoires dans le Développement, UMR CNRS 5281), un laboratoire de sciences sociales qui affiche une posture interdisciplinaire et qui réunit des chercheurs, des enseignants-chercheurs et des ingénieurs formés au sein de plusieurs disciplines, la Géographie, l’Économie, l’agronomie, la Sociologie, la Science Politique et les statistiques.

Véronique Meuriot est économiste, spécialiste des séries temporelles et a soutenu une habilitation à diriger des recherches en Sociologie. Ses recherches sont à la confluence de l’Économie, de la Sociologie et de l’Histoire des sciences. Géographe, Guillaume Lacquement a emprunté des concepts et des méthodes à l’Économie, à la Sociologie et à la Science Politique pour concevoir une analyse géographique de l’action publique en faveur du développement socio-économique des territoires. Lala Razafimahefa, statisticienne, s’implique dans des projets de recherche axés sur l’action publique, la gouvernance, les jeux d’acteurs et le développement à travers la mise en œuvre de méthodologies d’analyses multidimensionnelle, de réseau, textuelle et spatiale.

Véronique Meuriot et Guillaume Lacquement se sont associés pour animer au sein du laboratoire des Ateliers de Méthodologie et d’Épistémologie. Ces derniers ont pris la forme d’un séminaire interne visant à interroger la posture interdisciplinaire du laboratoire par une confrontation des démarches et des pratiques de recherche de ses membres. Six ateliers se sont tenus sur la période 2015-2018 et ont donné lieu à la production de six publications internes, les Cahiers de Méthodologie et d’Epistémologie. C’est cette production textuelle que les auteurs ont construite en matériau et ont analysée pour contribuer au débat sur la recherche interdisciplinaire proposé par ce colloque (Faire dialoguer les disciplines via l’indexation des connaissances : la recherche interdisciplinaire en débats, MSH-Sud, Montpellier, 19-20 juin 2019).

Le questionnement et l’analyse proposés ne se situent pas dans une intention interdisciplinaire portée par un programme de recherche. Notre contribution s’inscrit dans une posture institutionnelle et dans une démarche volontaire de confrontation interdisciplinaire au cours de séminaires. Cette étude explore un potentiel d’interrelations et d’équivalences entre les disciplines, saisi au moment de la confrontation disciplinaire et du dialogue interdisciplinaire, que nous analysons à partir des techniques de l’analyse textuelle.

Au cours de ces quatre années (2015-2018), l’objet central des Ateliers de Méthodologie et d’Épistémologie a été l’interdisciplinarité entre quatre disciplines1 de SHS (sciences humaines et sociales) au sein d’un même laboratoire. La réflexion en amont s’est structurée autour de la notion de tiers inclus (Lupasco, 1947, 1951), apparue avec la théorie quantique dans la première moitié du XXe siècle et qui considère notamment l’existence d’un vide quantique comme un plein composé d’éléments non perceptibles a priori (Nicolescu, 1996). Ce cadre épistémologique, en marge de la pensée classique mais fondé sur la réalité et la pertinence d’une démarche interdisciplinaire, offre une opportunité de construire une connaissance nouvelle en repoussant les frontières de la connaissance scientifique disciplinaire.

Pour répondre à ce questionnement, nous utilisons les textes produits par les chercheurs du laboratoire et présentés lors des ateliers. Chaque séance est construite de façon similaire : le thème est proposé par un ou plusieurs collègues et fait l’objet d’une publicité au sein du laboratoire. Les collègues intéressés sont alors conviés à produire un texte sans contrainte qu’ils présenteront lors de l’atelier. Ces textes sont soit l’œuvre d’un seul collègue, soit une coécriture. Parallèlement, si le thème proposé revêt un intérêt pour l’ensemble de l’UMR, il est alors envisagé d’ouvrir la séance par l’invitation de collègues extérieurs et spécialistes du domaine (séance n°6) qui apportent également un texte de leur intervention. Ainsi, les productions écrites nourrissent le thème, et par extension les Cahiers des AME. Ce matériau reflète ainsi l’éventuelle « culture interdisciplinaire » du laboratoire. Nous formons l’hypothèse que l’analyse textuelle de ces documents nous aiderait à valider ou invalider l’émergence d’une interdisciplinarité à partir d’un langage devenu commun (cf. 1.2). Sur la base des interrelations sémantiques entre les praticiens des différentes disciplines, nous analysons l’évolution de la démarche à l’aune de l’interdisciplinarité. Au plan méthodologique, nous nous référons à l’analyse lexicale telle que présentée par Fallery et Rodhain (2007), de sorte à respecter au mieux le choix des mots de chaque auteur et ainsi ne pas contraindre subjectivement le sens des textes proposés pour l’analyse textuelle.

Concepts et méthodes

L’interdisciplinarité se positionne au-delà de la juxtaposition des disciplines et du travail pluridisciplinaire. Elle n’existe pas en tant que telle, mais se construit par acculturation. Au terme de ce processus, l’interdisciplinarité aura produit une connaissance nouvelle, aura repoussé parfois les frontières de la science disciplinaire.

L’expérience d’interdisciplinarité au sein du laboratoire ART-Dev que nous nous proposons d’analyser s’adosse conceptuellement à la logique du tiers inclus de Lupasco. Méthodologiquement, nous avons fait le choix d’une analyse textuelle des productions des membres du collectif ayant participé aux Ateliers de Méthodologie et d’Epistémologie entre 2015 et 2018.

La logique du tiers inclus

L’UMR ART-Dev est un laboratoire interdisciplinaire regroupant des géographes, des économistes, des sociologues et des politistes. Depuis 2015, les Ateliers de Méthodologie et d’Épistémologie (AME) constituent l’une des animations scientifiques transversales dédiée à l’interdisciplinarité. L’expression conceptuelle de cette interdisciplinarité a été élaborée à partir de la logique du tiers inclus de Lupasco (1947, 1951) au cœur de la transdiciplinarité, concept englobant de l’interdisciplinarité. Toutes les disciplines de l’UMR se retrouvent dans cette notion qui permet de travailler à partir de nos disciplines propres, puis en pluri- et inter- jusqu’à la transdisciplinarité. La logique du tiers inclus est apparue avec la théorie quantique dans la première moitié du XXe siècle qui, entre autres choses, considère l’existence d’un vide quantique qui est un plein composé d’éléments non perceptibles a priori. La mécanique quantique a apporté une autre vision du monde microscopique en remettant en cause l’idée de particules se déplaçant sur des trajectoires bien déterminées. Ainsi, les notions de non-séparabilité et de dépassement du déterminisme ont émergé de cette conception de l’aléatoire quantique, remettant en cause la causalité locale au profit d’une causalité globale. Par transposition, c’est l’existence de cet aléatoire quantique, de ce vide quantique, qui donne tout son sens à la liaison entre les disciplines pratiquées notamment dans l’UMR ART-Dev.

Dans son manifeste, Nicolescu (1996) expose avec une grande clarté la notion de tiers inclus :

La compréhension de l’axiome du tiers inclus – il existe un troisième terme T qui est à la fois A et non-A – s’éclaire complètement lorsque la notion de "niveaux de Réalité" est introduite.

Pour obtenir une image claire du sens du tiers inclus, représentons les trois termes de la nouvelle logique - A, non-A et T - et leurs dynamismes associés par un triangle dont l’un des sommets se situe à un niveau de Réalité et les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité. Si l’on reste à un seul niveau de Réalité, toute manifestation apparaît comme une lutte entre deux éléments contradictoires (exemple : onde A et corpuscule non-A). Le troisième dynamisme, celui de l’état T, s'exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni (onde ou corpuscule) est en fait uni (quanton), et ce qui apparaît contradictoire est perçu comme non-contradictoire. (1996, p.18)

À l’instar de la mécanique quantique qui est fondée sur la dualité onde-corpuscule, il est possible de raisonner en termes de complémentarité et non plus de dualité. La notion est centrée sur le dépassement de l’analyse scientifique en termes de contradiction (A / non-A), pour parvenir à une analyse en complémentarité (T incluant A et non-A) en portant le regard du scientifique sur un plan de réalité juste adjacent construit sur l’ensemble des différentes connaissances mises en commun2. Le dialogue entre les disciplines participe à nourrir l’état T par construction d’un langage commun, puis par l’élargissement à une vision commune d’un objet, d’une problématique. Comme le souligne Nicolescu : « La logique du tiers inclus est une logique de la complexité et même, peut-être, sa logique privilégiée dans la mesure où elle permet de traverser, d’une manière cohérente, les différents domaines de la connaissance » (1996, p.19).

L’accroissement de la connaissance scientifique se nourrit alors de l’interdisciplinarité. L’interaction permanente entre les disciplines doit conduire à une meilleure compréhension du monde. C’est par le raisonnement quantique que l’interdisciplinarité se réalise, par la logique du tiers inclus. Cependant, l’interdisciplinarité requiert un langage commun, un intérêt commun, pour s’ouvrir à la complexité du monde qui nous entoure. Et si la pensée classique considère qu’il n’y a rien entre les disciplines, l’interdisciplinarité – voire la transdisciplinarité – témoigne de l’existence d’une connaissance nouvelle à exploiter pour repousser les frontières de la connaissance disciplinaire. Mais la transdisciplinarité est bien plus qu’une simple approche philosophique. Elle participe depuis plusieurs années à une certaine forme de restructuration de la science, de l’esprit scientifique.

L’objectif des AME est de dépasser la simple dualité (opposition) dans nos travaux de recherche pour faire émerger une réflexion au-delà de nos disciplines en accueillant soit des travaux disciplinaires mis en débat avec les autres disciplines, soit des travaux réunissant des collègues de plusieurs disciplines.

Les membres de l’UMR constituent un collectif scientifique. Les AME sont un lieu de réflexion où ce collectif devient une communauté épistémique au sens de Haas (1992) alliant des croyances normatives communes, des croyances partagées sur leurs pratiques scientifiques, les conduisant vers la production d’un savoir interdisciplinaire. Meyer et Molyneux-Hodgson décrivent avec pertinence les équivalences conceptuelles entre collectif scientifique et communauté épistémique qui s’articulent autour de la discipline :

Une question importante est de savoir ce que le terme communauté épistémique permet de saisir et d’articuler par rapport à d’autres concepts. Un concept alternatif pourrait être celui de « discipline ». Mais bien que cette notion puisse saisir quelques-uns des mêmes aspects que celle de communauté épistémique, en tant que terme plus normatif il a tendance à sous-estimer la matérialité et les aspects culturels et identitaires de la production collective de connaissances. (2011, p.146) 

Les Ateliers de Méthodologie et d’Épistémologie (AME) se sont déroulés sur une période de quatre années et ont donné lieu à la production de six cahiers thématiques3 regroupant les textes proposés par des membres de l’unité qui ont participé à ces différentes séances. Ces textes, écrits dans une perspective interdisciplinaire, constituent le matériau que nous nous proposons d’analyser pour évaluer la réalité, le poids et l’intérêt de l’interdisciplinarité dans ce collectif scientifique. Parmi les six cahiers dont nous disposons, nous avons fait le choix de la diversité en termes de temporalité (pour mieux appréhender l’évolution de l’interdisciplinarité), de discipline (participations allant de deux à cinq disciplines) et de thématique. C’est sur la base de ces trois critères que nous avons sélectionné les trois cahiers suivants :

  • Interdisciplinarité et logique du tiers inclus (5 textes, 6 intervenants dont 2 géographes, 3 économistes et 1 politiste), séance du 26 juin 2015

  • Le « rural » comme cadre et objet d’analyse ? (5 textes, 6 intervenants dont 4 géographes et 2 économistes), séance du 26 janvier 2017

  • Territoire et développement : regards pluridisciplinaires, pratiques interdisciplinaires, enjeux transdisciplinaires, (6 textes, 6 intervenants dont deux géographes, deux économistes, un sociologue et un politiste), séance du 11 avril 2018

La démarche utilisée pour appréhender cette réalité de l’interdisciplinarité dans l’UMR ART-Dev est celle de l’analyse textuelle. Nous formulons l’hypothèse que l’analyse de mêmes mots utilisés dans les textes écrits - et repositionnés dans leur contexte disciplinaire - par des membres de différentes disciplines peut révéler l’existence d’un dialogue interdisciplinaire. Notre choix pour une analyse textuelle (lexicale) est fondé sur l’optimisation d’une « représentation visuelle » à partir du traitement statistique de notre matériau, conduisant à des nuages de mots révélateurs des fréquences d’utilisation par les collègues depuis leur discipline, et de fait dans un contexte d’interdisciplinarité construite. Cette interdisciplinarité est révélée lorsque, après traitement du corpus textuel, un même mot est utilisé par plusieurs disciplines dans une même acception.

L’analyse textuelle

Nous procédons à l’analyse de l’interdisciplinarité par une analyse textuelle de trois Cahiers des Ateliers de Méthodologie et d’Épistémologie4 réalisée avec le logiciel SPAD (Module SPAD-Text de Text Mining). Pour chaque Cahier, nous adoptons un processus en six étapes pour révéler l’existence d’une interdisciplinarité du vocabulaire utilisé par les chercheurs du laboratoire :

  1. Construction du vocabulaire initial : la méthode est paramétrée en spécifiant les caractères séparateurs des mots et des phrases, elle fournit en résultat la liste des mots et leur nombre d’occurrence.

  2. Lemmatisation : cette méthode permet de modifier le vocabulaire en procédant à la correction de mots, la suppression de mots, la construction d’équivalences de mots. Il résulte de cette méthode un vocabulaire modifié et réduit. Cette étape est décisive pour surmonter l’un des écueils du traitement automatisé qui ignore le sens que les disciplines donnent aux mots. La lemmatisation a alors pris la forme d’un travail minutieux et empirique de classification de mots et de recherche d’équivalences entre les mots au sein du vocabulaire commun utilisé par les différentes disciplines.

  3. Recherche des segments répétés : la méthode identifie les suites de mots contigus apparaissant plusieurs fois dans le corpus. En résultat, le vocabulaire est enrichi de segments répétés.

  4. Identification des vocabulaires spécifiques par discipline : un mot est spécifique quand sa fréquence au sein de la discipline est significativement différente de sa fréquence globale sur l’ensemble du vocabulaire.

  5. Construction du tableau de contingence selon les disciplines. Il s’agit de calculer le nombre d’occurrence des formes lexicales par discipline.

  6. Analyse multidimensionnelle typologique sur la fréquence des formes lexicales selon les disciplines. Nous réalisons une analyse en composantes principales à partir des pourcentages d’utilisation des formes lexicales dans chaque discipline, suivie d’une classification mixte qui nous fournit une partition optimale des formes, de manière à ce que les classes obtenues soient les plus homogènes possibles en interne et qu’elles diffèrent le plus possible les unes des autres. Nous pouvons alors représenter les classes à l’aide de graphiques factoriels et de nuages de mots, deux formes visuelles capables de rendre compte de la concentration des mots dans une perspective interdisciplinaire.

Au terme de ce processus, nous obtenons une cartographie de la pratique interdisciplinaire lexicale des membres du laboratoire. L’analyse à partir des mots les plus significatifs (en termes d’occurrence) utilisés par l’ensemble des disciplines produit des groupes plus ou moins polarisés. Ainsi, nous formons l’hypothèse que l’interdisciplinarité se joue à l’intersection de ces groupes de mots.

Les étapes de la confrontation disciplinaire : analyse des interactions au sein de cahiers choisis

Pour évaluer l’activité de l’interdisciplinarité au sein de l’UMR ART-Dev, nous avons fait le choix d’une analyse textuelle de plusieurs Cahiers des AME structurés autour de la logique du tiers inclus. Ce type d’analyse, statistique tout d’abord, conduit à une visualisation des formes lexicales utilisées par une ou plusieurs disciplines. Ainsi, en étudiant les contenus de trois Cahiers produits à des dates équidistantes au cours de la période 2015-2018, l’analyse produit une évolution de l’interdisciplinarité dans le collectif de recherche.

Interdisciplinarité et logique du tiers inclus, séance du 26 juin 2015

Le texte issu du séminaire du 26 juin 2015, intitulé Interdisciplinarité et logique du tiers inclus, constitue la première restitution soumise à l’analyse. Il compile les interventions de six chercheurs dont l’appartenance disciplinaire se distribue entre Géographie, Économie et Socio-Économie5. Cette dernière catégorie concerne une contribution coécrite par deux chercheurs issus des deux disciplines nommées. La séance a convié six intervenants qui ont souhaité rendre compte soit d’une réflexion sur les enjeux de l’interdisciplinarité soit d’une pratique interdisciplinaire, en sciences sociales. Identifiés par leur discipline respective, ils ont exposé leur démarche réflexive et/ou expérimentale au prisme de la notion de tiers inclus.

Le traitement statistique permet de distinguer et de caractériser ici quatre formes d’interaction disciplinaire selon la manière dont le lexique se distribue entre les disciplines, et selon la manière dont les mots d’une discipline sont utilisés par les autres. La première forme d’interaction procède d’une distribution équivalente des mots entre les trois disciplines et construit un registre qui se focalise sur l’étude des processus sociaux, des relations entre acteurs dans le but d’identifier les mécanismes du développement des territoires à l’échelle locale. Cette interaction tripartite est de forte intensité (type 1, figure 1) et s’appuie sur la fréquence de niveau élevé des termes qui circulent d’un texte à l’autre comme « développement », « relation », « identité », « rapport [de] force » mais aussi dans une moindre mesure « intégration », « opération », « coordination » ou « action collective ».

 

Type 1 : Interaction tripartite de forte intensité

Type 2 : Interaction bipartite de faible intensité

Type 3 : Interaction bipartite de forte intensité

Type 4 : Interaction tripartite de faible intensité

Figure 1. Les types d'interaction disciplinaire au cours du séminaire du laboratoire "Interdisciplinarité et logique du tiers inclus" du 26 juin 2015

La deuxième forme d’interaction est dominée par les mots issus des contributions de géographes et s’établit principalement en relation avec celles des économistes pour former un registre qui caractérise les démarches ou les approches disciplinaires. Le lexique mobilisé décrit une manière de faire de la science, de positionner une discipline par rapport aux autres, de choisir une méthode d’analyse. L’interaction est plutôt bipartite et de plus faible intensité (type 2, figure 1). Elle fonctionne avec une fréquence modérée des termes en présence comme « discipline », « méthode », « arguments », « pratique », « interprétation », « position », « fabrication », « hybridation ».

La troisième forme d’interaction est également bipartite, mais apparaît de beaucoup plus forte intensité et se fonde sur une fréquence élevée des mots utilisés (type 3, figure 1). Ces derniers sont issus des contributions des économistes et circulent principalement vers le texte coécrit par le binôme des socio-économistes. Elle caractérise le registre de l’objet, l’objet étudié, et traduit la convergence conceptuelle entre le courant de l’Économie institutionnaliste et de la Sociologie structurale au sein du laboratoire : « institution », « territoire », « politique », « action publique », « individu », « proximité », « gouvernance », « normes », stratégie », « conflits » sont des mots qui circulent d’un texte à l’autre, majoritairement entre ces deux disciplines, et de manière plus marginale avec la Géographie.

 
Figure 2. La situation d'interdisciplinarité au cours du séminaire "Interdisciplinarité et logique du tiers inclus" du 26 juin 2015 - Graphique factoriel et nuage de mots

La quatrième forme d’interaction identifiée par le traitement statistique apparaît tripartite, mais déséquilibrée au profit d’une prévalence des mots de l’Économie (type 4, figure 1). Les termes employés bénéficient d’une très forte fréquence, mais ils circulent peu d’un texte à l’autre. Néanmoins, ils décrivent une manière de penser au sein des disciplines, ils renvoient au registre du conceptuel ou de l’idéel : « exprimer », « système », « théorie », « idée », « cadre », « humanité », « causalité », « croyance », « modèle », « savoir », « principe », « formalisme ».

Projetées sur un plan factoriel, ces quatre formes d’interaction se rapprochent plus ou moins de la situation d’interdisciplinarité. Le graphe montre comment les mots sont distribués en fonction de leur fréquence et de leur emploi par l’une ou l’autre des trois disciplines. Au cours de ce séminaire, l’interdisciplinarité s’est construite essentiellement par la première forme d’interaction, tripartite et de forte intensité.

Les termes les plus fréquemment employés, indépendamment des intersections disciplinaires, se situent à la périphérie du plan. Ils expriment un lexique spécifiquement disciplinaire, même s’ils appartiennent à des groupes de mots qui contribuent à former de l’interaction disciplinaire. En revanche, les termes au centre du plan se situent à des intersections disciplinaires, moins fréquentes, mais significatives d’une situation d’interdisciplinarité. Les termes « institution », « cadre », « controverse », « continuité », « signification », « accords », « solution », « critère », transgressent ici les disciplines pour former un matériau de tiers inclus.

Le « rural » comme cadre et objet d’analyse ?, séance du 26 janvier 2017

La deuxième restitution soumise à l’analyse textuelle concerne le séminaire de laboratoire du 26 janvier 2017 qui a été consacré au « rural » comme cadre et objet d’analyse. Il rassemble les contributions de cinq chercheurs et a pour particularité d’avoir réuni les représentants de deux disciplines seulement : la Géographie d’une part, et l’Économie d’autre part par le biais notamment d’une contribution coécrite par une collègue géographe et une collègue économiste et agronome. La formation initiale des intervenants est disciplinaire, mais ils restituent une expérience de pratique pluridisciplinaire qu’ils interrogent au prisme de l’interdisciplinarité. La confrontation disciplinaire se réduit donc ici à un dialogue potentiel entre les disciplines présentes et la visualisation des résultats du traitement statistique s’en trouve modifiée car le lexique ne peut pas être distribué sur un plan factoriel6. Les résultats de la recherche des interactions disciplinaires présentent quatre modalités d’organisation lexicale bien typées.

Deux modalités renvoient clairement à une situation de spécification disciplinaire. L’absence ou la très faible interaction tend à enfermer le lexique dans le champ disciplinaire de la Géographie d’un côté et de l’Économie de l’autre. Le premier (type 1, figure 3) mobilise des termes qui se focalisent sur la caractérisation de l’espace, par la description de sa morphologie et de son organisation interne. Le champ disciplinaire de la Géographie s’affirme avec la mobilisation du concept de territoire, la description de ses formes (« densité », « ville », « urbain », « rural »), l’approche de son extension spatiale et de ses limites (« circonscription », « découpage », « région », « local »), sa localisation par l’usage ou non de toponymes (« pays », « Europe »). Il ne rejoint le second (type  4, figure 3) que lorsque le lexique emprunte le registre des temporalités. Mais la Géographie aborde les dynamiques temporelles ou envisage les approches diachroniques d’abord pour décrire des trajectoires d’évolution concernant des espaces étudiés à l’échelle locale ou régionale, tandis que l’Économie considère la valeur du temps par le prisme des séries statistiques. Ici, point de dialogue entre les disciplines, se détachent au contraire au sein de ces deux modalités de mobilisation lexicale, une spécification disciplinaire.

 

Type 1. Spécification disciplinaire - Géographie

Type 2. Interaction forte de normativité

Type 3. Interaction forte de réciprocité

Type 4. Spécification disciplinaire - Économie

Figure 3. Les types d'interaction disciplinaire au cours du séminaire du laboratoire "Le rural comme cadre et objet d'analyse ?" du 26 janvier 2017

Néanmoins, le séminaire a produit deux situations d’interaction forte. La première (type 3, figure 3) s’est développée au sein de la contribution coécrite et conçue a priori de manière bidisciplinaire entre la Géographie et l’Économie. Elle présente un lexique qui fonctionne sur le mode de la réciprocité et qui distribue à parts quasiment égales les mots des deux disciplines (52% de mots issus du champ de la Géographie et 48% de mots issus de celui de l’Économie). Le lexique commun se construit dans un registre qui décrit les activités économiques étudiées (« alimentation », « consommation »), les acteurs impliqués (« communauté », « famille », « individu ») et leurs stratégies d’organisation et d’adaptation (« sécurité », « approvisionnement », « migration », « flux »), et qui rend visibles les méthodes d’analyse de type empirique et la prise en considération de la valeur temporelle (« analyse », « enquête », « temporalité »). Cette forme d’interaction se distingue par le fait qu’elle a été fabriquée au cours d’un processus qui a précédé le séminaire. Elle est le résultat d’une démarche volontaire et pensée qui se situe en amont de la situation de confrontation disciplinaire. Pourtant, elle est assez comparable à la seconde forme d’interaction constatée au cours du séminaire. Celle-ci (type 2, figure 3) se présente comme une situation d’interaction forte centrée sur le lexique de la Géographie et sur ses emprunts à l’Économie. Les mots qui circulent à l’interface des deux disciplines sont d’abord ceux de l’objet d’étude qui s’incarne dans un fait socio-économique (« agriculture », « activité », « économie » [agricole], « production », « travail »). Ce sont ensuite ceux qui sont utilisés pour le caractériser dans sa forme et dans ses fonctions (« caractéristique », « différence », « diversification »). Ce sont enfin ceux qui considèrent les effets socio-spatiaux (« développement », « ressources », « évolution », « dynamique »). En parallèle, l’interaction met au jour la démarche scientifique et les choix méthodologiques (« donnée », « statistique », « méthode », « outil », « répartition »). Cette forme d’interaction exprime une manière de faire de la Géographie qui s’est structurée par des emprunts conceptuels et méthodologiques à l’Économie. Elle relève d’un champ institué de la discipline, celui de la Géographie économique et s’exprime par des normes lexicales qui participent ici de l’interdisciplinarité au sein du laboratoire.

 
Figure 4. La situation d'interdisciplinarité au cours du séminaire "Le rural comme cadre et objet d'analyse ?" du 26 janvier 2017 - Nuage de mots

Territoire et développement : regards pluridisciplinaires, pratiques interdisciplinaires, enjeux transdisciplinaires, séance du 11 avril 2018

L’exploration des situations d’interaction disciplinaire se poursuit par l’examen du dernier séminaire du cycle qui a eu lieu le 11 avril 2018. Celui-ci, intitulé « Territoire et développement : regards pluridisciplinaires, pratiques interdisciplinaires, enjeux transdisciplinaires », s’est ouvert à trois conférenciers invités, venus de trois disciplines différentes (Géographie, Sociologie, Économie) et dont les interventions ont été mises en miroir avec les travaux de membres du laboratoire (un géographe, une économiste et un politiste). Le séminaire a en quelque sorte créé un milieu ouvert pour susciter la confrontation disciplinaire et considérer le potentiel d’interdisciplinarité autour de la thématique pivot du laboratoire, territoire et développement.

 

Type 1. Spécification disciplinaire - Géographie

Type 2. Interaction bipartite de forte intensité - Géographie, Économie

Type 3. Spécification disciplinaire - Économie

Type 4. Interaction tripartite de moindre intensité - Science politique, Sociologie, Géographie

Type 5. Spécification disciplinaire - Science politique

Type 6. Spécification disciplinaire - Sociologie

Figure 5. Les types d'interaction disciplinaire au cours du séminaire du laboratoire "Territoire et développement : regards pluridisciplinaires, pratiques interdisciplinaires, enjeux transdisciplinaires" du 11 avril 2018

L’analyse textuelle distingue six types d’agrégation lexicale qui se répartissent en deux groupes principaux, opposant les situations de faible et de forte interaction disciplinaire. Le premier est constitué des lexiques disciplinaires dont les termes circulent peu d’une discipline à l’autre. Celui de la Géographie (type 1, figure 5) mobilise des termes descriptifs des formes et des limites spatiales (« circonscriptions », « périmètre », « frontières, « métropoles », « échelles » ainsi que des activités socio-économiques (« agriculture », « écologie ») des acteurs sociaux et de leurs stratégies (« individu », « habitants », « collectif », « action », « système », « organisation, « réseau », « vécu », « identité », « imaginaire », « rationalité »). Il est deux fois plus important en volume que celui de l’Économie (type 3, figure 5) qui se concentre sur le registre des activités et des acteurs économiques (« industrie », « flux », « financements », entreprises », « gouvernements », « firmes »), des processus (« croissance », « développement », « innovation »), et de leurs traductions spatiales (« localisation », « tissu », « cluster »).

Le lexique de la Sociologie (type 6, figure 5) compte presque autant de mots que celui de l’Économie. Il s’individualise dans ce séminaire par l’expression de la démarche systématique de catégorisation (« répartition », « classification », « donnée », « catégories ») des acteurs sociaux selon un certain nombre de déterminants sociaux et spatiaux (« capital », « éducation », « appartenance », « rural ») dans le but d’identifier des trajectoires d’insertion dans la société globale (« trajectoire », « pauvres », « richesse », « opposition »). Cette spécification disciplinaire s’applique enfin au lexique de la Science Politique (type 5, figure 5) qui apparaît beaucoup plus réduit que les trois précédents : les termes utilisés composent un lexique qui exprime les structures et les formes de l’exercice du pouvoir (« coalitions », « gouvernance », « institution », « décisions »).

A ces quatre situations de spécification disciplinaire s’opposent deux situations d’interaction disciplinaire. La première est bipartite et de forte intensité. Elle associe la Géographie et l’Économie (type 2, figure 5) dans la construction d’un lexique qui caractérise les acteurs sociaux et leur rôle dans les processus de création et de localisation des activités économiques (« territoire », « société », « acteurs », « politique », « gouvernance », « lieu », « activité »). La seconde situation d’interaction est de moindre intensité, les occurrences lexicales sont moins nombreuses, mais elle est tripartite et associe la Science Politique, la Sociologie et la Géographie (type 4, figure 5). Le contenu terminologique se focalise sur le registre des structures et des processus de l’action publique dont les effets se mesurent de manière différenciée selon les lieux et leurs caractères socio-spatiaux (« gestion », « différence », « politique publiques », « inégalités », « quartiers », « discrimination »).

 
Figure 6. La situation d'interdisciplinarité au cours du séminaire "Territoire et développement : regards pluridisciplinaires, pratiques interdisciplinaires, enjeux transdisciplinaires" du 11 avril 2018 - Graphique factoriel et nuage de mots

Une trajectoire institutionnelle vers l’interdisciplinarité ? Quelles sont les formes d’interactions disciplinaires produites au cours des séminaires des Ateliers d’Epistémologie et de Méthodologie ?

Après avoir caractérisé les situations d’interaction disciplinaire produites par étapes successives au cours de séances thématiques d’échanges et de confrontations disciplinaires, l’enjeu consiste maintenant à considérer le corpus des restitutions comme un ensemble documentaire soumis à son tour à l’analyse textuelle. Ce corpus est constitué des productions écrites issues des trois séminaires internes étudiés dans la partie précédente. L’identification des formes d’interaction disciplinaire conduit ici à se poser la question de l’existence d’une trajectoire institutionnelle de construction de l’interdisciplinarité. Dans ce but, le curseur du traitement statistique a été finement positionné de manière à discriminer dans leur plus grande diversité les formes d’agrégation lexicale et à caractériser plusieurs types de situations d’interaction disciplinaire.

Le corpus manifeste tout d’abord des formes d’agrégation lexicale qui renvoient à des situations bien typées de spécification disciplinaire. La Géographie occupe le premier rang dans ce groupe de classes statistiques par le nombre de mots composant le vocabulaire spécifique (669) (type 1, figure 7). La discipline s’affirme par son champ lexical qui identifie des catégories spatiales pour caractériser leurs formes et leurs dynamiques, et étudier le rôle des acteurs sociaux dans leurs différenciations spatiales et temporelles (« rural », « urbain », « catégorie », « ville », « densité », « réseau », « population », « habitant », « vécu », « pouvoir », « région », « prospective »). Au deuxième rang des situations de spécification disciplinaire viennent les productions textuelles de l’Économie (type 7, figure 7). Le lexique est dense par le nombre de mots spécifiques utilisés (495). Il se distingue surtout par le registre qui se concentre sur la description des courants de pensée et des outils analytiques dans une démarche d’épistémologie disciplinaire (« North », « Smith », « Hayek », « croyance », « incertitude », « causalité », « savoir », « principe », « série », « économétrie »). Les lexiques de la Science Politique et de la Sociologie ont également été distingués par le traitement statistique comme producteurs de situation de spécification disciplinaire, mais contrairement à ceux des deux disciplines précédentes, leur champ est réduit par le nombre des mots utilisés (38 pour la Sociologie et 13 pour la Science Politique). Le lexique spécifique de la Science Politique (type 4, figure 7) exprime la démarche idiographique et décrit les processus institutionnels de construction du pouvoir (« eau », « territoire », « insularité », « coalition », « gouvernance », « institution »). Le lexique spécifique de la Sociologie (type 5, figure 7) se focalise sur les méthodes de caractérisation et de classification des acteurs sociaux et de leur mode d’intégration dans la société globale, et envisage les différences socio-spatiales (« capital », « symbolique », « éducation », « acteur », « capital », « axe », « classification », « structure spatiale », « zone intermédiaire », « ghetto », « mégapole », « lieu », « région »). Dans cette dernière partie du champ lexical s’observent des proximités avec la Géographie, mais les interactions restent trop faibles pour instituer une situation d’interdisciplinarité.

L’interaction disciplinaire se manifeste autrement au sein de la production textuelle dans trois formes d’agrégation lexicale. La première associe les lexiques de l’Économie et de la Socio-Économie (type 6, figure 7). La construction conceptuelle et méthodologique du champ disciplinaire densifie le lexique (361 mots) et multiplie les interactions. Le courant de l’Économie institutionnaliste s’exprime ici pleinement à l’interface de l’Économie et de la Sociologie en mobilisant des termes qui décrivent des stratégies d’acteurs, en particulier ceux des acteurs de la sphère publique, pour considérer le rôle des facteurs sociaux dans les processus de développement économique (« institution », « proximité », « État », « programme », « règle », « pauvreté », « action publique »). La deuxième relève du même type de proximité entre les disciplines, mais résulte d’une situation d’interaction tripartite entre la Géographie, l’Économie et la Socio-Économie (type 3, figure 7). Le niveau de densité du lexique est élevé (455 mots). Ces occurrences lexicales expriment les emprunts conceptuels de la Géographie au courant institutionnaliste de l’Économie pour expliquer les contrastes spatiaux, les formes différenciées dans l’espace et dans le temps d’implication des acteurs sociaux dans des actions de développement économique (« territoire », « politique », « développement », « agriculture », « action », « système », « dynamique », « temporalité », « individu », « échelle », « groupe », « production », « innovation », « ressource », « projet », « lieu »). L’interaction peut être enfin multidisciplinaire, même si le lexique apparaît moins dense (73 mots). Cette troisième forme d’interaction (type 2, figure 7) semble s’inscrire dans une trajectoire institutionnelle de construction de l’interdisciplinarité qui aboutit à la pratique d’un langage commun de description et d’analyse des processus sociaux et politiques d’organisation et de différenciation des territoires (« espace », « société », « analyse », « acteur », « différence », « politique » « publique », « gestion », « gouvernance », « conflit », « stratégie », « variable », « statistique »). Projetée sur un plan factoriel (figure 8), l’interdisciplinarité se lit dans l’axe diagonal7 (nord-ouest / sud-est) qui agrège les mots en circulation entre les disciplines. L’axe des abscisses distribue le lexique en opposant les champs de la Géographie et de l’Économie. L’axe des ordonnées discrimine le lexique de la Sociologie et celui de la Science Politique.

 

Type 1. Spécification disciplinaire - Géographie

Type 2. Interaction multipartite de faible intensité

Type 3. Interaction tripartite de forte intensité

Type 4. Spécification disciplinaire - Science Politique

Type 5. Spécification disciplinaire - Sociologie

Type 6. Interaction bipartite de forte intensité

Type 7. Spécification disciplinaire - Économie

Figure 7. Les types d'interaction disciplinaire au cours des trois séminaires du laboratoire, entre 2015 et 2018

A l’intersection de cette double distribution, les mots issus des différents types d’interactions disciplinaires (types 2, 3 et 6) s’étirent le long d’une diagonale qui compose le lexique de l’interdisciplinarité.

 
Figure 8. La situation d'interdisciplinarité au cours des trois séminaires du laboratoire, entre 2015 et 2018 - Graphique factoriel et nuage de mots

Au terme de cette analyse, on peut valider l’existence d’une interdisciplinarité au sein du laboratoire par la pratique d’un langage commun construit par des interactions lexicales et sémantiques. Les séminaires ont créé une situation de confrontation disciplinaire qui a engagé une partie des membres de la communauté épistémique dans une démarche d’interaction disciplinaire. Cette dernière a produit une interdisciplinarité qui s’exprime dans des formes complexes, multiples et plus ou moins intégrées, qui se distribuent sur un gradient allant de la spécification disciplinaire à l’interaction multidisciplinaire. Le gradient faible de la spécification disciplinaire trace les contours conceptuels des disciplines appliqués à leurs champs d’étude et limite les circulations terminologiques. Le gradient fort de l’interaction multidisciplinaire, au contraire, procède d’emprunts conceptuels et méthodologiques plus ou moins explicites qui favorisent les circulations terminologiques et contribuent à la formation d’un langage commun. L’analyse textuelle (lexicale) nous a permis de révéler – à partir des graphes et des nuages de mots colorés par discipline et l’interdisciplinarité (en dégradé de bleu) – une première expression de l’interdisciplinarité intelligible par chacun des membres du laboratoire. Cette méthode, si elle privilégie une lecture directe de l’interdisciplinarité, pourrait être améliorée par un approfondissement des trajectoires temporelles de l’utilisation des termes communs aux disciplines, notamment par l’étude de l’apparition de ces mots et de leur adaptation sémantique pour vérifier la pratique du tiers inclus.

Il apparaît qu’au terme de ces quatre années, l’interdisciplinarité se soit de plus en plus manifestée et concrétisée au sein du collectif. La quantité croissante des formes lexicales en atteste. Les Ateliers de Méthodologie et d’Epistémologie auraient atteint ce but de l’apprentissage d’un travail interdisciplinaire. L’intérêt pour cette posture scientifique est devenu réalité. Aussi, si nous revenons sur la logique du tiers inclus de Lupasco, conjuguée à l’accroissement des termes de l’interdisciplinarité au cours du temps, alors pouvons-nous conclure que la pratique de l’interdisciplinarité au sein du collectif d’ART-Dev a conduit à, et construit, une démarche scientifique renouvelée intriquant les concepts et notions disciplinaires jusqu’à produire une connaissance interdisciplinaire et originale dont les Cahiers de Méthodologie et d’Epistémologie sont le témoin.

Annexe – Répartition des disciplines par classe

Cahier Interdisciplinarité et tiers inclus – Séance du 26 juin 2015
 
Cahier Le « rural » comme cadre et objet d’analyse ? – Séance du 26 janvier 2017
 
Cahier Territoire et développement : regards pluridisciplinaires, pratiques interdisciplinaires, enjeux transdisciplinaires – Séance du 11 avril 2018
 
Analyse globale

Bibliographie

Fallery, B. & Rodhain, F. (2007). Quatre approches pour l'analyse de données textuelles : lexicale, linguistique, cognitive, thématique. In XVIème Conférence de l'Association Internationale de Management Stratégique AIMS. Montréal, Canada, 1-16.

Haas, P. M. (1992). Epistemic Communities and International Policy Coordination. International Organization, 46/1, 1-35.

Heilbron, J. & Bokobza, A. (2015). Transgresser les frontières en sciences humaines et sociales en France. Actes de la recherche en sciences sociales, 5, n° 210, 108-121.

Lebart, L., Morineau, A. et Piron, M. (1998). Statistique exploratoire multidimensionnelle. Paris : DUNOD, coll. Sciences sup, 2ème édition, Paris.

Lebart, L. & Salem, A. (1994). Statistique textuelle. Paris : Dunod.

Lupasco, S. (1947). Logique et contradiction. Paris : PUF.

Lupasco, S. (1951). Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie – Prolégomènes à une science de la contradiction, Paris : Hermann, Coll. « Actualités scientifiques et industrielles ».

Meyer, M. & Molineux-Hodgson, S. (2011). « Communautés épistémiques » : une notion utile pour théoriser les collectifs en sciences ? Terrains & Travaux, 18 (1), 141-154.

Nicolescu, B. (1996). La transdisciplinarité. Monaco : Le Rocher, coll. « Transdisciplinarité ».


1 L’UMR ART-Dev affiche officiellement quatre disciplines bien qu’une cinquième, la Socio-Économie, soit revendiquée par certains collègues.

2 Prenons l’exemple d’un cylindre, forme en trois dimensions. Si on projette ce volume sur deux plans orthogonaux, alors l’objet sera vu soit comme un cercle, soit comme un rectangle : nous sommes dans la vision disciplinaire. Pourtant il s’agit du même objet, du même volume, qui vu sous sa réelle forme de cylindre nous renvoie à l’interdisciplinarité.

5 La Socio-Économie, bien que discipline non officialisée par l’académisme, est une démarche scientifique qui analyse les pratiques et les institutions de l’Économie en les ancrant dans leur environnement social et politique.

6 La participation de deux disciplines ne produit qu’un seul axe factoriel opposant la Géographie à l’Économie.

7 L’axe diagonal est visualisé par les nuances de bleu dans le graphe factoriel et le nuage de mot (figure 8).

 

 


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