Auteur |
VAUDÈNE Didier Maître de conférences honoraire en informatique
Sorbonne Université / Faculté des Sciences
Campus Pierre et Marie Curie
4, Place Jussieu, BC 2502,
75 252 Paris Cedex 05 France |
Citer l'article |
Vaudène, D. (2021). De l’information à l’écriture. Revue Intelligibilité du numérique, 2|2021. [En ligne] https://doi.org/10.34745/numerev_1705 |
Résumé : L’écriture ordinaire associe la variabilité des supports et la persistance de la forme des tracés. L’information discrète non probabiliste (l’information usuelle de l’informaticien) est abordée via l’idée de traduction transphénoménale qui implique l’abandon de toute trace de phénoménalité et de forme des tracés empiriques pour ne retenir qu’un invariant de traduction déterminé comme une distinctivité mutuelle d’éléments indiscernables. Cet invariant fonctionne comme une symétrie où le degré de distinctivité, qui peut se comprendre comme une quantité d’information, a pour contrepartie une jauge d’indétermination, de même degré, correspondant à l’indiscernabilité des éléments. Cette approche permet de déplier la fiction qui assimile les traitements d’information à des manipulations de symboles.
Mots-clés : information, écriture, discrétisation, théorie de l'information, philosophie de l'information, informatique, fiction, transphénoménalité.
Abstract : The usual practice of writing combines the variability of the mediums and the persistence of the drawn shapes. Information (as meant by the computer engineer: discrete and not probabilistic) is approached with the idea of “transphenomenal translation” which removes any trace of phenomenality and empirical shape in order to retain nothing else than a translation invariant characterized as a mutual distinctivity of indiscernible elements. This invariant acts like a symmetry where the degree of distinctivity, which may be understood as a quantity of information, implies on the other hand a gauge of indetermination, with the same degree, corresponding to the indiscernibility of the elements. With this approach, I analyze the fiction stating that information processing is like symbols manipulation.
Keywords : information, writing, discretization, theory of information, philosophy of information, computer science, fiction, transphenomenality.
Les lacunes, éliminées de la description ondulatoire,
se sont réfugiées dans la connexion qui relie
la description ondulatoire aux faits observables.
Erwin Shrödinger
Introduction
Qu’on l’aborde à travers les traitements de l’information, les manipulations de symboles, les calculs, les formalismes, la raison computationnelle, etc., « le numérique » est situé dans la double dépendance de l’écriture et de l’information. Concernant écriture, il n’y a aucune équivoque possible, car je fais ici référence à l’écriture, au sens ordinaire, qui nous a été transmise dès le cours préparatoire quand nous avons appris à lire, à écrire et à calculer, et qui est aussi celle qui intervient dans les sciences, y compris dans ses aspects les plus formalisés, dans les théories logiques ou dans les théories de la calculabilité, par exemple. En outre, comme chacun sait, l’écriture est asémique en ce sens que, de soi-même, elle ne possède, n’inclut, ne contient, ne véhicule, ne signifie, etc., aucune valeur de renvoi ou de signification en quelque sens qu’on veuille l’entendre : tout effet de sémie est l’effet d’une interprétation effective qui affecte l’interprète lui-même. Il n’y a pas non plus d’équivoque possible – du moins, il ne devrait pas y en avoir – quant à ce que signifie information dans un contexte de traitement de l’information : il s’agit de l’information discrète non probabiliste en « 1 parmi n », qui est l’information au sens usuel de l’informaticien – celle sans laquelle on ne saurait faire fonctionner un ordinateur – et qui est déjà l’information au sens où Hartley l’introduit dans un article de 1928. Cette information-là, asémique tout comme l’écriture, ne dépend d’aucune considération de probabilité (Shannon, 1948) ou de complexité algorithmique (Kolmogorov, 1963). Pour autant, je n’ignore pas les glissements dans lesquels le mot information se trouve pris, qu’on l’associe à des probabilités (comme quantité de choix, de pertinence, d’incertitude, de surprise, etc., comme critère d’optimisation, de compression, de codage, de cryptage, etc.), à une complexité structurelle ou algorithmique, ou qu’on l’aborde dans une perspective signifiante comme une manière de prolonger encore la problématique du signe.
Cependant, le privilège exclusivement réservé aux humains d’opérer avec et sur des écritures se trouve contesté d’une manière paradoxale, puisque les artefacts qui paraissent correspondre le plus exactement à des dispositifs opérant avec et sur des écritures, en particulier les ordinateurs, sont des dispositifs de traitement de l’information discrète, lesquels sont des dispositifs sans écriture, tout comme la machine de Pascal réalisée à la façon des horlogers : rien, en effet, dans ces dispositifs, qu’on puisse objectiver comme une lettre (un caractère, un symbole, un signe, un signifiant, etc.) ni, par conséquent, comme une écriture (un assemblage de lettres), ni a fortiori comme l’application d’une opération (traitement, transformation, manipulation, voire même calcul) à des écritures. Or, un consensus universel (ou presque) accorde comme évident que cette hétérogénéité puisse être mise entre parenthèses sous couvert de la fiction d’un comme si :
[FCS] Fiction du comme si. En pratique, tout (ou presque) se passe comme si les dispositifs de traitement de l’information discrète étaient [réductibles à] des écritures et [à] des opérations appliquées à ces écritures.
On notera au passage que les humains, tout comme le vivant, sont eux aussi des « dispositifs » sans écriture : rien, en effet, dans le cerveau, ni même dans le corps, qu’on puisse objectiver comme une lettre, ni comme une écriture, ni, a fortiori comme des opérations appliquées à ces écritures. Cette fiction du comme si demeurerait anodine (ou presque) si elle n’attirait l’attention sur plusieurs difficultés.
[D1] Il devrait paraître surprenant qu’on accorde, surtout à titre d’évidence, que le discret finitiste ordinaire des mathématiques puisse être glissé sur des dispositifs de traitement de l’information dont on ne saurait accorder, à aucun degré, qu’ils soient eux-mêmes formés d’états et de transitions entre états qu’on pourrait dire à la fois réellement discrets et réellement indécomposables.
[D2] Cela devrait paraître d’autant plus surprenant que cette fiction est ajustée avec le plan qui est identifié comme fini, discret et irréductible, qu’on le considère depuis l’insécabilité des lettres, depuis l’arithmétique, ou qu’on fasse référence à l’effectivité des démonstrations et des calculs, sachant que c’est aussi le plan d’irréductibilité sur la base duquel ont été – et sont encore – établies des constructions particulièrement étendues, la formalité logique et mathématique et tout ce qui en dépend, aussi bien que les différentes facettes de « le numérique », par exemple.
[D3] En dépit de l’évidence qu’on lui prête, le comme si semble articuler deux aspects assez incompatibles : d’un côté, la conception ordinaire de l’écriture ne convient évidemment pas, car on la regarde déjà comme l’archétype d’un champ discret, fini et irréductible (c’est un autre aspect de la problématique du discret [D1]) ; de l’autre côté, une théorie probabiliste de l’information ne convient évidemment pas, car il faudrait alors aussi glisser les théories de la calculabilité – qui ne dépendent d’aucune considération de probabilité (ni même d’information) – sur des dispositifs empiriques reconnus pour traiter une information irréductiblement probabiliste.
[D4] Enfin, dans la mesure où cette évidence concerne en particulier des théories mathématiques, qui ne serait surpris qu’on croie pouvoir articuler directement, sans précaution ni aucune réserve, et surtout à titre d’évidence, des domaines empiriques de faits, de dispositifs et d’artefacts avec des domaines d’idéalités, métempiriques par définition ?
De quelle information et de quelle écriture s’agit-il dans cette articulation ? Pourquoi faudrait-il convoquer une évidence en une matière aussi fondamentale ? Ces difficultés suggèrent au moins que l’opposition ordinaire entre discret (finitiste) et continu n’est pas appropriée à ce contexte ; et comme ce n’est pas un problème de continuité, c’est l’idée ordinaire de discret qui doit éclater. Il ne s’agit pas – surtout pour l’informaticien que je suis – de contester l’efficience pratique de l’effet de discret[1] produit par ces dispositifs, mais au contraire de déceler, en-deçà d’une évidence peut-être obscure parce que trop éblouissante, quel est l’ajointement fondamental inaperçu que cette fiction parvient à faire jouer à notre insu et qui nous force de l’accorder, mal gré peut-être qu’on en ait. C’est un dilemme qui se noue entre une efficience que nul ne voudra contester, et un blocage induit par une articulation qui ne se laisse pas arraisonner dans les cadres théoriques et fondamentaux habituels : il y a blocage dans la mesure où le discret est mal pensé.
C’est aussi cette fiction du comme si qui se condense dans le tourbillon de glissements qui agite nos emblématiques « 0 » et « 1 », lesquels, du fait de leur asémie, n’ont pas plus de rapports avec Adam et Ève, le chat et la souris, le vrai et le faux, Romulus et Remus, le zéro et le un, les étoiles de la Voie lactée, etc., qu’avec la logique ou les nombres. Si de nombreuses approches sont intéressées à information, faut-il pour autant que cet unique mot vaille pour un unique concept agglomérant des aspects et des pratiques pour le moins hétérogènes et parfois incompatibles ? Je ne le crois pas. Je voudrais au contraire dégager une idée de information en creusant et en abrasant les sédimentations qui se sont déposées sur le vocable depuis presque un siècle, et qui lui confèrent l’étonnante polysémie que l’on sait. Je m’attacherai ici moins à l’écriture qu’à l’information, que j’introduirai depuis l’idée de traduction transphénoménale.
Le schéma d’interprétation associé aux fictions
Ce que j’introduis ici comme fiction n’est rien de dérisoire, ni quelque divertissante fantaisie de l’esprit, tout au contraire, et doit être entendu en un sens théorique. On peut déjà noter que le recours à un « tout se passe comme si » est fréquent en sciences[2], qu’il intervient en philosophie, chez Kant, par exemple, et que, sans le recours à des fictions – les fictiones juris, les fictions du droit, qui interviennent déjà dans le droit romain –, certains principes de droit ne seraient pas concevables (Legendre, 1988). Toutefois, je m’écarte des approches de fiction trop étroitement liées à la disjonction du vrai et du faux, et dans lesquelles on sait (ou on croit savoir) ce qui est faux, et qu’on attribue évidemment à la fiction (Vaihinger, 1921).
J’entends fiction comme un schéma d’interprétation, destiné à l’analyse de situations et de contextes divers, et articulant deux dimensions d’interprétation articulées via une médiation. La première dimension d’interprétation est associée à l’effectivité empirique de ce qui porte ou produit la médiation, la seconde à l’effet fictionnel produit par l’interprétation, elle aussi effective, et assumée par un interprète qui s’affecte de cet effet. C’est donc un schéma qui vise l’articulation de points de vue différents relatifs à un même matériau médiateur.
Au cinéma, par exemple, le matériau médiateur est le film ; la première dimension correspond au plan filmique de la réalisation qui aboutit à un film effectivement projetable (pas de film, pas de fiction !), et cette première dimension d’interprétation enveloppe de nombreuses variantes (le regard d’un réalisateur n’est pas celui d’un décorateur, d’un monteur ou d’un acteur) ; la seconde dimension correspond au plan diégétique de la fiction et, au sein de cette dimension d’interprétation, chaque spectateur s’affecte d’un effet fictionnel qui dépend de sa propre lecture (interprétation effective) du film.
La contrepartie d’effectivité qui soutient une fiction joue un rôle primordial dans les pratiques d’usage des appareils complexes. Ainsi, par exemple, quand j’utilise un éditeur de textes et que j’applique des opérations usuelles comme « couper », « copier » ou « coller », il n’y a rien dans un ordinateur qui ressemble de près ou de loin à une paire de ciseaux, une photocopieuse ou un pot de colle, mais je m’attends à ce que chacune de ces opérations soit associée à une contrepartie effective qui produise un effet qui s’accorde à cette fiction, sans que je doive comprendre le programme qui en produit l’effet. Quand je regarde un ordinateur comme une machine qui opère sur des écritures, je m’attends à ce que ce dispositif soit effectivement conçu et agencé pour produire un tel effet, même et surtout si je sais qu’il n’y a pas plus de lettres dans un ordinateur que dans un cerveau ou dans une machine de Pascal.
L’un des traits de ce schéma des fictions, c’est de permettre une sorte de convertibilité entre croyance (et éventuellement évidence) et fiction. Quand je crois que la sensation d’immobilité que j’éprouve, tranquillement installé dans mon fauteuil, vaut pour l’immobilité absolue de la terre, cette croyance est convertible en une fiction lorsque le physicien peut faire valoir que cette sensation d’immobilité, qui joue ici le rôle médiateur, est en fait la résultante globale de mouvements, de forces, et d’attractions, tandis que je comprends rétroactivement que l’effectivité de cette résultante globale soutenait déjà ma croyance, en fait et à mon insu, tandis que c’est maintenant au titre d’une fiction que je peux me dire que tout ou presque se passe comme si l’immobilité apparente valait pour une immobilité absolue. C’est le ou presque qui porte la responsabilité de la construction fictionnelle, et qui ne cesse de rappeler que l’usage de la fiction est assujetti à des conditions restrictives de validité.
En ce sens, on peut comprendre que, dans certains cas, une fiction puisse agir comme une solution d’attente qui permet de ne pas renoncer au bénéfice d’une efficience pratique reconnue, malgré un défaut de savoir ou de théorie qu’elle rend manifeste, comme si une telle fiction proposait, dans le filigrane discret de son efficience silencieuse, une solution à un problème qu’on n’aurait pas encore résolu, formulé, aperçu voire même soupçonné (Vaudène, 2017). En l’occurrence, quand je regarde un ordinateur comme une machine qui opère sur des écritures, il y a du savoir en acte dans cette fiction du comme si, et c’est lui qui en régit l’efficience ; mais il demeure en souffrance, inaccessible aussi longtemps qu’il demeure « en solution », comme du sel dissous dans l’eau. Il ne resterait en somme qu’à en précipiter la cristallisation.
L’information discrète [non probabiliste]
[IDNP] Terminologie. Dans le présent texte, sauf mention explicite contraire, le nom « information », l’adjectif « informationnel », et l’expression « information discrète » s’entendent au sens de l’information discrète non probabiliste. Il en est de même pour les expressions « l’information au sens de Hartley », « l’information en “1 parmi n” » et « l’information au sens de l’informaticien ».
L’information discrète non probabiliste est celle qui intervient usuellement en informatique, et qui figure dans la caractérisation de l’informatique comme traitement automatique de l’information. Pour autant, cette information-là n’est pas apparue avec l’informatique, ni avec l’information probabiliste de Shannon, ni même avec les théories de la calculabilité, lesquelles ne connaissent pas ce concept et n’en dépendent pas. C’est un concept qui s’est élaboré dans le domaine des transmissions, en particulier télégraphiques : la première occurrence du mot [anglais] information, au sens de cette information discrète, figure en 1928 dans un article de Hartley, qui était chercheur à la Bell, dans un contexte d’optimisation des transmissions (Segal, 2003). Mais en 1928, il y a déjà une longue pratique de ce qui vient finalement se recueillir synthétiquement dans ce concept-là d’information. Quelques jalons, parmi les plus manifestes : en 1825, alors qu’il a quinze ans et qu’il est aveugle depuis qu’il a trois ans, Louis Braille élabore un système d’écriture dont la base est une grille de deux fois trois points, chaque point pouvant être ou non saillant, ce qu’on dira dans nos mots, un code de caractères à six bits. Le code de Samuel Morse date de 1832. Le code d’Émile Baudot à cinq « moments » (à cinq bits), premier alphabet international de communication, qui figure dans un brevet de 1874 et ultérieurement amendé, est encore utilisé de nos jours dans les liaisons Télex.
Ce bref rappel est autant historique que méthodologique, car il signifie qu’on peut approcher ce concept d’information en analysant avec soin des dispositifs, certes déjà anciens, mais qui présentent l’avantage d’être aisément démontables et compréhensibles sans l’intervention de techniques compliquées. Le plus simple est aussi le meilleur, et j’ai choisi un dispositif rudimentaire, d’une simplicité enfantine à la portée de l’écolier. Imaginons un ruban de papier muni d’éventuelles perforations alignées (à gauche), et un dispositif rudimentaire permettant de faire défiler le ruban et de le lire (à droite) :
Figure 1 : Le lecteur de ruban perforé
La tête de lecture se réduit à un interrupteur électrique associé à une batterie de 5 volts : lorsqu’il n’y a pas de perforation, le papier fait isolant, et le circuit électrique est ouvert (0 volt mesuré) ; inversement, lors d’une perforation, les deux parties de l’interrupteur entrent en contact, et le circuit est fermé (5 volts mesurés). Ainsi présenté (et simplifié quant aux discrétisations et aux états transitoires), cet exemple se prête à une analyse rapide et triviale : il y a la possibilité d’une distinction suffisamment nette et stable, d’un côté, de deux états du ruban (opaque, perforé), et de l’autre, de deux tensions électriques (aux voisinages de 0 volt et de 5 volts) ; entre les deux, il y a un dispositif agencé de manière à établir une corrélation suffisamment régulière entre les états stables du ruban et ceux de la tension électrique (opaque → 0 volt, perforé → 5 volts).
En termes d’information discrète, on associe la distinction des deux états (du ruban ou des deux états électriques) à une quantité d’information de 1 bit, c’est-à-dire à la distinction de 1 [éventualité] parmi 2 [possibles] hors toute considération de probabilité[3]. On dira que le dispositif conserve la quantité d’information, 1 bit en l’occurrence, ou encore que la quantité d’information est un invariant du dispositif, pour exprimer que la distinction de deux états en entrée (ici : opaque, perforé) est corrélée selon une règle (ici : opaque → 0 volt, perforé → 5 volts) avec la distinction de deux états en sortie (ici : 0 volt, 5 volts). En dépit de sa simplicité, cette analyse appelle plusieurs remarques liminaires.
[R1] Attribuer une quantité d’information au ruban et à ses perforations est seulement une manière de parler qui signifie qu’on a en vue de soumettre ce ruban à un certain type d’interaction, qui soit sensible à la variation opaque/perforé, et ainsi d’en obtenir une traduction. Si je place ce même ruban sur la vitre d’un scanner, ce sont maintenant les propriétés du scanner (résolution, échantillonnage des couleurs, etc.) qui vont déterminer la quantité d’information associée à cette interaction. Il s’ensuit que l’information [en ce sens] n’est pas une propriété d’un quelque chose (chose, objet, étant, etc.), et ne peut donc pas être attribuée en propre à un quelque chose, car elle caractérise une modalité d’interaction, et même, plus restrictivement, une interprétation de – une analyse de, un point de vue sur, etc. – une modalité d’interaction.
[R2] On peut prendre de la distance par rapport à la description du dispositif empirique en recourant à des « conventions », des « codages », et autres « représentations » de l’information, comme on dit couramment. Dans cet exemple très simple, on peut utiliser – quoique rien n’y oblige – les deux lettres « 0 » et « 1 » et proposer (figure de gauche ci-dessous) deux tables de correspondance pour associer les états empiriques aux lettres « 0 » et « 1 », l’une pour le ruban, l’autre pour les tensions électriques, de sorte que le dispositif empirique correspond, au plan des lettres, à une sorte d’identité, 0 → 0 et 1 → 1 :
Figure 2 : Variation des conventions de codage
Cependant, comme le choix des codages est arbitraire, on peut aussi bien choisir (figure de droite) une autre convention de codage, par exemple, pour les tensions électriques, avec la correspondance 0 volt → 1 et 5 volts → 0. Dans ce cas, le même dispositif empirique semble fonctionner maintenant, au plan des lettres, comme un inverseur (0 → 1 et 1 → 0). Cet effet, rendu manifeste par des variations de convention (dites logique positive et logique négative dans le cas « 1 parmi 2 »), est bien connu et utilisé depuis longtemps pour optimiser les circuits électroniques, quoiqu’il ne semble pas impliqué – du moins, pas de manière très évidente ni explicite – par les concepts usuels d’information, ni même dans l’idée de mesure ou de quantité. On peut surtout remarquer qu’un tel effet, en tant qu’il se produit, pourrait-on dire, à la tangence de l’empirique et du symbolique, devrait être extrêmement général, et devrait concerner tout autant le rapport à n’importe quelle idéalité métempirique. Ce trait se manifeste-t-il ailleurs ?
[R3] Dans ces deux codages, le dispositif empirique est le même, et dans les deux cas, il y a conservation de la quantité d’information. Si le second cas est d’emblée spectaculaire, parce qu’il fait apparaître le fantôme d’un opérateur, le premier ne l’est pas moins si on aperçoit qu’il efface (ou qu’il absorbe) le dispositif empirique lui-même, en ce sens que quelque chose d’empirique est recueilli comme « rien ». Or, tandis qu’on raisonne avec un point de vue discret, on constate qu’un dispositif empirique effectif peut être mis en correspondance avec un entre-deux, c’est-à-dire avec « rien », du moins dans l’acception ordinaire du discret. Réciproquement, on peut s’interroger : tout « rien » discret peut-il être « décomposé » (déplié, éclaté, etc.) et mis en correspondance avec des quelque chose, éventuellement effectifs ? Si oui, on ne saurait exclure a priori, avec Zénon d’Élée, qu’une telle décomposition soit sans fin en son principe, ce qui ne s’accorde guère avec l’idée habituelle du discret. Ce trait se manifeste-t-il ailleurs ?
Le nœud de la problématique
Ce que je viens de rappeler concernant l’information discrète appartient aux rudiments de base de l’informatique et des communications, et c’est dans la première semaine de mes études d’informatique qu’on me les a enseignées. Il n’y a là rien de nouveau, loin s’en faut, et la chose a l’air suffisamment simple et triviale pour qu’elle ne soit souvent considérée, à supposer même qu’on la mentionne, que comme une étape archaïque de l’information probabiliste. Or, il est clair qu’il y a place pour un concept d’information qui est antérieur au concept probabiliste d’information et qui ne lui doit rien. Je vais prolonger ce qui vient d’être rappelé pour en déplier l’idée fondamentale et en présenter quelques incidences.
De quoi, s’agit-il, en fait ? Il s’agit, dans des contextes regardés comme discrets, et d’abord pour les écritures, de mener le plus loin possible la visée d’une indépendance des substrats matériels et des codages en matière de transmissions, de mémorisations[4] et de traitements. Une indépendance maximale implique que le rapport de dépendance soit minimal, mais pas trop : la réserve le plus loin possible signifie qu’il conviendra de s’arrêter avant que l’indépendance ne vire à un pas de rapport. C’est une problématique un peu délicate dans la mesure où elle est l’un des « isotopes », l’un des aspects si on préfère, de la problématique du rapport entre les mathématiques et leur extériorité, en l’occurrence, l’aspect concernant le rapport entre des écritures et des effets de discret. Il convient donc de prendre une précaution méthodologique :
[PM] Précaution méthodologique. Pour éviter le risque d’une pétition de principe, l’analyse théorique de la problématique du rapport entre des écritures [ordinaires] et des effets de discret doit suspendre, au moins pendant le temps de l’analyse, le recours à des considérations, des fictions, des méthodes, des procédés ou des théories pour lesquelles cette problématique serait supposée ne pas même avoir lieu, ou qui serait par avance résolue, à quelque titre que ce soit (évidence, conditions de possibilité, conditions d’applicabilité, etc.).
Cette suspension concerne en premier lieu les théories mathématiques qui sont directement exposées au contact avec les effets de discret, surtout quand elles sont très strictement formalisées, les logiques et les théories de la calculabilité, par exemple. On comprend en effet que l’un des enjeux de la fiction du comme si est précisément de « résoudre » cette problématique, mais sans la résoudre : cette fiction tire son efficience de permettre de sauter discrètement par-dessus l’abîme de la problématique en glissant les écritures sur les effets de discret, comme si c’était la même chose, mais sans en connaître le concept, et en gardant par devers soi le couplage entre les conditions de possibilité et les effet de limitation qu’il implique. Le blocage se tend à mesure qu’on ne veut pas renoncer, à juste titre, à une efficience qui ne cesse de s’étendre et de se confirmer, quoiqu’on ne sache pas en déplier l’évidence ni, a fortiori, la théorie. On ne saurait s’étonner, corrélativement, que d’autre problématiques « isotopes » y trouvent aussi quelque hébergement : ce sont en particulier les « difficultés » [Dx] indiquées plus haut dans l’introduction.
Depuis longtemps, nos pratiques d’usage de l’écriture sont associées, dans une large mesure, à une variabilité de la matérialité des supports et des modalités des tracés, au moins dans les cas où est accordée la possibilité de reproduire (copier, dupliquer, etc.) un « même » texte[5]. Cette variabilité signifie que ce ne sont ni la persistance réelle d’un matériau hylétique, ni l’éternité idéale d’une substance métaphysique qui sont requis, mais, dans chaque système d’écriture, une [relative] invariance de la forme des tracés empiriques. La souplesse de ce couplage entre la variabilité de la matérialité et l’invariance des formes permet à ces pratiques d’écriture d’accueillir jusqu’aux plus récents dispositifs technologiques, et d’être prolongées aux inscriptions en général, qu’il s’agisse de la vue et éventuellement du toucher (tracés graphiques, encoches, tracés gravés ou sculptés, reliefs en braille, gestes, etc.), aussi bien que de l’ouïe pour les tracés sonores (tracé analogique des sons et des voix comme compressions gazeuses, gravures sur cylindre ou sur disque, signaux électriques, fonts sonores, etc.).
Mais, le bref rappel chronologique concernant les codes et les transmissions, et surtout, la valeur d’exemplarité du lecteur de ruban, suffisent pour comprendre, de manière générale, que de tels dispositifs, qui ne dépendent déjà d’aucune persistance matérielle, ne dépendent pas non plus d’une invariance, même relative, de quelque forme de tracé empirique que ce soit : il n’y a ni persistance matérielle ni invariance de forme (même relative) entre une disposition de perforations dans un ruban de papier et – je dis cela de manière imagée – une agitation d’électrons dans un fil métallique conducteur d’électricité. On pourrait objecter, en examinant le lecteur de ruban, qu’il y a une corrélation entre les perforations et les courants électriques ; mais on observera que cette corrélation est liée à l’agencement du dispositif et non à quelque persistance de matière ou invariance de forme que ce soit. On comprend en effet que l’idée d’une indépendance des substrats matériels n’est pas réduite ici à la possibilité d’une variation à la fois globale et homogène d’un support pour un autre – du parchemin pour du papier, par exemple – tout en préservant une (relative) invariance quant à la forme de tracés qu’on puisse ensuite imaginer détacher de son support : c’est l’écriture ordinaire qui est liée à cette indépendance-là. Au contraire, dès le premier quart du XIXe siècle, on voit s’élaborer, se développer et se perfectionner des dispositifs qui tendent à une variabilité plus générale, composée d’interactions locales et potentiellement hétérogènes, et sans conservation de quelque matérialité ni de quelque forme de tracé que ce soit.
Avec ces dispositifs, on comprend qu’il ne s’agit plus de laisser varier des supports sous la contrainte d’une (relative) invariance des formes des tracés, contrainte qui permet déjà, pour chaque système d’écriture, de caractériser tous les supports possibles qui lui conviennent, tous, pas un ne manque, pourvu que cette contrainte d’invariance soit satisfaite : qu’importent les supports pourvu qu’on aie les formes des tracés ! Contre tout attente, c’est pourtant là qu’il faut déceler le pivot d’articulation, ce qui va servir de point d’appui pour faire levier, parce que c’est exactement cette contrainte d’une (relative) invariance des formes des tracés qui bloque l’extension de la variabilité des dispositifs. Pour ouvrir cette variabilité, il faut lever la contrainte d’une (relative) invariance des formes [des tracés] de manière à pouvoir composer des agencements de dispositifs qui puissent être à la fois hétérogènes, sans persistance matérielle et, surtout, sans invariance (même relative) des formes [des tracés]. Ce que le petit lecteur de ruban de papier permet aisément de comprendre.
Mais alors, s’il n’y a ni homogénéité, ni persistance matérielle, ni invariance des formes, que reste-t-il… sinon rien ? N’est-ce pas mener trop loin le principe d’une indépendance entre les écritures [ordinaires] et les substrats ? Cette inquiétude est déjà celle du ou presque dans la fiction du comme si [FCS] : si tout, vraiment tout, se passait comme s’il s’agissait d’écritures ordinaires, il y aurait certes toujours des messagers angéliques, des volumen et des codex, et aussi le service des Postes, mais il n’y aurait ni télégraphie, ni transmissions, ni réseaux, ni informatique, etc., parce que ces agencements sont composés de dispositifs hétérogènes, sans persistance matérielle ni invariance des formes. On touche ici du doigt l’un des enjeux de la fiction du comme si : dès qu’on parvient à recouvrir ces agencements empiriques et hétérogènes au moyen d’une peinture opaque et uniforme, à base de « 0 » et « 1 », par exemple, on ne « voit » plus l’hétérogénéité sous-jacente, désormais occultée sous un sol originaire et homogène d’écritures ordinaires. Les lettres apportent alors avec soi l’invariance des formes des tracés qui conditionne les effets d’identité requis par l’exercice de la formalité mathématique, ce qui permet éventuellement de les délier de toute matérialité particulière, et ainsi de leur conférer le statut d’abstractions munies d’une identité idéale. Un blocage théorique est dès lors inévitable, puisque la fiction du comme si [FCS] convoque l’écriture ordinaire pour approcher, recouvrir et occulter des effets de discret dont un trait caractéristique est exactement de s’écarter de l’écriture ordinaire. D’où la précaution méthodologique [PM].
Cependant, ce blocage n’est que l’une des incidences de la fiction du comme si, et rien de tout cela ne tiendrait si les agencements empiriques ne procuraient à ces effets l’effectivité qui conditionne leur possibilité et, surtout, leur efficience, quand bien même ces effets seraient-ils composés pour en effacer, sinon l’existence, du moins certaines déterminations essentielles. Il ne s’agit donc pas – surtout pas – de contester l’efficience d’une fiction qui rend témoignage en pratique d’une effectivité qu’il reste à comprendre au plan théorique.
L’idée de traduction transphénoménale
Lever la contrainte d’invariance des formes des tracés ne peut pas signifier la suppression de toute contrainte d’invariance, car c’est une contrainte d’invariance qui détermine un champ de variabilité ; il faut donc seulement affaiblir la contrainte pour que le champ de variabilité des substrats puisse être étendu aux effets de discret. Dans le présent contexte, il est clair que la contrainte d’invariance qui en résulte est directement liée à l’information [IDNP]. Cependant, comme dans un ralenti cinématographique, je veux déplier la hâte qui nous fait envelopper la difficulté dans l’évidence de la fiction du comme si pour en détailler les divers aspects, car je ne fais en somme rien d’autre ici que de préciser peu à peu ce que signifient des expressions comme « information discrète non probabiliste », « quantité d’information », « distinction “1 parmi n” », etc.
Au plan empirique, j’introduis l’idée de jonction, dans le sens d’un agencement, non nécessairement artefactuel, qui met en jeu une interaction entre deux phénoménalités qui peuvent être différentes (c’est le trait d’hétérogénéité) et sans persistance matérielle. Le lecteur de ruban se comprend comme une telle jonction, et il est clair que ce n’est pas le ruban de papier (première phénoménalité) qui apporte l’énergie électrique (seconde phénoménalité), car il intervient seulement pour piloter l’interrupteur de manière mécanique et diélectrique[6]. Les jonctions ne nous intéressent pas ici en tant que telles, avec leurs caractérisations empiriques (matérielles, techniques, etc.), puisqu’on vise au contraire un champ de variabilité qui puisse neutraliser l’hétérogénéité de ces variations. Cette neutralisation ne peut pas s’entendre comme un arrachement hors de l’empirie pour confectionner une abstraction aussi idéale que métempirique, car il ne s’agit pas ici de supprimer toute matérialité, mais de caractériser un champ de variabilité, sachant – c’est la précaution méthodologique [PM] – que cette caractérisation doit être approchée au niveau empirique des effets de discret avant que n’interviennent des écritures sous couvert de la fiction du comme si. Autant la variabilité des seules matérialités est solidaire d’une invariance des formes, et par suite du principe de l’arrachement d’une forme à sa matière pour en extraire aussi bien une géométrie que des tracés de lettres[7], autant ce procédé n’est pas applicable ici puisqu’on laisse varier les substrats matériels en même temps qu’on lève la contrainte d’une invariance des formes[8]. C’est l’une des raisons pour lesquelles je dis que le discret est mal pensé : aussi longtemps qu’on veut forcer les effets de discret sous le joug de la contrainte d’une invariance des formes, on ne voit en lui qu’une sorte de continu troué, comme un ruban de papier perforé. Mais le discret est tout autre chose, il ne manque de rien, car ce n’est pas à cette contrainte-là qu’il est assujetti.
L’idée de traduction transphénoménale est destinée à saisir les jonctions, non pas dans leur empiricité matérielle, mais au niveau d’une contrainte d’invariance. Elle articule le principe d’une hétérogénéité des phénoménalités entrant en interaction, et le principe d’une traduction d’une phénoménalité dans une autre ; corrélativement, un invariant de traduction transphénoménale caractérise une contrainte d’invariance déterminant le champ de variabilité pour de telles jonctions. Reprenons l’étude du lecteur de ruban pour l’analyser maintenant comme une traduction transphénoménale[9] en appliquant le schéma d’une fiction, au sens que j’ai dit plus haut, de manière à faire apparaître un effet fictionnel (le côté fiction, pour abréger) et sa contrepartie effective (le côté empirie, pour abréger) :
Figure 3 : Le schéma d’une traduction transphénoménale
Du côté empirie, on reconnaît tout ce qui a déjà été abordé : la jonction (le lecteur de ruban) articule deux phénoménalités φ1 (ruban de papier) et φ2 (tensions électriques). Comment alors imaginer ce qu’on « voit » au niveau transphénoménal ? Assurément, rien qui soit attaché à quelque phénoménalité que ce soit, c’est-à-dire rien de ce qu’on peut présenter dans l’empirie.
Procédons à une expérience de pensée, et coupons la traduction transphénoménale φ1 → φ2 en deux pour faire apparaître la fine pointe σ (stigmè), le pivot d’enchaînement d’une déphénoménalisation φ1 → σ et d’une rephénoménalisation σ → φ2. Lors de la déphénoménalisation (φ1 → σ), on veut « oublier » toute trace du caractère particulier de la phénoménalité empirique du ruban de papier – l’accent est mis sur particulier –, pour ne conserver que le principe de deux états, non pas en tant qu’ils seraient empiriquement tels ou tels (opaque ou perforé en l’occurrence), mais en tant seulement qu’il sont distincts l’un de l’autre. On notera que cette déphénoménalisation ne concerne pas le ruban de papier pour lui-même, mais seulement les aspects du ruban qui sont mis en jeu par l’interaction qui caractérise cette jonction particulière qu’est ce lecteur de ruban ; c’est en ce sens que la flèche φ1 → σ est déjà la « moitié » d’une traduction transphénoménale. La seconde « moitié » de la traduction, flèche σ → φ2, procède en sens inverse et rephénoménalise vers les deux tensions électriques aux voisinages de 0 volt et de 5 volts.
Dans ce schéma de fiction, la jonction empirique que constitue le lecteur de ruban (φ1 → φ2) joue le rôle d’une contrepartie effective pour la traduction transphénoménale (φ1 → σ → φ2) en rôle d’effet fictionnel, dans le cadre d’une variabilité contrainte par la conservation de l’invariant « 1 parmi 2 » (1 bit d’information). De manière plus générale, on peut dégager ceci :
[TTR] La traduction transphénoménale est un schéma d’interprétation qui s’applique à des jonctions pour produire des analyses informationnelles, c’est-à-dire l’analyse de ces jonctions sous l’aspect de la conservation d’invariants transphénoménaux caractérisés par une distinctivité mutuelle « 1 parmi n ».
Certes, il est peut-être aussi tentant et répandu de vouloir réifier l’information que d’attribuer la sensation de l’immobilité de la terre – que chacun peut éprouver – à la croyance en une immobilité absolue ; mais attribuer l’information aux choses n’est qu’une manière de parler. L’information n’existe pas « à l’état naturel » ; elle ne se « manifeste » que comme une pure traductibilité à la fine pointe σ – hélas imprésentable dans l’empirie ! – de l’enchaînement fictionnel entre une déphénoménalisation et une rephénoménalisation.
L’idée d’information
L’une des difficultés de la traduction transphénoménale – et donc du concept d’information – concerne la distinctivité seulement mutuelle de ce qui résulte de la déphénoménalisation, difficulté qui se faufile sous les appellations anodines usuelles comme « quantité d’information » ou « distinction de “1 parmi n” ». Les raisonnements liés à la transphénoménalité visent, comme on l’a vu, la détermination d’une contrainte d’invariance pour des jonctions entre phénoménalités hétérogènes. Tout trait incorporé à cette contrainte restreint donc d’autant de champ de variabilité associé. Pour que le champ de variabilité soit le plus large, il faut que la contrainte d’invariance soit la plus pauvre possible, mais quand même pas trop, parce que le champ de variabilité s’évapore quand la contrainte est vide. Tout se joue donc dans l’élaboration d’un presque-rien, et ce quasi nihil, c’est l’information, en tant que concept fondamental, que j’approche ici par la distinctivité mutuelle. On peut résumer brièvement le raisonnement « par privation » qui sculpte progressivement ce presque-rien.
[C1] On ne peut retenir aucune contrainte concernant les matériaux (bois, métal, argile, papier, etc.) ou les technologies (mécanique, électronique, magnétique, etc.), ce qui oblitérerait la variabilité des substrats.
[C2] On ne peut retenir aucune contrainte spatiale (proche, lointain, ici, là, sur le côté, à gauche, à droite, au-dessus, en-dessous, etc.), ne serait-ce que parce que la contrainte d’invariance des formes est levée. En outre, qui se soucie de la disposition spatiale des emplacements dans un dispositif de mémorisation (barrette ou carte de mémoire, disque magnétique, etc.) ?
[C3] On ne peut retenir aucune contrainte temporelle (hier, aujourd’hui, demain, avant, après, rapidement, lentement, etc.), car certaines phénoménalités sont plutôt temporelles (transmissions, traitements, etc.), tandis que d’autres sont plutôt spatiales (mémoires, supports, etc.), comme en témoigne l’usage des appareils les plus usuels. Qui ne conçoit qu’un même document puisse être aussi bien mémorisé (aspect spatial) que transmis sur un réseau ou via un cordon USB (aspect temporel), etc. ?
[C4] On ne peut retenir aucune contrainte imposant un ordre provenant des particularités empiriques des états sous-jacents (plus petit que, plus grand que, qui précède, qui suit, etc.). On ne peut pas dire que « opaque » est plus grand (ou plus petit) que « perforé », ce qui exclut du même coup qu’on puisse prendre appui sur des échelles de mesures (des tension électriques entre 0 et 5 volts, par exemple) pour affirmer qu’un état (associé au voisinage de 5 volts, par exemple) est plus grand (ou plus petit) qu’un autre (associé au voisinage de 0 volts, par exemple). La contrainte d’invariance ne peut imposer aucune contrainte d’ordre, et les éléments déphénoménalisés ne sont assujettis à aucune considération impliquant un ordre, des nombres, par exemple, fussent-ils seulement deux (0 et 1, par exemple).
[C5] On ne peut retenir aucune contrainte sémique (signifier ou désigner ceci ou cela, être ceci ou cela, le vrai ou le faux, une lettre, un chiffre, représenter ou dénoter ceci ou cela, un élément d’ensemble, un nombre, etc.), toujours pour les mêmes raisons, parce que chaque trait sémique retenu devrait s’imposer à tous les dispositifs sans exception. En quoi l’état « opaque » ou « 5 volts » serait-il plus [la valeur] « vrai » ou [la valeur] « faux » que l’état « perforé » ou l’état « 0 volt » ? La contrainte d’invariance ne peut imposer aucune contrainte sémique et ne peut donc imposer aucune interprétation, y compris logique et numérique, aux éléments déphénoménalisés.
Il est inutile de poursuivre plus avant l’énumération détaillée de tout ce qui doit être enlevé, dès que la contrainte d’invariance des formes est levée, pour pouvoir retrouver ce qui paraît tellement aller de soi dans l’usage ou l’étude de ces dispositifs. Seul importe l’arrêt déterminant un presque-rien, qui puisse agir comme une contrainte d’invariance non vide pour empêcher l’évaporation du champ de variabilité. Moins que l’invariance des formes, mais sans pour autant n’être rien, il y a l’invariance associée à l’information.
[INF] L’idée d’information. Quand on lève la contrainte d’invariance des formes sur le fond d’une variabilité maximale des codages et des substrats, l’idée d’information [discrète non probabiliste] correspond à une contrainte d’invariance qui ne retient rien d’autre des provenances empiriques, considérées en tant qu’effets de discret, qu’un degré de distinctivité mutuelle des états déphénoménalisés.
Cette formulation est prudente, car elle n’affirme aucune exclusivité qui signifierait que ce serait la seule manière de lever la contrainte d’invariance des formes, ou qu’elle serait la dernière au titre d’une contrainte qu’il serait impossible de lever. En outre, en tant qu’elle s’applique à des effets de discret, elle ne requiert pas la supposition d’un « discret réel » (un continu à trous), ce qui lui permet d’intervenir comme un schéma d’interprétation non exclusif (en contrepartie de quoi, les autres approches sont, elles aussi, comprises comme ayant statut de schémas d’interprétation non exclusifs).
La fiction des systèmes de différences pures
Comment essayer d’imaginer l’information comme ce qu’on peut « contempler » à la fine pointe σ d’une traduction transphénoménale ? C’est ce que je voudrais esquisser grâce à la fiction des systèmes de différences pures[10]. Dans cette fiction, ces éléments ne possèdent rien en propre et sont donc démunis de toute qualité, particularité ou propriété qui permettrait qu’on puisse dire celui-ci ou celui-là, ce qui exclut aussi bien de déterminer en quoi ils sont différents les uns des autres, que de pouvoir les identifier (nommer, désigner, dénoter, représenter, coder, etc.) individuellement.
Dans un système de différences pures, les éléments[11] sont ainsi à la fois mutuellement distincts (il sont distincts seulement les uns des autres) et indiscernables les uns des autres (il est impossible de les particulariser ou de les identifier individuellement). Ce caractère mutuel de la distinctivité et de l’indiscernabilité reflète le principe d’une clôture, qui signifie que ces systèmes sont incomparables les uns avec les autres, c’est-à-dire que chaque système est clos sur lui-même, et sans aucun lien avec un autre. Rapportée au plan empirique, cette incomparabilité signifie que chaque traduction transphénoménale est locale et indépendante des autres, ce qui n’est encore que l’une des incidences du fait que la contrainte d’invariance des formes est levée.
[SDP] Les systèmes de différences pures. Les invariants de traductions transphénoménales associés à l’information peuvent être imaginés comme des systèmes de différences pures dans lesquels on ne peut rien affirmer d’autre des éléments (1) que le degré de leur distinctivité mutuelle, (2) qu’ils sont seulement mutuellement distincts, (3) qu’ils sont mutuellement indiscernables, (4) qu’ils constituent une clôture au sein de laquelle ils sont indissociables, mais aussi incomparables, aussi bien entre eux du fait de leur indiscernabilité (incomparabilité interne), qu’avec quoi que ce soit d’autre hors de cette clôture (incomparabilité externe).
L’idée d’une telle clôture nous est familière : si je considère un octet de mémoire, je sais que je ne peux comparer aucune des 256 valeurs possibles de cette mémoire à une 257e valeur. Mais l’idée de clôture a une autre incidence quand on souligne qu’une déphénoménalisation s’applique globalement et d’un seul coup à un contexte phénoménal, c’est-à-dire aussi bien aux valeurs (ou aux plages de valeurs) des états qu’à leurs entre-deux. Les entre-deux empiriques, c’est ce qui, tout à la fois, sépare les valeurs les unes des autres (les différencie, les distingue, etc.) et les relie dans leur contexte phénoménal. Quand on déphénoménalise les entre-deux, on supprime certes toute trace de leur phénoménalité empirique, mais il reste leur rôle, à savoir celui d’assurer le tenir-ensemble des éléments : les entre-deux séparent les éléments, ce qui contribue à leur distinctivité mutuelle, en même temps qu’ils les relient, et c’est la clôture qui témoigne ainsi de leur solidarité indéfectible. C’est l’un des traits majeurs des effets de discret, par opposition à la conception erronée du discret qui nous enjoint d’« oublier » (c’est-à-dire de tenir pour rien) ce double rôle des entre-deux. Quand on déphénoménalise le ruban de papier, il ne s’ensuit pas deux états abstraits, disjoints et étrangers l’un à l’autre comme « présence de papier » et « absence de papier », car ce qu’on déphénoménalise, c’est leur exclusion mutuelle en tant qu’elle implique leur co-appartenance au sein d’un même contexte, ce qu’en termes linguistiques on pourrait dire l’axe paradigmatique : en tant qu’ils s’excluent l’un l’autre [à la même place paradigmatique], ils doivent être à la fois liés et distincts, indéfectiblement.
Figure 4 : L’invariant informationnel comme système de différences pures
Dans cette figuration, côté fiction, l’indiscernabilité est figurée par le fait que les deux carrés noirs ont exactement la même forme et la même couleur, tandis que la clôture est figurée allusivement par le cercle en pointillés qui les relie. Il ne s’agit toutefois que d’une figuration, spatialisée dans l’empirie, d’un figuré à la fois fictionnel et imprésentable dans l’empirie. Il faut donc comprendre que la spatialisation, qui permet le repérage spatial des deux carrés, « au-dessus » et « au-dessous », n’appartient pas au figuré de la figuration car c’est seulement un artifice qui permet de forcer la figuration d’un figuré imprésentable (on ne peut « voir » les systèmes de différences pures que les yeux fermés)[12].
La symétrie fondamentale
La fiction des systèmes de différences pures invite à regarder l’articulation entre distinctivité, indiscernabilité et clôture comme une symétrie, ce qui est particulièrement suggéré par l’indiscernabilité. En effet, ces éléments ne sont pas indiscernables à la Leibniz parce qu’ils posséderaient exactement les mêmes propriétés, mais au contraire, chacun joue le même rôle que n’importe quel autre parce qu’on ne peut identifier individuellement aucun élément déphénoménalisé, de sorte qu’a fortiori on ne peut formuler aucune assertion qui impliquerait qu’on puisse nommer (désigner, dénoter, etc.) un élément particulier à l’exclusion des autres. Il convient donc de formuler la symétrie au plan des principes, en tant qu’elle est constitutive :
[SF] La symétrie fondamentale. Dans la contrainte d’invariance de l’information, le degré de distinctivité est égal à la jauge d’indétermination.
Au cours des exemples et des figurations que j’ai proposés jusqu’ici, c’est en fait déjà cette symétrie qui commande partout l’articulation entre des éléments compris comme distincts (degré de distinctivité) en même temps qu’indiscernables (jauge d’indétermination) au sein d’une clôture (un même degré). Si l’idée de la transphénoménalité est plus générale que celle d’information, en particulier parce qu’elle ouvre aussi la possibilité d’une transphénoménalisation des entre-deux, donc des supports et des changements d’états, le recours à la fiction des systèmes de différences pures est d’abord une propédeutique d’approche de cette symétrie.
On peut imaginer que la jauge d’indétermination garde trace – mais en creux – des déterminations empiriques qui ont dû être tenues à l’écart lors de la déphénoménalisation (première « moitié » d’une traduction transphénoménale) conduisant à la fine pointe σ (point de vue informationnel sur une interaction : le degré de distinctivité) ; cette même jauge exprime l’indétermination qui doit être levée par les déterminations empiriques injectées lors de la rephénoménalisation (seconde « moitié » d’une traduction transphénoménale) pour que, globalement, l’interaction concernée puisse être comprise comme une traduction transphénoménale qui satisfasse la contrainte d’invariance.
Remarque. Le gain en transphénoménalité se paie en monnaie d’indétermination, en ce sens que le degré de distinctivité mutuelle, qui conditionne la possibilité de la contrainte d’invariance, a pour exacte contrepartie l’effet de limitation imposé par la jauge d’indétermination.
Cependant, on aurait tort de comprendre que cette indétermination soit un effet exclusivement négatif dont il faudrait s’affranchir par tous les moyens. Non seulement parce c’est grâce à elle qu’on peut articuler des phénoménalités hétérogènes diverses, mais aussi parce qu’elle conditionne la possibilité du champ de variabilité pour une multiplicité de codages, d’optimisations, de compressions, de cryptages, de figurations, etc., dont le caractère arbitraire trouve son fondement dans cette indétermination.
Le supplément d’écriture
Dans une jonction, la contrainte d’invariance de l’information implique (1) que les deux côtés de la jonction interagissent selon le même nombre d’états distincts, et (2) que l’interaction établisse une corrélation stable entre les états d’entrée et les états de sortie. Mais, quand on déphénoménalise, il ne reste des états empiriques que le degré de leur distinctivité mutuelle, ce qui les rend mutuellement indiscernables. Imaginons un dispositif empirique (φ1 → φ2) dont on sait seulement qu’il conserve globalement l’invariant « 1 parmi 2 » (une liaison binaire série, par exemple) :
Figure 5 : Le problème de la corrélation des états empiriques
En raisonnant au plan transphénoménal, coté fiction, lever l’indétermination reviendrait à se donner la possibilité de tracer une sorte de fibré (figure de gauche) qui relierait un à un les éléments des deux systèmes de différences pures associés respectivement aux états d’entrée et de sortie du dispositif. Mais c’est une illusion (la figuration n’est pas le figuré) car les éléments sont mutuellement indiscernables au sein d’un système de différences pures [SDP], tandis que les systèmes de différences pures ne sont pas comparables entre eux. D’un point de vue transphénoménal, les deux figures ci-dessus sont donc elles-mêmes indiscernables l’une de l’autre, ce qui n’est pas étonnant, puisque c’est une conséquence directe de la contrainte d’invariance informationnelle. Mais c’est là que le bât blesse, car s’il faut sans cesse revenir à la description détaillée des dispositifs pour connaître chaque corrélation empirique entre les états, c’est aussitôt renoncer à tout ou partie des avantages de la transphénoménalité.
[PC] Problème des corrélations. On souhaite pouvoir en pratique lever les indéterminations, mais sans devoir faire référence à la description empirique des dispositifs.
La contrainte d’invariance de l’information est en quelque manière un peut trop corrosive en ce sens que les avantages liés à l’hétérogénéité transphénoménale impliquent des effets d’indétermination qui ne peuvent pas être levés dans le cadre strict de cette contrainte.
Considérons un clavier ordinaire en raisonnant, pour simplifier, dans le contexte Ascii d’un alphabet de 256 caractères (8 bits). Le fait d’appuyer sur une touche d’un clavier produit indirectement un code de caractère[13]sur 8 bits. Quand on utilise un éditeur de textes, on attend qu’il y ait globalement conservation de l’information (8 bits en l’occurrence) associée aux [codes des] caractères pour les opération de saisie, d’affichage, d’édition, de mémorisation, etc., ce qui correspond à la partie hachurée :
Figure 6 : Saisie et affichage de caractères
La jauge d’indétermination se manifeste (figure de gauche) comme le fait que le dessin gravé sur le cabochon de matière plastique d’une touche du clavier – le tracé empirique d’un caractère, le glyphe – n’a pas de rapport avec un code Ascii (ni même avec aucun autre code), ce que chacun peut aisément vérifier en permutant les cabochons des touches d’un clavier. Une remarque analogue s’applique aux affichages et aux impressions (visuelles, tactiles, sonores, etc.), où c’est la programmation des fonts et le fonctionnement physique des dispositifs d’affichage qui déterminent l’association entre les codes de caractères et les tracés. Quand il arrive (figure de droite) qu’on utilise un clavier dont les touches sont disposées en qwerty avec une machine dont le pilote de clavier est paramétré en azerty, on sait compenser cette distorsion en appuyant sur la touche [décorée] « W » pour saisir un [code de] « Z ». On se souvient aussi qu’avant l’élaboration et la diffusion d’Unicode, on jouait sur le choix des fonts pour que, tout en utilisant des claviers et des éditeurs de textes en code 8 bits, on puisse citer des passages en grec, en russe, en coréen, etc., au sein d’un texte en alphabet latin. De manière synthétique :
[PEI] La contrainte d’invariance de l’information n’implique la préservation d’aucun effet d’identité associé à la forme des tracés empiriques, puisqu’un tel effet requiert la contrainte d’invariance des formes.
Cet exemple permet de toucher du doigt comment se manifeste l’écart entre les deux contraintes d’invariance (forme et information) : on ne saurait lever l’indétermination relative aux états (systèmes de différences pures) sans lever en même temps l’indétermination relative aux corrélations, et vice-versa. Il permet aussi d’apercevoir que c’est la corrélation entre des choix arbitraires de tracés empiriques, sur les touches du clavier et dans les affichages, par exemple, qui produit un effet d’identité (indiqué par la flèche dans la fig. 6, à gauche). Il ne s’agit que d’un effet, car il n’y a aucune persistance de matière, de substrat ou de forme, ni non plus aucune substance permanente ou idéalité métempirique qui soit mis en jeu dans le dispositif : les choix des tracés empiriques n’ont aucun rapport les uns avec les autres, comme le rappelle le cas du clavier qwerty. Il permet surtout de comprendre comment on résout en pratique le problème des corrélations [PC], puisqu’il suffit de glisser cet effet d’identité (le rapport des tracés empiriques à « eux-mêmes ») sur les corrélations empiriques déterminées par le dispositif (les corrélations entre les états d’entrée et de sortie) pour pouvoir « oublier » le dispositif empirique, et ainsi s’en délier :
Figure 7 : L’effet d’identité comme substitut des corrélations.
L’idée consiste bien à s’affranchir de l’empiricité des dispositifs et de leurs corrélations, mais non pas de toute empiricité. Si l’effet d’identité se substitue aux corrélations empiriques et achève l’effacement des dispositifs (tout le reste étant déjà déphénoménalisé via la contrainte d’invariance informationnelle), il n’en reste pas moins que cet effet d’identité requiert des tracés empiriques. Partant, lever l’indétermination signifie qu’on brise localement la symétrie fondamentale quand on s’affranchit localement de la contrainte d’invariance informationnelle en réinjectant un reste d’empiricité sous forme de tracés empiriques qui, eux, ne sont assujettis qu’à la contrainte d’invariance des formes, et c’est ce reste d’empiricité, dans son acception la plus neutre, qui se comprend ici comme écriture.
[ABS] Ajustements de bon sens. Il est d’usage et de bon sens, quand cela est opportun, d’ajuster les dispositifs empiriques pour qu’ils produisent des effets d’identité appropriés.
Qui ne préfèrerait en effet, au moins quand cela est possible et opportun, qu’ayant appuyé sur une touche décorée avec un tracé de « a », il puisse associer à cette frappe un tracé de « a », quels que soient les mémorisations, transmissions, traitements, etc., qui conduisent aux affichages et aux impressions ? Toutefois, il n’est pas toujours opportun de produire un effet d’identité, et rien n’empêche de tirer avantage du fait qu’on ne peut pas lever les indéterminations liées aux états sans imposer du même coup une interprétation aux corrélations dont l’indétermination est, de ce fait, levée. On recroise ici la deuxième remarque liminaire [R2] concernant les « conventions de codage » (dites logique positive et logique négative) qui font apparaître des opérateurs fantômes ou disparaître des dispositifs empiriques (voir aussi la fig. 2) :
Figure 8 – Conventions de codage et corrélations
Les effets d’absorption (figure de gauche : le dispositif empirique est comme « absorbé » par l’effet d’identité) ou d’opérateurs fantômes (figure de droite) sont directement liés à la symétrie fondamentale et à la manière de lever les indéterminations. Ce cas des « conventions logiques » est particulièrement simple parce qu’il ne concerne qu’une seule jonction liée à l’invariant « 1 parmi 2 » (c’est l’exemple du lecteur de rubans) ; mais il s’agit d’une articulation extrêmement générale, aussi générale et fondamentale que la contrainte d’invariance informationnelle elle-même. Il ne suffit pas de répéter que les « codages » sont arbitraires, – certes, ils le sont ! –, mais d’apercevoir que le ou presque que la fiction du comme si garde en sa réserve ouvre sur la problématique d’une relativité[14].
En manière de synthèse
La fiction du comme si [FCS] est un point d’équilibre dynamique, aussi dense et complexe que finement ajointé, où se confrontent des forces et des enjeux discursifs, théoriques et fondamentaux considérables, dont la problématique de l’information, telle que je l’aborde ici, n’est qu’un aspect. Cette problématique est directement liée aussi bien aux effets de discret (où affleure une problématique d’articulation entre discret et continu) qu’à la question de l’écriture (où affleure une problématique d’articulation entre les mathématiques et leur extériorité), de sorte qu’on ne saurait l’aborder indépendamment des champs qui s’y trouvent intéressés. Il n’est pas d’usage [courant] de formuler (ni même de rappeler) la fiction du comme si, ce qui est d’autant plus compréhensible qu’on entendrait aussitôt l’écho d’un ou presque qu’il faudrait alors déplier. La fiction sommeille à l’ombre des évidences, en particulier celles qui gouvernent les pratiques d’usage de l’écriture ordinaire et qui intéressent certains aspects du rapport des mathématiques à leur extériorité. D’où la nécessité de suspendre le recours à ces évidences à titre de précaution méthodologique [PM], et de veiller à s’abstenir de tenir pour acquis ce qui est en question. D’où, aussi, l’exigence de ne pas recourir aux mathématisations qui sont conditionnées par les évidences qu’on veut analyser (par exemple, le recours à des ensembles finis pour mathématiser immédiatement les effets de discret implique au moins l’effacement préalable de toute trace de la jauge d’indétermination).
L’articulation entre le schéma des fictions et la transphénoménalité s’inscrit dans le cadre de cette précaution méthodologique, car elle permet aussi bien de ne pas recourir trop tôt à des abstractions dématérialisées ou à des idéalités mathématiques, que d’écarter toute tentation de réifier l’information, de lui accorder une permanence ontologique ou de lui conférer une persistance physique. La traduction transphénoménale détermine une trame permettant de préciser quelle est, en son principe, la différence entre information et écriture. La contrainte d’une invariance (relative) des formes, sans laquelle l’écriture n’aurait [sans doute] pas pu se constituer, implique déjà, en son principe, la « volonté » d’une puissance de déliaison des formes à l’égard des matérialités qui les hébergent, déliaison qui appartient elle-même à un réseau ramifié de disjonctions et d’oppositions, au moins depuis la philosophie grecque. Ce que, depuis déjà une centaine d’années, les pratiques et les technologies liées à l’information nous invitent à affronter, c’est ce qui arrive quand on lève la contrainte d’invariance des formes, non pour la supprimer mais plutôt, comme on lève un voile, pour montrer qu’une contrainte plus faible, donc plus générale, est à la fois concevable et praticable (c’est d’ailleurs surtout parce qu’elle est d’abord praticable qu’elle parvient à nous forcer de la concevoir). La contrainte d’invariance informationnelle détermine un concept d’information caractérisé par la symétrie fondamentale entre un degré de détermination et une jauge d’indétermination. C’est cette symétrie qu’on peut rétroactivement déchiffrer en filigrane dans l’idée de quantité d’information discrète en « 1 parmi n ».
Ce concept d’information est d’abord déroutant en tant qu’affranchi de la contrainte d’invariance des formes qui contrôle les effets d’identité dans les usages de l’écriture ordinaire. Mais il est aussi déroutant parce que c’est un concept des entre-deux, des traductions et des interactions – ce que soulignent les idées de jonction et d’invariant de traduction – pour lequel toute tentative de réification est d’abord et définitivement un contresens. C’est ce que met en évidence la fiction des systèmes de différences pures dont la figuration est paradoxale parce que conditionnée par une spatialisation qui la met en contradiction avec ce qu’elle est supposée figurer. Dans ce contexte, l’archétype de la réification, ce sont ces petits cailloux, ces granulés d’allure discrète qu’on peut assembler, véhiculer, transmettre, manipuler, traiter, stocker, etc., et dont les pratiques d’usage de l’écriture ordinaire nous proposent une version perfectionnée sous forme de lettres, de symboles, de signes, etc. Je ne conteste pas l’intérêt pratique de ces figurations de l’information, auxquelles j’ai moi-même adhéré et auxquelles j’ai encore parfois recours. Mais, quelle que soit son efficience pratique, une manière de parler ne fait pas théorie. Comme l’information n’est rien qu’on puisse réifier, empiriquement ou abstraitement, elle ne requiert ni n’attend le secours d’aucun codage ni d’aucune représentation puisqu’au contraire c’est elle qui caractérise l’invariant conditionnant la possibilité de la variabilité des phénoménalités, des « codages » et des « représentations ».
Il y a de l’information « partout » parce qu’il n’y en a « nulle part ». Elle n’a aucune résidence, empirique ou métempirique. Elle n’est un effet ni des technologies de l’information, ni de l’informatique, ni d’aucun artefact, et sa transphénoménalité la tient à l’écart de toute appartenance régionale particulière. Qu’un même mot « information » intervienne dans des sens différents au sein de pratiques hétérogènes n’implique pas que ce mot doive désigner un unique concept. Le concept d’information que j’ai dessiné est une pièce d’un schéma d’interprétation, celui qu’on applique quand on veut procéder à une analyse informationnelle d’un agencement pour mettre en évidence de l’information [comprise en ce sens]. Il y aura donc de l’information [comprise en ce sens] partout où il sera jugé pertinent d’appliquer ce schéma d’interprétation. Pour autant, ce concept d’information joue à divers égards le rôle d’un passage obligé quand on prend acte du caractère à la fois général et fondamental d’une contrainte d’invariance qui s’applique au moins – pour ce que j’ai exposé ici – aux transmissions et aux mémorisations. Faut-il comprendre information comme le nom d’une étape dans l’histoire de l’écriture ? Ou faut-il ouvrir l’écriture ordinaire à ce champ plus vaste d’une écriture transphénoménale ? Je laisse la question ouverte (Vaudène, 2019). Et peut-être est-ce moins l’écriture que notre regard qui aurait changé. Faudrait-il alors relire autrement certains livres, ou y déchiffrer d’autres caractères que des formes géométriques ? Le ou presque de la fiction du comme si porte toute la responsabilité de l’écart, comme si ce n’était rien – come nullo.
Le jour, tu découvres l’objet.
Au fond de la nuit, tu le vois.
Edmond Jabès
Bibliographie
Bachelard, G. (1929). La valeur inductive de la relativité. Paris : Vrin (2014).
Bachimont, B. (1996). Herméneutique matérielle et Artéfacture : des machines qui pensent aux machines qui donnent à penser ; Critique du formalisme en intelligence artificielle (Thèse de doctorat d’épistémologie, École Polytechnique).
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Krause, D. (2002). Why quasi-sets ? Bol. Soc. Paran. Mat. (3s.) v. 20 1/2 (2002) : 73-92.
Legendre, P. (1988). Le désir politique de Dieu (Étude sur les montages de l’État et du Droit), Paris : Fayard.
Lévy-Leblond, J.-M. (2003). On the nature of the quantons. Science & Éducation, August 2003.
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Shrödinger, E (1992). Physique quantique et représentation du monde. Paris : Seuil.
Vaihinger, H. (1921). Les origines de la philosophie du comme si. Philosophia Scientiæ, 20-1, 2016.
Vaudène. D. (2017). Dialectique des effets d’insu. Eikasia, n° 78.
Vaudène, D. (2019). Un acheminement vers la question de l’écriture. Intentio. n° 1.
Notes
[1] L’expression « effet de discret » souligne que des dispositifs qui sont compris comme discrets ne cessent pas pour autant d’appartenir au continuum qui les héberge. Il n’y a pas plus de discrétisation réelle (qui produirait réellement des « trous » ou des « sauts ») qu’il n’y a de ciseaux réels (pour une divisibilité à l’infini réelle). En ce sens, un effet de discret exploite ambiguïté d’une double interprétation.
[2] Galilée souligne que, relativement au bateau qui va de Gènes à Alep, le mouvement circulaire uniforme du bateau à la surface de la mer est come nullo, comme [si ce n’était] rien.
[3] Je souligne que cette information-là [IDNP] n’implique aucune considération de probabilité. Il ne s’agit pas de l’information de Shannon, même dans le cas particulier d’un choix parmi deux éventualités équiprobables. Pipé ou non, un dé à six faces a six faces, et tout lancer valide (non « cassé ») détermine une face parmi six.
[4] Sous cet aspect, une mémorisation est une sorte de transmission très ralentie, et divers problèmes sont communs aux deux, en particulier : l’indépendance par rapport aux substrats, la conservation des quantités d’information, le bruit et les perturbations, l’optimisation des codages et le cryptage.
[5] Les restrictions concernent en particulier les cas où la recopie ne conserve pas le « même » texte, la « même » parole, la « même » image, etc., en particulier les usages relatifs à des authentifications (signature, par exemple), à des engagements (formulation d’un consentement, d’un verdict, etc., ainsi que divers actes performatifs), et à des originaux (manuscrits autographes, peintures, etc.). Il n’est donc pas surprenant que le développement des technologies de l’information conduise à un bouleversement des procédures d’authentification (Derrida, 2001).
[6] Il n’y a ni persistance matérielle, ni persistance énergétique. C’est l’un des traits de cette idée de jonction. Le fait que chaque dispositif relève de la physique n’implique pas que la transmission, la mémorisation ou le traitement des messages et des données exige la persistance d’une énergie qui caractériserait ces données ou ces messages : les conservations d’énergie restent locales. L’idée de jonction est une allusion au principe d’un transistor (ou d’un tube à vide triode, ou même d’un robinet) dans lequel la base (ou la grille, ou la tête) pilote en quelque manière le courant ou le flux qui passe de l’émetteur (flux d’entrée) vers le collecteur (flux de sortie).
[7] Cette indication souligne que l’écriture ordinaire est solidaire d’une tradition et d’un réseau de disjonctions liés à cette problématique de l’invariance de la forme (par exemple, entre une forme (morphè) et une matière (hylè)), dont l’une des traductions indirectes affleure comme intuition pure chez Kant (Bachimont, 1996, p. 210 sqq.).
[8] Comme je l’ai souligné, le même ruban de papier n’est pas aperçu selon la même « forme » suivant qu’il intervient dans le lecteur de ruban, ou qu’il est posé sur la vitre d’un scanner. Il est clair en effet qu’on s’intéresse ici d’autant moins à des formes considérées pour elles-mêmes que c’est la jonction, c’est-à-dire le mode d’interaction, qui détermine quelles sont les formes intéressées dans cette interaction, c’est-à-dire quels sont les aspects de la phénoménalité des partenaires de la jonction qui interagissent les uns avec les autres.
[9] Le choix du mot phénoménalité est destiné à rappeler l’idée d’un apparaître en tant qu’il n’est déterminé que relativement à un dispositif (appareil, détecteur, sensibilité, etc.) en interaction avec lequel cet apparaître a lieu, et pour autant qu’on veuille interpréter cette interaction en appliquant le schéma d’une traduction transphénoménale. J’ai retenu transphénoménal et ses dérivés pour éviter forme et transformation, mais aussi pour tenir à l’écart aussi bien matière, matérialité (et le leurre de la dématérialisation, qui se comprend beaucoup mieux comme transphénoménalisation), que le passe-partout virtuel (qui s’oppose aussi bien à réel qu’à actuel). En outre, l’éventail des phénoménalités me paraît plus vaste que celui des matérialités, car une matérialité peut donner lieu à des phénoménalités distinctes (le papier peut servir à des tracés graphiques d’encre aussi bien qu’à des reliefs tactiles pour le braille), tandis qu’une phénoménalité peut être proposée avec diverses matérialités (rien n’empêche d’écrire en cunéiforme dans du ciment à prise rapide ou dans le sable humide de la plage).
[10] L’idée d’un système de différences provient de la linguistique saussurienne, le fait qu’elles soient pures est une référence indirecte à Kant.
[11] J’ai recours au mot élément, mais ce n’est qu’un expédient, faute de mieux, puisqu’on on ne peut rien en dire individuellement.
[12] La conjonction entre clôture, degré de distinctivité et indiscernabilité pourrait peut-être être rapprochée, à certains égards, de certains traits liés à l’impossibilité de « tatouer » les particules pour les individuer. Voir l’idée des quantons (Lévy-Leblond, 2003), mais aussi, dans une autre perspective, des quasi-sets (Krause, 2002).
[13] Dans les claviers usuels, le fait d’appuyer sur une touche. compose un code matriciel qui correspond au repérage de la ligne et de la colonne de la touche sur le clavier ; c’est ensuite ce code matriciel qui est transformé en un code de caractère par le pilote du clavier en fonction des paramètres courants du système (langue, disposition de clavier, etc.). Je simplifie pour obtenir un schéma plus lisible en raisonnant directement sur les codes 8 bits.
[14] Je pense ici à ce que qu’indique Bachelard : « Il ne faut pas qu’on puisse trouver dans un phénomène quelconque une raison suffisante pour spécifier un système de référence » (Bachelard, 1929, p. 208).