Traces, données et preuves en contexte numérique : quelles acceptions interdisciplinaires?

Plan de l'article

 

Auteurs

Bachimont Bruno

BACHIMONT Bruno

Professeur
COSTECH UR-2223               
                                         
Université de Technologie de Compiègne
Rue Roger Couttolenc
60 200 Compiègne
France

 

Bachimont Bruno

VERLAET Lise

Maître de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication
LERASS UR-827
Directrice de l'Institut des Technosciences de l'Information et de la Communication (ITIC)

Université Paul-Valéry Montpellier 3 
Route de Mende
34 199 Montpellier
France
      

 

Citer l'article

Bachimont, B., & Verlaet, L. (2021). Traces, données et preuves en contexte numérique : quelles acceptions interdisciplinaires ? Revue Intelligibilité du numérique, 2|2021. [En ligne] https://doi.org/10.34745/numerev_1712

 

 

Résumé : L’intelligibilité du numérique passe par l’intelligence des traces et leur herméneutique ou interprétation. Il s’agit de comprendre ce qui se passe quant au sens quand on traite les traces comme des données à mobiliser dans des systèmes numériques, et quels sont les outils, méthodes, concepts permettant de reconstruire un régime du sens, une manière de comprendre et d’interpréter ces traitements. Par conséquent, ce numéro entend explorer dans la perspective de l’intelligibilité du numérique, la nature des données, leur relation à ce qu’elles représentent et aux traces dont elles peuvent être la capture, pour éclairer la valeur épistémique, pratique, probatoire et argumentatif des résultats qu’elles permettent de produire.

Mots-clés : traces, données, preuves, enregistrements, contexte numérique, interdisciplinarité, intelligibilité.

 

Abstract : Digital's intelligibility passes through the intelligence of traces and their hermeneutics or interpretation. It is a question of understanding what happens in terms of meaning when traces are treated as data to be mobilized in digital systems, and what are the tools, methods, concepts that make it possible to reconstruct a regime of meaning, a way of understanding and of interpreting these treatments. Consequently, this issue intends to explore from the perspective of digital intelligibility, the nature of data, their relationship to what they represent and to the traces they can capture, to shed light on the epistemic, practical, probative and argumentative of the results they produce.

Keywords : traces, data, evidence, recorded, digital context, interdisciplinarity, intelligibility.

 

Avec la généralisation de l’instrumentation scientifique numérique, nous avons vécu ces dernières décennies une spectaculaire évolution paradigmatique. En effet, le Web sémantique a en quelque sorte mis fin au paradigme inhérent aux bibliothèques et aux recherches documentaires pour laisser place aux recherches d’information, mais tend lui-même à être supplanté par le paradigme de la donnée (Bachimont, 2016 ; 2019). L’effervescence autour des mégadonnées et la résurgence de l’intelligence artificielle invitent à s’interroger sur le statut de ces données, la nature de leurs traitements, l’interprétation des résultats, et finalement leurs acceptions interdisciplinaires. 

Données, traces et enregistrement : quelle(s) articulation(s)?

Les données sont souvent associées, entre autres, aux notions de trace et d’enregistrement. Or, la notion de donnée fait désormais partie des concepts mobilisés tant par les sciences humaines et sociales que des sciences technologiques et formelles. Les multiples travaux ces dernières années mobilisant les données, leurs visualisations, leurs interprétations ont instauré un champ problématique où de nombreuses disciplines peuvent se retrouver et dialoguer. Et, au-delà des effets de modes qui ont pu être soulignés voire dénoncés (Verlaet, 2015 ; Bigot & Mabi, 2017), il y a une tendance structurelle justifiant cet intérêt : la numérisation tant des contenus (documents, médias, mesures, etc.) que des interactions (communication, réseaux sociaux, etc.) implique que désormais le code, l’enregistrement, sont préalables à tout traitement, échange, interaction. Comme le souligne Merzeau (2009) ou Mille (2013), interagir avec le milieu numérique implique nécessairement de laisser volontairement ou non des traces, lesquelles constituent autant d’empreintes enregistrées et in fine de preuves exploitables. Dès lors, une première difficulté est d’articuler ces notions, les disciplines ayant souvent des approches différentes en la matière. Une manière de faire est de considérer que la trace relève du système observé, dont on fait un enregistrement, ce dernier constituant la donnée qui sera analysée pour, par exemple, étudier le comportement du système observé. De ce point de vue, en tant qu’enregistrement des traces, les données peuvent être considérées comme des éléments de preuve et permettent de remonter à leurs origines et donc au système dont elles sont issues. Mais, au-delà de cette première vision, comment articuler donnée et trace ? Une donnée est-elle forcément fondée sur une trace ? Quelles interdépendances entre ces notions ? L’enregistrement, s’il convient de mobiliser cet intermédiaire, introduit-il un biais ? De quel type ? Altère-t-il la manière dont on peut interroger la donnée pour retrouver la trace et le système associé ? Ou, tout à l’opposé, faudrait-il considérer ces termes comme synonymes, leur appellation reflétant donc simplement des variations disciplinaires ?

L’objectif de ce numéro est d’interroger ces relations et de les mettre en perspective dans le contexte des différentes disciplines.  Et, au-delà de ces notions, en abordant leur exploitation et l’interprétation des processus associés, la question est aussi de comprendre comment les traces ou les données peuvent donner lieu à des preuves ou à des connaissances.

Si les tensions entre ces notions sont somme toute classiques, elles prennent une intensité particulière dans le contexte numérique. Les traces peuvent être considérées à la fois comme une condition et un résultat de la numérisation de notre environnement et de nos milieux socio-techniques : les outils numériques nous amènent à produire à foison des traces dont on se saisit comme données. Il est donc pertinent d’interroger ce concept et d’en questionner l’intelligibilité, ce que cela signifie pour une chose que d’être une trace, et ce que cela sous-tend pour les procédés et traitements qui les exploitent. En particulier, chaque évolution du système observé peut influer sur les traces qu’il produit, voire en produire de nouvelles. Leur capture constitue-t-elle une nouvelle donnée ou une modification de la donnée existante ? De fait, comment relier des traces et ces données ?

De la trace à la preuve

En contexte numérique la reconnaissance des traces est en outre d’autant plus problématique que l’on ne sait pas nécessairement et véritablement ce qui aura de l’intérêt et donc une utilité dans le futur. En filigrane, ceci pose la question des enjeux et objectifs corrélatifs aux traces et à leurs usages. Les développements socio-techniques associés au paradigme de la donnée n’en sont qu’à leurs balbutiements, à l’instar des différentes formes d’exploitations possibles des traces. Ne sachant quelles seront les traces intéressantes à capter, enregistrer, archiver pour en permettre une réutilisation, comment concevoir la pérennité des données et de leurs traces ? Doit-on tout conserver, quand cela s’avère possible, sachant les coûts écologiques et financiers des entrepôts de données ? Si, par acquis de conscience, la décision consiste à tout garder en mémoire virtuelle de sorte à ce qu’elle reste mobilisable en tout temps et tout lieu, comment satisfaire au droit à l’oubli ? Comment garantir l’anonymat des acteurs du cyberespace alors même que l’étude de leurs traces d’activités permettent aisément de découvrir leur(s) identité(s) ?

Ces questions ne sont donc pas anodines et se posent d’autant plus vivement que les notions de traces et de données sont essentielles pour conférer aux traitements qui les mobilisent le statut de preuve ou d’argument : quelle confiance avoir en un résultat produit à partir des données et des traces ? Quelles conditions ces dernières doivent-elles remplir pour asseoir cette confiance ?

Prima facie, la trace est ce qui reste, le résidu du passage d’un événement (Jeanneret, 2011). La trace se repère comme telle dans la mesure où elle se détache de son environnement comme n’y appartenant pas, comme étant un intrus dans la cohérence causale et globale de l’environnement où elle se présente. La trace appartient au passé et c’est pour cela qu’elle semble ne pas appartenir au présent et s’en démarque. La trace possède le statut de l’indice, au sens de l’enquête policière, ce qui permet de renvoyer à l’événement passé parce qu’elle constitue le détail insolite qui ne cadre pas ou ne s’inscrit pas dans le contexte actuel. De la branche cassée par le gibier et repérée par le chasseur, des résidus de substance analysés par la police scientifique, du détail esthétique singulier dégagé par l’expert en histoire de l’art pour établir l’authenticité d’une œuvre, l’indice est une trace qui appartient à une causalité et une phénoménalité qui ne sont plus.

Trace et enregistrement

La trace est ainsi une survivance de l’événement. Elle en est un vestige, ce qui reste. D’où le prestige qui est le sien quant à son authenticité supposée, son aura même, puisqu’elle appartient à l’ordre et à l’origine dont elle est issue et dont elle témoigne. La trace est un reste, une sélection mais non une construction. Même si la sélection implique bien un arbitraire, même si la trace est dégagée et donc d’une certaine manière inventée (les historiens de l’art parlent de « l’invention » d’une œuvre quand elle est retrouvée) elle s’inscrit néanmoins dans une continuité matérielle avec son environnement d’origine. Ce n’est donc pas un enregistrement en sens propre du terme. Car ce dernier implique une transformation de nature, autre que la simple évolution physique et matérielle de la trace. L’enregistrement projette en une réalité autre un événement. Par conséquent, l’enregistrement transforme, reconfigure et d’une certaine manière, dénature l’événement pour en faire ce qu’on ne peut plus appeler, sinon de manière impropre, une trace.

Certes, l’enregistrement pose la question de ce qui est enregistré et la fidélité à ce qui est enregistré, c’est-à-dire la capacité à exploiter l’enregistrement comme trace de quelque chose, l’enquête permettant de reconstruire ou redéfinir ce dont il y a trace. Si l’enregistrement est encore une trace, c’est bien à travers ce lien à l’origine, cette orientation vers l’événement passé. Mais il faut désormais l’analyser non comme ce qui reste, mais comme la reconstruction de ce qui s’est passé. On oublie souvent cette caractéristique de l’enregistrement car ce dernier a été créé au moment de la survenue de l’événement, et non dans l’après coup. Cette simultanéité pare, à tort, l’enregistrement des mêmes vertus d’authenticité que la trace et le vestige. Mais pour avoir été tous deux contemporains de l’événement, l’enregistrement n’en est pas moins, contrairement à la trace, une reconstruction. Ainsi, l’enregistrement conservé est une trace de l’enregistrement qu’il fut au moment de sa création, mais n’est pas une trace de l’événement enregistré, c’est son enregistrement.

Mais si la trace ne coïncide pas avec la notion d’enregistrement au sens de fixation d’un événement, elle ne coïncide pas non plus avec celle de donnée, au sens où la donnée consigne et fixe en un enregistrement formel un fait, une information, une connaissance formatée. En effet, la donnée, c’est ce que l’on se donne, ce qui permet de faire abstraction de ce qu’il y avait avant, dans l’arbitraire d’un décret qui institue la donnée comme point de départ. La donnée est donc l’antonyme de la trace : ce qui est posé, et non ce qui reste. Pour le dire en une formule, la donnée est l’amnésie de la trace, ce qui efface son origine pour la soumettre à son devenir algorithmique. Alors que la trace est ce qui reste, une survivance d’un passé révolu (d’où la nostalgie irrépressible à la contemplation des traces ou vestiges), la donnée est ce qui augure d’un avenir calculé.

Mais si la donnée, l’enregistrement ne sont pas des traces, mais sont des constructions ou des institutions, leur sens et leur statut interprétatif sont alors de pouvoir interroger les traces dont ils sont la contrepartie, une contrepartie technique conçue pour permettre leur traitement et exploitation. Se posent alors les questions propres à l’interprétation et l’interrogation des traitements effectués, et rendus proposés. Que ce soient les algorithmes mis en œuvre pour analyser les données, les visualisations mobilisées pour restituer le résultat de ces analyses et permettre leur appréhension, l’enjeu est de pouvoir retrouver la trace et sa signification de témoignage du réel.

En soi, ces questions ne sont ni nouvelles, ni originales. Elles appartiennent à ce qu’on a pu appeler les arts de l’enregistrement, et de manière plus générale les techniques intellectuelles permettant de représenter le réel. Elles s’inaugurent en quelque sorte dès la parole, dès l’écriture. Mais le numérique radicalise ces questions à travers ses caractéristiques, propriétés et conséquences.  Une caractéristique primordiale est que le numérique est un codage arbitraire et toute réalité codée ne peut s’appréhender qu’en mobilisant une convention de lecture, de décodage, qui reste extrinsèque au code lui-même. En outre, la numérisation permet une massification des données prises en compte. Enfin, le traitement se traduit par des calculs complexes qui, même s’ils renvoient à des algorithmes connus et compris, échappent lors de leur mise en œuvre à toute interprétation directe. C’est le fameux problème de l’explicabilité des traitements pointé notamment au sein du rapport Villani (2018) et par conséquent la nécessité d’identifier a posteriori  le bon niveau d’interprétabilité selon le traitement opéré, les finalités visées et le public auquel on s’adresse. Codification, massification, complexification introduisent ainsi des ruptures sémantiques entre la compréhension que l’on peut avoir des traitements effectués et le statut de traces que pouvaient avoir les données avant leur arraisonnement numérique.

C’est la raison pour laquelle l’intelligibilité du numérique en passe par l’intelligence des traces et leur herméneutique ou interprétation. Il s’agit de comprendre ce qui se passe quant au sens quand on traite les traces comme des données à mobiliser dans des systèmes numériques, et quels sont les outils, méthodes, concepts permettant de reconstruire un régime du sens, une manière de comprendre et d’interpréter ces traitements. Par conséquent, ce numéro entend explorer dans la perspective de l’intelligibilité du numérique, la nature des données, leur relation à ce qu’elles représentent et aux traces dont elles peuvent être la capture, pour éclairer la valeur épistémique, pratique, probatoire et argumentatif des résultats qu’elles permettent de produire.

En réponse à ces interrogations

Pour ce faire, Didier Vaudène (2021) aborde la question de la trace de manière radicale, au sens de reprendre la question à sa racine, à savoir le codage. En effet, le numérique se constitue à travers un codage, des symboles discrets, par exemple les fameux 0 et 1. Et, puisque l’on parle de symboles, le codage serait l’écriture, la trace de réalités qu’il représenterait ou exprimerait. Mais Didier Vaudène nous explique et rappelle que, si on peut parler d’écriture, il faut l’envisager sous une forme épurée de toute sémantique, fût-elle matérielle ou interprétative. Matérielle, car le codage est indifférent à la matière qui le concrétise : il reste abstrait, voire fictionnel dans le vocabulaire de l’auteur. Sémantique, car le codage n’exprime qu’un rapport de position, de distinguabilité entre plusieurs positions qui n’ont aucune valeur propre sinon précisément leur différence de position. A travers cette caractérisation du codage, Didier Vaudène peut donc définir précisément ce qu’il faut comprendre par la notion de codage “discret”. En effet, le discret rompt ici avec le continu, avec le contenu, et finalement avec les notions habituelles d’information, notamment les conceptions probabilistes. Il faut donc comprendre l’information dans une déréalisation fondamentale, ne retenant rien d’une quelconque phénoménalité empirique ou d’un quelconque sens qu’on pourrait lui plaquer. En reprenant la notion de manipulation, qui n’appartient pas au vocabulaire théorique de l’auteur, cette information se réduit à la capacité de manipulation d’entités définies par le fait d’être une parmi plusieurs, dans une indétermination levée seulement par la position. Cet article montre ainsi, d’une manière paradoxale, que le numérique n’est rien moins qu’une trace : rien ne persiste ni ne subsiste dans la fiction de la manipulation d’une entité parmi plusieurs. Si bien qu’on comprend mieux pourquoi le numérique est si insaisissable et difficile à cerner : c’est que, dès qu’on l’appréhende, on le plonge dans une réalité empirique (par exemple des calculs sur des données, des visualisations, des transactions, etc.) qui n’est plus la sienne, à savoir celle d’une fiction, nous dirions une abstraction, de la manipulation de positions dans un espace virtuel.

Prenant la problématique des traces non du point de vue du codage, mais du côté de applications, Lénaïk Leyoudec et Marion Genaivre (2021) apportent quant à eux un point de vue original, à savoir celui d’une société prestataire de systèmes d’ingénierie des connaissances, dans le but d’élaborer des applications permettant de réconcilier des données. Les clients de cette société disposent en effet de nombreuses sources ou bases de données, de format généralement hétérogènes, qu’il s’agit d’aligner ou réconcilier, à savoir de rassembler sur de mêmes sujets ou entités les différentes informations détenues dans ces bases, et également d’enrichir en mobilisant des ressources externes, typiquement wikidata. L’enjeu est de synthétiser de manière pertinente et enrichie l’information véhiculée par des données dispersées et disparates de manière intelligible, pour que le client sache ce que ses données lui cachent mais pourraient lui dire. Mais la question posée par l’article n’est pas de savoir comment il faut réaliser techniquement une telle tâche. La question est plutôt de jusqu’où il faut le faire, et comment il faut le faire. Autrement dit, l’enjeu n’est pas le comment technologique, mais le prescriptif éthique, le “il faut” normatif. En effet, que faut-il montrer, quelle pertinence construire, pertinence qui se traduira nécessairement par le fait de mettre en avant certains aspects et donc d’en masquer d’autres ? Les auteurs s’appuient sur des recommandations relevant de l’éthique des données pour préciser les enjeux et les approches permettant de les aborder. Ce seront notamment l’être humain au centre, le contrôle des données personnelles, la transparence, la responsabilité et enfin l’égalité. Comment la gestion des données doit-elle être abordée pour respecter ces principes, parfois assez abstraits dans leur formulation ? Les auteurs s’attachent à préciser comment, non pas de manière générale mais de manière spécifique à leurs outils et leurs applications, on peut répondre à ces enjeux. Ainsi, cela permet de considérer les données dans leur historicité, leur variabilité, leur personnalité, et pas simplement comme du matériau à calculer. Car c’est en leur redonnant cette profondeur que les enjeux éthiques se posent et donc se traitent.

Vincent Carlino, Nathalie Pignard-Cheynel, Lucie Loubère, Benjamin Ricaud et Nicolas Aspert (2021) proposent dans leur article le compte rendu de la conception, développement et mise en oeuvre d’un outil permettant à des journalistes de naviguer dans les contenus tweeters pour identifier tant des acteurs que des contenus. Le principe est de s’appuyer sur quelques comptes déjà identifiés par les journalistes associés à l’étude et, à partir de germes, explorer via le réseau des connexions entre comptes via les interactions instrumentées comme les retweets, like, following, etc. Les réseaux ainsi dégagés sont ensuite structurés pour être visualisés selon leur connectivité (utilisation de l’outil Gephi) ou leur thématique (utilisation de l’outil Iramuteq). Un soin particulier est porté à la qualité des interfaces permettant aux utilisateurs de suivre les étapes du processus et appréhender de manière intelligible les résultats et graphiques proposés. Plusieurs scénarios d’usage sont abordés : la recherche de sources et de contacts, la cartographie de controverses, l’enquête sur des réseaux socio-numériques. Ces expérimentations permettent d’interroger le statut de ce qui est montré et de l’interprétation qui en est tirée. En effet, des traces numériques que sont les contenus de tweeters sont construites et abstraites des données, elles-mêmes reconfigurées et visualisées à travers des applications structurant et manifestant le sens, du sens. Comment alors s’assurer que l’apport de l’outil est bien maîtrisé par les utilisateurs, qu’ils n’en fassent pas des mésinterprétations, et que finalement ils soient autonomes dans son exploitation ? A l’échelle du projet présenté dans l’article, une collaboration étroite est établie et perdure entre l’équipe des journalistes et l’équipe projet. Mais les auteurs s’interrogent légitimement sur les pratiques effectives qu’il faudrait penser et développer pour avoir une appropriation réussie de ces outils pour les utilisateurs auxquels ils sont destinés. D’une certaine manière, l’article montre que le journalisme d’investigation recouvre désormais l’enquête sur la trace numérique et son traitement en données et que la classique critique des sources doit se doubler d’une critique de leur traduction en structures de données et visualisation graphique.

Toujours dans le secteur du journalisme, Rayya Roumanos et Olivier Le Deuff (2021), co-auteurs de l’article L’enquête OSINT. Des traces ouvertes au récit journalistique fermé, analysent l’utilisation par les journalistes de la méthode OSINT (Open Source Intelligence) issue du domaine du renseignement militaire, laquelle repose sur l’exploitation de sources d’informations ouvertes à des fins de renseignements ou d’investigations. L’utilisation par les médias de cette méthode vise à renforcer leur offre éditoriale en matière d’investigation, mais aussi à réhabiliter les pratiques journalistiques mises à mal ces dernières années, par l’entrelacement d’une légitimité technique de la constitution des preuves et un regain d’une autorité via des démarches assimilables aux approches forensiques.

Cette recherche s’intéresse tout particulièrement aux traces captées, analysées et représentées dans des enquêtes vidéos publiées par le New York Times et Le Monde, et interroge « leurs modes d’appropriation des traces numériques laissées par les internautes et les dispositifs informatiques, pour élaborer un appareil de preuve dont l’efficacité dépend de la capacité des enquêteurs à resignifier ces éléments épars ». La méthode OSINT couplée à des enquêtes de terrain reprenant les préceptes des méthodes hypothético-déductives permettent aux journalistes d’élaborer des scénarios via les indices repérés et participent à la fabrication d’évidences à travers une narration qui, selon les auteurs, tend à clore les possibilités d’interprétation des faits par les récepteurs.

Les recherches menées par Jacques Labiche, Maryvonne Holzem, Youssouf Saidali et Nicolas Meniel (2021) portent sur une expérimentation concernant l’utilisation des traces numériques laissées par les utilisateurs-apprenants au sein d’une base de documents pour l’acquisition de connaissances dans le domaine du droit de la logistique et des transports. Les auteurs prennent notamment appui sur les travaux de Champin, Mille et Prié (2013) sur la formalisation de la trace informatique comme support interprétatif pour l’utilisateur. En d’autres termes, il s’agit de collecter les traces de navigation laissées par l’utilisateur durant son utilisation de la plateforme, la restitution et la visualisation de ses propres traces visant à favoriser l’énaction (Varela, 1979). 
En ce sens, l’article présente un double intérêt. D’une part, l’usage qualitatif des traces datées des utilisateurs quant à l’utilisation d’une plateforme numérique, traces considérées par les auteurs comme des signatures sémiotiques qui se déploient durant le processus d’appropriation des connaissances. Et d’autre part, bien qu’intrinsèquement liée au point précédent, la considération de l’artefact numérique comme outil de construction de connaissances pour l’utilisateur, et non comme faiseur de connaissances comme beaucoup tendent à l’envisager à l’heure actuelle dans ce domaine notamment à travers la justice prédictive impliquant la prépondérance de l’intelligence artificielle. 
L’expérimentation conduite confirme l’apport d’un constructivisme interactionniste pour la conception d’environnement numérique et l’importance de « l’agir interprétatif d’un utilisateur créateur de ses propres traces à partir d’un corpus de documents qu’il a lui-même constitué » pour la construction et l’acquisition de connaissances.

Les dispositifs d’apprentissage sont également au centre de la recherche relatée par Brahim Abaragh (2021), mais dans le cas présent, les traces laissées par les apprenants sont analysées pour mesurer leur degré d’engagement vis-à-vis de l’environnement numérique d’enseignement AFEL. La collecte et l’analyse des interactions des apprenants lors d’activités collaboratives sont autant d’indicateurs du rendement de l’apprentissage en ligne qui ont permis à l’auteur de catégoriser les différents profils utilisateurs : velléitaire, intuitif, pragmatique et épistémique. Les traces d’activités des utilisateurs sont dès lors employées comme éléments de preuves pour discriminer un public selon leur niveau d’implication et pour déterminer leur stratégie d’apprentissage en ligne.

Pour conclure ce numéro, l’article intitulé Traces archéologiques et archives de fouille. Des recherches pluridisciplinaires sur les opportunités et les contraintes des pratiques en contexte numérique de Christophe Tuffery (2021) qui propose de s’intéresser aux transformations engendrées par le numérique et les dispositifs d’humanités numériques sur les pratiques des professionnels de l’archéologie et questionne en particulier les archives de fouille. A travers une approche historiographique, l’auteur explicite les évolutions méthodologiques quant à la production de cette documentation spécifique. Il démontre qu’à l’instar d’autres domaines, le numérique a apporté une strate technique et sémantique supplémentaire aux pratiques archéologiques. D’une part, via l’application de normes d’indexation en vue de leur numérisation à des fins d’interopérabilité et donc de diffusion dans différents environnements techniques. D’autre part, cela a également impacté la façon même de produire ces documents « nativement numériques » via une structuration et des standards de métadonnées qui tendent à uniformiser les formes documentaires que pouvaient avoir ces archives de fouille. 

Références bibliographiques

Abaragh, B. (2021). Le tracking flow des interactions communicationnelles des étudiants dans  un dispositif d’apprentissage en ligne. Revue Intelligibilité du numérique, 2|2021. [En ligne] 

Bachimont, B. (2016). De l’éditorialisation à l’éditorialisation (2007-2017). Séminaire Sens Public « Écriture numériques et éditorialisation », Montréal, 17 novembre 2016. [En ligne] https://seminaire.sens-public.org/spip.php?article62 

Bachimont B. (2019). Comment faire confiance aux données ? Questions épistémologiques et philosophiques. Culture et IA. Intelligence Artificielle Graph Alpes, La Clusaz, 21 au 24 mars 2019. [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=JSEnI_FmFfM

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Labiche, J., Holzem, M., Saidali, Y., et Meniel, N. (2021). Historicité et réflexivité : une utilisation éthique des traces numériques. Test de l'utilisation de ses propres traces par un internaute lors de sa navigation sur une base de documents juridiques. Revue Intelligibilité du numérique, 2|2021. [En ligne] 

Leyoudec, L., & Genaivre, M. (2021). « Suivre à la trace », du numérique à l’éthique. Quelle responsabilité pour un éditeur de logiciels ? Revue Intelligibilité du numérique, 2|2021. [En ligne] 

Merzeau, L. (2009), Du signe à la trace : l’information sur mesure, Hermès, 53(1), 21-29. [En ligne] https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2009-1-page-21.htm.

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