Les plateformes en ligne comme dispositifs de production relationnelle. Produire de la relation, produire par la relation

Plan de l'article

 

Auteurs

Vincent Bullich

BULLICH Vincent

Professeur des Universités en Sciences de l'Information et de la Communication
ELICO UR-4147
Institut de la Communication – Université Lumière Lyon 2
Bureau DEM.007 | 86 rue Pasteur
69 007 Lyon
France
 

Frédéric Huet

HUET Frédéric

Maître de conférences en Sciences Economiques
COSTECH UR-2223 
 
Université de Technologie de Compiègne
Rue Personne de Roberval
60 200 Compiègne
France

 

Agnes Robin

ROBIN Agnès

Maître de conférences en Droit privé
LICeM UR-213


Université de Montpellier
39 rue de l’Université (Bât. 2)
34 060 Montpellier cedex

France
 

 

Citer l'article

Bullich, V., Huet, F. et Robin, A. (dir.)(2024). Les plateformes en ligne comme dispositifs de production relationnelle. Produire de la relation, produire par la relation. Revue Intelligibilité du numérique, 5|2024. [En ligne] 
https://doi.org/10.34745/numerev_1948

 

 

Résumé : La notion de « plateforme », dans sa prétention scientifique, manifeste toujours à la fois une grande polysémie et une non moins grande polychésie. Néanmoins, on s’accorde aisément sur le fait que les « plateformes numériques » se rapportent à une modalité d’instrumentation de la communication - c’est-à-dire la présence sine qua non d’un dispositif technique de médiatisation - et que ce dispositif implique un mode d’organisation spécifique (des mises en relations multiples coordonnées par un opérateur). À partir de ces éléments, nous proposons de considérer ces plateformes comme des dispositifs d'intermédiation médiatisée en vue d'une production. Ce faisant, il s’agit d’insister sur le fait qu’un dispositif déborde la seule dimension technique (bien que celle-ci soit prégnante) et se compose également de normes et de conventions, de représentations et de justifications portés par des discours d’escorte, bref, d’une pluralité d'éléments qui, en l’occurrence, participent de la configuration de la relation. Il s’agit également d’insister sur le fait qu’une plateforme en ligne a comme finalité une production et que celle-ci procède de la relation. La question centrale est dès lors : qu’est-ce qui est produit par cette mise en relation ?

Mots-clés : plateformes numériques, communication médiatisée, instrumentation de la relation, production en ligne.

Abstract : The notion of “platform”, in its scientific pretension, always manifests both great polysemy and no less great “polychrèsie”. Nonetheless, it is easy to agree that 'digital platforms' refer to a mode of instrumentation oh communication - that is, the sine qua non presence of a technical mediatisation device - and that this device implies a specific mode of organisation (multiple connections coordinated by an operator). On the basis of these elements, we propose to consider these platforms as mediated intermediation devices with a view to production. In so doing, we want to emphasise the fact that a “device” goes beyond the technical dimension alone (although this is an important one) and is also made up of norms and conventions, representations and justifications conveyed by escort discourses - in short, a plurality of elements which, in this case, play a part in shaping the relationship. It is also a question of insisting on the fact that the purpose of an online platform is to produce something, and that this production proceeds from the relationship. The central question is therefore: what is produced by this establishment of a relationship?

Keywords : digital platforms, mediated communication, instrumentation of the relationship, online production.

 

Bien que « l’organisation en plateforme »[1] précède l’avènement de notre environnement numérique contemporain, elle tend à en être un modèle structurant. Entendue dans son acception la plus large, une plateforme peut être définie comme un dispositif, tout à la fois organisationnel et technique, assurant la mise en relation d’au moins deux catégories d’agents - offreurs et demandeurs ou contributeurs et utilisateurs, par exemple - par un opérateur. L’agent qui met en place le dispositif et constitue le pivot de la relation est également souvent celui qui est désigné, par métonymie, comme « plateforme ». Cette définition extensive recouvre ainsi des objets et déclinaisons variées. En outre, à ce terme générique se substituent parfois des syntagmes spécifiques à des approches théoriques et méthodologiques, des domaines disciplinaires ou des occurrences particulières : « courtiers informationnels » (Moeglin, 1998), « marchés multi-faces » (Rochet et Tirole 2003), « industries médiatisantes » (Jeanneret, 2014), « places de marché » (Moati, 2021), « infomédiaires » (Rebillard et Smyrnaios, 2019) ou encore « écosystèmes » (Isaac, 2021). De même, en droit, le terme de « plateforme en ligne » est-il privilégié en tant que terme générique dans les textes nationaux ou européens. On note cependant la volonté, pour la Commission européenne, de distinguer plus précisément entre les types de plateforme. Ainsi, parmi les différents textes, le Règlement n° 2019/1150 « Platform to Business » vise-t-il expressément les « services d’intermédiation en ligne », notion qui couvre essentiellement les places de marché en ligne et les moteurs de recherche. La notion de « plateforme en ligne » est également reprise dans le récent Règlement n° 2022/2065 sur les services numériques.

Au travers de cette polysémie, ainsi qu’au travers de la synonymie (partielle) des notions à prétention scientifique, on distingue deux éléments sémantiques permanents : le premier se rapporte à une instrumentation de la communication (la présence sine qua non d’un dispositif technique de médiatisation) et le second à une visée organisationnelle (la mise en relation coordonnée par un opérateur). À partir de là, nous proposons de considérer ces plateformes comme des dispositifs d'intermédiation médiatisée en vue d'une production. La notion de dispositif est à comprendre ici dans une acception héritée de Michel Foucault (1977), c’est-à-dire comme un agencement hétérogène orienté en finalité. Il s’agit d’insister sur le fait qu’un dispositif déborde la seule dimension technique (bien que celle-ci soit prégnante) et se compose également de normes et de conventions, de représentations et de justifications portés par des discours d’escorte, bref, d’une pluralité d'éléments qui, en l’occurrence, participent de la configuration de la relation. Il s’agit également d’insister sur le fait qu’une plateforme en ligne a comme finalité une production et que celle-ci procède de la relation. La question centrale est dès lors : qu’est-ce qui est produit par cette mise en relation ?

C’est dans l’ambition d’y apporter des éléments de réponse que s’est élaboré le présent numéro d’Intelligibilité du Numérique. Pour ce faire, il s’est d'emblée voulu foncièrement pluridisciplinaire, en s’adressant aussi bien aux chercheuses et chercheurs en économie, en sciences de gestion, en droit, en sociologie, en sciences politiques ou en sciences de l’information et de la communication.

Les éléments de définition exposés ci-avant sont destinés à insister, premièrement, sur la médiatisation numérique de la relation. L’interposition d’un dispositif en modifie en profondeur les conditions : l’organisation réticulaire et la conversion numérique des activités entraîne à l’évidence un changement d’échelle, de nouvelles articulations entre le local et le global, des déterritorialisations mais aussi de nouvelles pratiques, de nouvelles modalités d’interactions entre les participants à cette relation et de nouvelles problématiques en termes d’application de la norme (légale, jurisprudentielle ou autre). La médiatisation numérique est donc au cœur des stratégies des opérateurs, stratégies qu’éprouvent quotidiennement les différents utilisateurs de ces dispositifs.

Dans le cadre de ce cinquième dossier d’Intelligibilité du Numérique, plusieurs contributions montrent les opportunités offertes par le développement de la médiatisation numérique.

Ainsi, l’article proposé par Christelle Achard sur « L’avènement des Services Intégrés d’Accueil et d’Orientation » illustre comment, au-delà de nouveaux modes de mise en relation entre demandeurs d’hébergements et services de gestion sociale, c’est une redéfinition profonde des services et de leurs objectifs qui se joue dans le passage à la plateformisation numérique de ces services. En articulant les apports promus par les grandes orientations nationales et les déclinaisons plus territoriales de ces dernières, l’auteure montre que les promesses de continuité de parcours, de service global ou de fluidité sont peu tenues, alors qu’en revanche d’autres transformations relationnelles s’opèrent dans cette appropriation des plateformes de SIAO : gestion quantitative, standardisation des traitements, déqualification de certains rôles… En résumé, cette transformation par la “plateformisation” des services d’aide à l’hébergement laisse apparaître une forte tension entre la logique d’industrialisation que porte ces plateformes et l’exigence de singularité qu’implique ce type de services.

De même, à partir d’un projet visant à « Traduire collectivement l’ontologie formelle du CIDOC CRM en français sur la plateforme GitLab », l’article de Raphaëlle Krummeich, Anaïs Guillem, Bertrand David-Jacquot, Muriel Van Ruymbeke et Olivier Marlet propose un retour réflexif sur une expérimentation consistant en un détournement du logiciel de gestion distribuée Git afin de produire de façon collaborative une version francophone de la documentation de l’ontologie formelle du Modèle Conceptuel de Référence du Comité International de DOCumentation de l’ICOM (CIDOC CRM). Ce qu’éclaire l’article est que la mise en relation par la plateforme permet de fédérer une communauté francophone de chercheuses et chercheurs autour d’un objectif commun et selon des modalités favorisant leur co-opération. L'intermédiation ainsi produite ne vise donc plus à coordonner des versants de populations différentes, comme dans les cas canoniques, mais bel et bien à regrouper une population en fonction d’une visée et de valeurs partagées. La production qui en résulte est bien de l’ordre des données numériques, mais dont la finalité n’est aucunement marchande et, au contraire, entièrement orientée vers la constitution d’un “patrimoine culturel” ouvert à toutes et tous. En somme, l’article fournit une (trop rare) illustration d’un “coopérativisme de plateforme” (Scholz, 2017).

Enfin, la contribution de Muriel Amar et Julien Hage intitulée « Le groupe Facebook La Bibliothèque Solidaire du confinement (Bsc) » montre comment un dispositif de production relationnelle couple une production de relation - courtage documentaire entre demandeurs de documents et propriétaires de documents - à une production par la relation : les échanges de fichiers donnent lieu à un écosystème de pratiques conversationnelles qui motive une présence dans le groupe nourrie par une constante attention médiatique comme à la volonté « d’en être » et de s’identifier à lui et à ses topoï.

Secondement, les éléments de définition exposés en début de cette introduction visent à souligner la finalité du dispositif, à savoir la fonction productive de la relation. Il s’agit d’en suggérer le caractère premier dans les processus de valorisation : la mise en relation n’est pas simplement complémentaire à une activité centrale qui relèverait, par exemple, de l’économie de services, du commerce ou des télécommunications, mais elle est au cœur de la production de valeur. Selon cette conception, le « modèle de plateforme » renverse les hiérarchies observables dans les modèles économiques usuels : le « principal » devient la mise en relation et « l’accessoire » se rapporte à l’activité qui justifie cette mise en relation (et qui est généralement externalisée), ce que révèlent les différents textes européens (Règl. n° 2022/2065 sur les services numériques et 2022/1925 les marchés numériques). Les parangons de ce modèle, les incontournables Uber, Airbnb, Facebook, Amazon ou YouTube, délèguent en effet la majeure partie de leur production à des extérieurs pour se concentrer sur l’activité d’intermédiation, tout en liant juridiquement ces activités principales et accessoires entre elles afin d’étendre leur domination (en tant que contrôleurs d’accès) et expliquant ainsi l’emploi par le législateur européen du terme « écosystème » pour désigner l’ensemble des services proposés. Toutefois, et à la différence des courtiers traditionnels mandatés pour réaliser un appariement entre une offre et une demande (à l’instar des agents immobiliers), la mise en relation en ligne génère (au moins) un produit valorisable : des données numériques. Elle apparaît ainsi comme un moyen et non uniquement comme une fin :  à la valorisation de l’activité d’intermédiation (généralement rémunérée à la commission) s’adjoint une valorisation des données de l’activité, qui constitue la finalité de la logique organisatrice et l’opérativité du dispositif médiatique (Bullich, 2021). En définitive, le dispositif couple systématiquement à une production de la relation une production par la relation.

Ces propositions soulèvent un ensemble de questions subsidiaires. Tout d’abord, l’hypothèse d’un renversement énoncée ci-avant mérite d’être mise à l’épreuve : le primat de la relation se vérifie-t-il dans l’ensemble des stratégies de « plateformisation » ? Doit-on y voir une exigence conjoncturelle liée à la disposition des phases et des modules de production ou alors un trait structurel du modèle organisationnel et productif ?

L’étude de cas menée sur les offres SVOD pour le documentaire d’auteur, par Manuel Dupuy-Sale et Lucien Perticoz, montre que la diffusion de ces films sur une plateforme numérique conduit à une redéfinition profonde du modèle d’affaires d’une société comme Tënk. Le succès de cette plateformisation implique une mobilisation plus large et diversifiée d’acteurs que le modèle historique. Cette reconfiguration amène alors à s’interroger sur les modes de caractérisation de ces nouvelles structures ? La notion de filière, malgré les critiques fréquentes, semble encore opérante, bien que ne saisissant pas l’ensemble des relations productives à l’œuvre dans ce modèle. A contrario, celle d’écosystème, fréquemment mobilisée, minimise les questions de pouvoir engagées dans de telles transformations. Ainsi, pour les auteurs, la notion de filière permet de pointer le maintien d’un « squelette » historique, bien que celle-ci se doit d’être pensée de manière plus ouverte et poreuse pour saisir la nouvelle complexité relationnelle et les nouveaux rapports de pouvoir qui se développent.

La contribution proposée par David Stindt montre également comment la contribution à l’accompagnement des personnes à la recherche d’un emploi en contrepartie de la captation de leurs données pour développer et proposer des services aux entreprises constitue potentiellement un versant supplémentaire au marché sur lequel opèrent les pourvoyeurs de services aux entreprises. Celui-ci serait constitué de la commercialisation de solutions logicielles développées à l’occasion de l’accompagnement des demandeurs d’emploi mais destinées à assurer la gestion des travailleurs en emploi.

Enfin, l’article de Pascal Jollivet-Courtois, intitulé « Comment les plateformes Reddit et Google différent-elles dans leur médiation sociale du Web ? », part du constat de la variabilité remarquable des résultats de recherche fournis par les plateformes Reddit et Google à la suite d’une requête identique. Il avance tout d’abord comme postulat que ces deux dispositifs produisent de la médiation sociale, « en mettant en relation internautes cherchant des ressources et internautes en fournissant ». Il explore ensuite l’hypothèse selon laquelle les différences de réponses (lato sensu) seraient précisément fonction des différences d'intensité des relations produites. Par conséquent, les relations telles que médiées par les plateformes considérées apparaissent ici comme un facteur décisif dans la production de leurs services.

Toutes les pistes évoquées ci-avant n’ont pas été empruntées par les six articles composant ce cinquième numéro de la revue Intelligibilité du Numérique. Néanmoins, ceux-ci illustrent déjà la variété des questionnements soulevés quant on envisage les plateformes numériques comme dispositifs associant une visée de production de la relation avec une visée de production par la relation.

Références

Bullich, V. (2021). Plateforme, plateformiser, plateformisation : le péril des mots qui occultent ce qu’ils nomment. Questions de communication, 40, p. 47-70. [En ligne] https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.27413

Dodier, N. (1995). Les hommes et les machines, la conscience collective dans les sociétés technicisées. Métailié.

Favro C., Zolynski C. (2021). DSA, DMA : l’Europe au milieu du gué. Dalloz IP/IT, p. 217.

Foucault, M. (1977). Le jeu de Michel Foucault (entretien avec D. Colas, A. Grosrichard, G. Le Gaufrey, J. Livi, J. Miller, J.-A. Miller, C. Millot, G. Wajeman). Ornicar ? Bulletin périodique du champ freudien, 10, 62-93.

Frison-Roche M.-A. (2014). Réguler les entreprises cruciales. Dalloz, p. 1556.

Gawer, A., Cusumano, M. (2002). Platform Leadership. Harvard Business School Press.

Isaac H. (2021). Business models de plateformes. Vuibert.

Jeanneret, Y. (2014). Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir. Éditions Non Standard.

Loiseau G. (2020), « Réflexion sur l’autorégulation des plateformes numériques », Comm. com. électr., n° 1, comm. 3.

Moati P. (2021). La plateformisation de la consommation. Peut-on encore contrer l'ascension d'Amazon ? Gallimard.

Moeglin, P. (1998). Industrialisation, crise, réindustrialisation. dans P. Moeglin (dir.), L’industrialisation de la formation (207-248), CNDP.

Rebillard, F., Smyrnaios, N.  (2019). Quelle "plateformisation" de l’information ? Collusion socioéconomique et dilution éditoriale entre les entreprises médiatiques et les infomédiaires de l’Internet. tic&société, 13(1-2).[En ligne] https://doi.org/10.4000/ticetsociete.4080.

Robin A. (2023). Les places de marché en ligne. Définitions et distinctions. JCl. Commercial, fasc. 825.

Robin A. (2023). Les places de marché en ligne. Contrat de marketplace. JCl. Commercial, fasc. 826.

Robin A. (2023). Les places de marché en ligne. Responsabilité. JCl. Commercial, fasc. 826

Rochet, J. C., Tirole, J. (2003). Platform Competition in Two-Sided Markets. Journal of the European Economic Association, 1(4), 990-1002.

Schloz, T. (2017). Coopérativisme de plateforme. FYP éditions.

Sénéchal J. (dir. 2018). Rôle et responsabilité des opérateurs de plateforme en ligne : approche(s) transversale(s) ou approches sectorielles ?, t. 91, IRJS Éditions, 2018, p. 28

Notes 

[1] Sur ce point, voir par exemple : (Gawer, Cusumano, 2002).