Auteurs |
MARTY Stéphanie |
Citer l'article |
Marty, S. & Thomas-Vasquez, K.(2023). Ingénieries pédagogiques et sensibilisation aux littératies numériques à l'Université. Revue Intelligibilité du numérique, 4|2023. [En ligne] https://doi.org/10.34745/numerev_1929 |
Résumé : Aujourd’hui, les étudiants se doivent d’être en possession de différentes littératies numériques, leur permettant d’utiliser des outils, de créer, comprendre et analyser des écrits et des contenus multi-modaux, via des supports numériques. Diverses études soulignent le rôle crucial que joue l'acquisition de cette culture numérique pour leur réussite universitaire et par delà, pour leur réussite socioprofessionnelle et leur employabilité. Dans ce contexte, l’ensemble des acteurs universitaires (enseignants, ingénieurs pédagogiques, médiateurs) sont instamment invités à déployer des ingénieries pédagogiques innovantes, qui inventent des modalités d’apprentissage alternatives et numérisées, pour l’acquisition, la compréhension et même l’analyse critique des littératies numériques. Le présent propos ambitionne d’explorer et d’interroger les ingénieries pédagogiques universitaires qui œuvrent au développement de ces littératies numériques au plan de leur acquisition (alphabétisation), de leur mise en œuvre compréhensive (e-lettrisme) et de leur appropriation critique (érudition).
Mots clés : littératies numériques, alphabétisation-e-lettrisme-érudition-multimodaux, ingénierie pédagogique innovante hybride, réussite universitaire et socioprofessionnelle.
Abstract : Contemporary students must acquire different digital literacies, which allow them to use tools, create, understand and analyze writing and multi-modal contents, via digital media. Various studies underline the crucial role played by the acquisition of this digital culture for the university success of students and, beyond that, for their socio-professional success and their employability. As a result, all university actors (teachers, pedagogical engineers, mediators) are today urged to deploy innovative pedagogical engineering in that they invent alternative and digitized learning methods, for the acquisition, understanding and even critical analysis of digital literacies. This paper aims to explore and question the university pedagogical engineering that works to develop these digital literacies in terms of their acquisition (literacy), their comprehensive implementation (e-literacy) and their critical appropriation (erudition).
Key words : digital literacies, multimodal-e-literacy-erudition-literacy, hybrid innovative pedagogical engineering, academic and socio-professional success.
Introduction
Dans nos sociétés contemporaines, le numérique a reconfiguré l’écriture, qui devient, à l’ère des technologies numériques, multimédia, multimodale, interactive, collaborative, participative… Dans ce contexte, les enseignants universitaires ont été de plus en plus enjoints de déployer des ingénieries pédagogiques tournées vers l’acquisition de littératies numériques, entendues comme “une capacité à comprendre, à utiliser et à créer des écrits sur des supports numériques” (Bachimont, Bouchardon, 2022). En effet, les enseignants universitaires ont dû penser et dispenser des ingénieries capables d’offrir aux étudiants une solide culture numérique, de véritables littératies numériques, permettant notamment la production d’écrits et de contenus multi-supports (Crozat et al., 2011 ; Bouchardon et al., 2011).
Dans le présent propos, nous proposons d’explorer - et d’interroger - les ingénieries pédagogiques universitaires qui contribuent à l’acquisition, à la mise en œuvre compréhensive et à l’appropriation critique de littératies numériques par les étudiants. Dans un premier temps, nous présenterons le contexte sociétal contemporain, marqué par la prégnance de l’outil numérique et la nécessité, pour les citoyens contemporains, de maîtriser différentes littératies numériques, de devenir des individus alphabétisés, lettrés, érudits du numérique. Nous montrerons que cette nécessité introduit simultanément la question du rôle de l’université dans l’acquisition de ces mêmes littératies. Dans un deuxième temps, nous décrirons le contexte spécifique d’observation sur lequel nous avons choisi de prendre appui pour explorer cette question : un dispositif d’aide à la réussite universitaire (la Remédiation, rebaptisée par nous : le Projet Up) destiné à des étudiants de première année de licence ; dispositif au sein duquel nous avons fait le choix de travailler à l’acquisition (voire davantage, lorsque cela était possible) de littératies numériques par les étudiants. Nous décrirons dans cette partie les techniques de recueil et d’analyse de données fondant notre démarche méthodologique, en nous efforçant de justifier en quoi et comment un tel appareillage de recueil et d’analyse permet d'interroger scientifiquement le contexte que nous avons balisé. Enfin, nous terminerons notre propos par une présentation critique des résultats obtenus, à savoir une évaluation de l'acculturation aux littératies numériques que nous avons cherché à transmettre à nos étudiants. Cette dernière partie constituera une analyse réflexive de la capacité du Projet Up à sensibiliser des étudiants de première année aux littératies numériques. Elle permettra en outre de mettre en perspective les ressorts et le degré de transférabilité d’une telle ingénierie pédagogique.
Numérique, littératies numériques et université
Numérique, écriture et littératies
Au fil des dernières décennies, les technologies ont imprimé de profondes mutations dans tous les microcosmes de la société civile. Parmi ces mutations, l’outil numérique a progressivement reconfiguré l'Écriture, en introduisant de nouveaux outils scripturaux (courriels, chats, posts sur les réseaux socionumériques…) et de nouvelles modalités (écriture multimédia, multimodale, interactive, collaborative, participative…). Dans ce contexte de généralisation du recours à l’outil numérique, certaines compétences sont devenues cruciales. Parmi elles, la capacité à être ou devenir des individus alphabétisés au numérique (maîtrisant les moyens techniques liés à l’outil numérique), voire des lettrés du numérique (capables, au-delà de cette maîtrise technique, de comprendre l’usage de l’outil numérique) ou plus encore des érudits du numérique (capables de porter un regard analytique et critique sur les écrits, les contenus, les outils numériques, afin d’en avoir un usage éclairé) (Galliano, 2021). Ainsi, plus que des alphabètes du numérique, il a été toujours plus question d’être ou de devenir des acculturés au numérique, soit des individus détenteurs d’une culture lettrée numérique et en ce sens capables d’éviter les failles de l’illectronisme[1] [Maroun, 2022]).
Littératies numériques et université
Dans une société contemporaine marquée par la prégnance des technologies de l’information et de la communication, et - donc - par la nécessité de détenir de solides littératies numériques, l’université se présente comme un lieu de formation déterminant. En effet, elle fait partie des lieux où l’alphabétisation, le lettrisme et l’érudition numériques sont particulièrement travaillés (Flichy, 2017). En effet, à l’université, nombreux sont les acteurs (enseignants, ingénieurs pédagogiques, médiateurs…) qui s’attellent à concevoir des ingénieries pédagogiques - voire andragogiques - originales, innovantes (Choplin et al., 2008 ; Bertrand, 2014 ; Rohr et al., 2015) et numérisées, visant à offrir aux étudiants une culture, des littératies, susceptibles de leur conférer le statut d’alphabétisés, de lettrés, voire d’érudits du numérique[2]. Aussi, nombreuses sont les ingénieries pédagogiques universitaires qui invitent les étudiants à maîtriser des outils numériques, ou les incitent à analyser les usages qu’ils font de ces outils, afin de les éduquer “avec” le numérique (Devauchelle, 2019) mais également “au” numérique (Henry et al., 2018). Ces ingénieries pédagogiques nous semblent d’autant plus fondamentales qu’elles cristallisent la façon dont les littératies numériques peuvent être abordées et travaillées par les pédagogues. Dans la présente contribution, nous proposons d’étudier la morphologie, les enjeux de ces ingénieries pédagogiques contemporaines, tournées vers l’acquisition de littératies numériques.
Etude d’un dispositif pédagogique universitaire centré sur l’acquisition de littératies numériques
Dispositif de remédiation universitaire
Afin d’ancrer notre étude dans un terrain d’expérimentation et de la nourrir d’un recueil effectué en situation, nous proposons d’interroger ici un dispositif d’aide à la réussite universitaire que nous prenons en charge depuis plus de quatre années : la Remédiation, impulsée par la Loi ORE de mars 2018 (Loi-cadre “Orientation et Réussite des Étudiants”). Si la dénomination officielle de ce dispositif d’aide à la réussite est la Remédiation, nous avons choisi de le rebaptiser le Projet Up, pour les connotations positives, optimistes et engageantes de la notion de projet, assortie de la locution anglaise Up.
Dans le cadre de ce dispositif, notre mission repose sur l’atteinte de trois principaux objectifs, tels que définis par la Loi ORE : 1) favoriser l’amélioration de l’écrit, de l’oral et plus généralement des productions des étudiants ; 2) permettre aux étudiants de découvrir le cursus qu’ils auront à suivre dans les années à venir, et créer un attachement à ce cursus (ici : le cursus en information-communication, au sein duquel la dimension numérique est fortement mobilisée) ; 3) accompagner la socialisation, l’intégration des étudiants et - in fine - leur réussite.
Ce dispositif, annuel, s’adresse exclusivement à des étudiants de licence 1. Il est facultatif, ce qui signifie que les participants s’y engagent sur la base du volontariat et en sus des enseignements obligatoires. Ce dispositif ne donne lieu ni à une évaluation ni à une notation académiques officielles. Nous avons toutefois eu à cœur de créer une gratification, reposant sur l’attribution d’un bonus, délivré (lors des jurys de fin de semestre) sous la forme de point-jury, et prenant en compte l’assiduité, l’implication et la qualité des productions réalisées par les participants.
Nous conduisons ce dispositif depuis le mois de septembre 2018 (soit depuis quatre années universitaires), en tant que MCF en SIC (Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication) et IPIN (Ingénieure en Pédagogies Innovantes et Numériques), pour le département information-communication, rattaché à l’Institut des Technosciences de l’Information et de la Communication (ITIC), situé au sein de l'université Paul-Valéry de Montpellier (France).
Didactique du Projet Up… et fécondité pour une étude sur le travail des littératies numériques à l’université
En ce qui concerne la didactique du Projet Up, notons tout d’abord que nous avons dû nous montrer capables de concevoir une ingénierie pédagogique suffisamment attractive pour remporter l’adhésion des étudiants, malgré certains aspects susceptibles de s’avérer dissuasifs pour eux (caractère facultatif du dispositif, annualité, absence d’évaluation, absence de notation proprement dite…). Pour ce faire, nous avons choisi de mobiliser un concept très prisé de la FPC (Formation Professionnelle Continue) et des organes d’accompagnement à l’insertion socioprofessionnelle : l’Entreprise d’Entraînement Pédagogique (désormais notée EEP). Dans cette logique, nous avons placé les étudiants en situation professionnelle : nous les avons amenés à créer une EEP, prenant la forme d’une agence de communication junior, fédérée autour d’un projet collaboratif hybride. La mission de l’agence junior : travailler ensemble, via différentes plateformes (Google Drive, Facebook, WhatsApp) pour produire des contenus (articles, interviews, publications enrichies pour les réseaux sociaux...) promouvant les initiatives (pédagogiques, administratives, associatives, estudiantines) qui émergent dans leur département (information-communication), dans leur composante (Institut des Technosciences de l’Information et de la Communication - ITIC), ou dans leur université (Paul-Valéry, Montpellier, France). Cette mise en situation prend appui sur le principe des serious games (Lavergne-Boudier, Dambach, 2010 ; Guiderdoni-Jourdain, Caraguel, 2018 ; Aldon, 2021) et des living labs éducatifs (Merriaux, Saltet, 2015). Elle vise à ancrer l’apprentissage dans une perspective ludique, engageante, stimulante, intégratrice, valorisante[3]… et contemporaine, car particulièrement adaptée au monde du tout numérique. En effet, l’ingénierie pédagogique du Projet Up est ancrée dans la dynamisation, la ludification, l’amplification des apprentissages avec et par les outils numériques. Elle pousse les étudiants à investir différentes plateformes, invite à la pratique de l’écriture multimédia et encourage les réflexions sur le recours aux outils numériques. Elle les incite ainsi à acquérir et à travailler diverses littératies numériques fondamentales pour la poursuite de leur cursus mais également, au-delà, pour leur employabilité future. En ce sens, le Projet Up nous a semblé constituer un terrain fertile pour explorer le travail des littératies numériques - et la sensibilisation aux humanités numériques - à l’université.
Approche qualitative et ethnographique
Afin d'explorer les littératies numériques travaillées au sein du Projet Up, nous mobilisons une approche qualitative (Gohier, 2004 ; Paillé, Mucchielli, 2005 ; Anadon, 2006), caractérisée par une conception constructiviste des phénomènes sociaux, qui postule que le processus de connaissances se structure à travers l’interaction du sujet connaissant (ici : le chercheur) avec le monde qu’il cherche à appréhender. Fondée sur une démarche ethnographique (Garfinkel, 1967 ; Trudel, 1994 ; Barthélémy et al., 2015), qui consiste en l’observation minutieuse des pratiques et des usages en situation, celle-ci postule que le sens d’une situation est co-construit par les acteurs, les objets qui y prennent part et qu’il est de ce fait nécessaire de recueillir les données au plus près de ces pratiques et de ces usages, tels qu’ils se développent dans des contextes avérés.
Recueil et analyse de données
Afin de satisfaire à cette volonté de recueillir les données au plus près des acteurs, nous mobilisons un outil de recueil, adossé à des relevés expérientiels, afin d’étudier - qualitativement et dans une logique ethnographique - les littératies numériques qui sont abordées et travaillées dans le dispositif pédagogique universitaire que nous avons conduit. Nous convoquons plus précisément le journal de bord de notre action, qui consigne toutes les traces que nous avons pu collecter, de manière naïve (recueil phénoménologique, brut, sans traitement a priori), d’octobre 2018 à juin 2022, sur notre dispositif. On retrouve notamment, dans ce journal de bord, le storyboard de notre action (plan d’action, canevas, scénario pédagogique), les récits de séances (observations, constats…), les comptes-rendus de réunions pédagogiques (réflexions, décisions pratiques, choix didactiques, adaptations, réajustements…), les transcriptions de nos échanges avec les étudiants (propos, réactions, suggestions exprimés par les étudiants dans le cadre d’entretiens individuels, de focus groups ou lors de la séance de clôture collective), ou encore les bilans de notre action (remis notamment à notre Composante, ou à la Direction des Études de notre établissement).
En ce qui concerne l’analyse du matériau consigné dans notre journal de bord, nous soumettons l’ensemble des données recueillies à une analyse thématique de contenu (Bardin, 2013 ; Miles et Huberman, 2003). Cette opération consiste à découper un contenu (en l’occurrence, ici, le contenu du journal de bord) en unités, puis à classer ces unités en catégories, suivant des regroupements analogiques. Cette démarche nous permet d’identifier, de nommer et de classer les catégories qui émaillent le journal de bord, et d’ériger ainsi les thématiques majeures qui le constituent. Enfin, nous confrontons les résultats ainsi dégagés à diverses références théoriques, afin de mettre en lumière les littératies numériques qui peuvent être appréhendées dans un dispositif pédagogique universitaire. A travers cette double démarche (analyse de contenu et confrontation à des travaux académiques), nous ambitionnons de tisser un fructueux dialogue enseignant-chercheur / praticien-ingénieur pédagogique (Lameul, Loisy, 2014), en vue de saisir la morphologie et les enjeux des ingénieries pédagogiques hybrides qui oeuvrent à l’acquisition de littératies numériques par les étudiants.
Morphologie et enjeux des ingénieries pédagogiques hybrides centrées sur les littératies numériques
Conduite de projet hybride… et alphabétisation numérique des étudiants
Dans l’ingénierie du Projet Up, les étudiants travaillent sur une conduite de projet : ils ont pour mission de mettre en visibilité les initiatives (pédagogiques, administratives, associatives, estudiantines…) émergeant dans leur département (information-communication), dans leur composante (Institut des Technosciences de l’Information et de la Communication - ITIC), voire dans leur université (Université Paul-Valéry Montpellier 3).
Cette conduite de projet est hybride. En effet, le travail réalisé dans le cadre du Projet Up repose sur une articulation entre présentiel, présentiel enrichi, et distanciel synchrone et asynchrone. Les étudiants travaillent en mobilisant différentes plateformes, sollicitées en soutien du processus d’apprentissage (Charlier et al., 2006 ; Paquienséguy, Pérez-Fragoso 2011 ; Fleck, Hachet, 2016) et en vue de faciliter le travail en présence et à distance. Notre ingénierie est articulée à un appareillage numérique multi-plateformes, qui conduit les étudiants à prendre en main et à s’approprier trois plateformes : 1) une page Facebook interne à l’agence junior ; 2) un espace de travail collaboratif Google Drive ; et 3) un groupe WhatsApp. La page Facebook (créée par les enseignantes puis administrée par l’agence-junior) tient lieu de journal de bord des activités de l’EEP et d’espace privilégié pour les échanges internes. Elle permet de partager des informations et des contenus (programme des séances, comptes-rendus, commentaires sur les travaux), d’échanger sur les projets en cours, mais également d’effectuer des sondages et des votes. Le Messenger Facebook, intégré à cette page Facebook, sert d’espace de dialogue instantané (durant les séances distancielles synchrones notamment) et de relai pour les échanges d’informations (durant les temps de travail asynchrone). L’espace Google Drive, quant à lui, constitue le point de rendez-vous pour de nombreuses activités collaboratives à distance. Cet espace permet à tous les acteurs du projet de déposer, partager, organiser des dossiers, des contenus, des documents, en travaillant tantôt ensemble (en synchrone) tantôt indépendamment (en asynchrone). Enfin, le groupe WhatsApp est dévolu aux échanges directs et ponctuels sur l’en-cours, ainsi qu’à la diffusion des informations urgentes, souvent pratiques ou informelles (par exemple : des changements d’horaire, de salle, un aléa technique…). Notons qu’outre ces plateformes, nous mobilisons une salle de travail expérimentale innovante, la salle Archipel de l’université Paul-Valéry (Montpellier, France) spécialement conçue et équipée pour le travail connecté, grâce à un mobilier reconfigurable, composé de sept îlots, équipés de tablettes, reliées à un système de partage d’affichage par vidéo-projection.
Le recours à une conduite de projet hybride - en appui sur la mobilisation, la manipulation et la gestion de diverses plateformes numériques - permet aux étudiants de se familiariser aux outils numériques et aux langages, aux codes des plateformes. En effet, notre conduite de projet hybride permet in fine aux étudiants d’acquérir un premier alphabet ainsi que quelques fondamentaux de la syntaxe numérique… et par là, une première capacité à écrire et à lire en langage numérique. En d’autres termes, une capacité à devenir des acteurs alphabétisés, insérés (Bouchardon, 2014) à la culture numérique, “maîtris[ant] les outils et les codes qui [...] permettent de s’exprimer et de communiquer [...]” (Aguilar et al., 2014) par l’intermédiaire des outils numériques. Des sujets alphabétisés à la culture multimodale du XXIème siècle, et ainsi préparés à l’exigence de multi-alphabétisation (audiovisuelle, technologique, digitale) prégnante dans le monde contemporain (Aréa et al., 2008).
Bien sûr, il est nécessaire de préciser que les étudiants ne sont pas arrivés totalement "vierges", "analphabètes du numérique" à leur entrée dans le dispositif. Ils ont tous, dès le départ, en tant qu’individus bien ancrés dans leur époque et dans ses usages, une pratique - souvent intuitive - des outils numériques que nous mobilisons dans notre dispositif (Facebook, Whatsapp, Google Drive)[4]. Mais le Projet Up les amène à aller au-delà de cette pratique intuitive, à dépasser ce statut de néo-alphabètes du numérique, en acquérant de nouvelles connaissances, notamment sur les fonctionnalités et le langage des plateformes (lexique, grammaire, syntaxe). Pour ne citer que quelques exemples, les étudiants ont découvert : 1) sur Facebook, les votes et pins (allant au-delà des murs, feeds et posts qu’ils connaissaient déjà) ; 2) sur Google Drive, la co-écriture synchrone, les commentaires in ipso textu et en marge des documents, les conventions de nommage de fichiers, les modalités propres aux dossiers partagés[5] (dépassant le dépôt et le partage de documents qu’ils avaient déjà eu - pour la plupart - l’occasion d’expérimenter) ; 3) sur WhatsApp, les partages de médias, de liens et de QR-codes (dépassant les discussions instantanées - individuelles ou en groupes - qu’ils maîtrisaient souvent déjà). En ce sens, le Projet Up a permis aux étudiants de dépasser leur statut de primo-alphabètes du numérique, et de devenir des techno-alphabètes plus aguerris, détenteurs d’un degré d’alphabétisation plus poussé… permettant à l’enseignante d’envisager un nouveau défi : transcender cette phase d’alphabétisation, et les conduire, au delà, vers l’acquisition d’un véritable lettrisme numérique.
Collaborations en ligne… pour des étudiants lettrés de la culture numérique
Dans le cadre du Projet Up, nous ne nous contentons pas de pousser les étudiants à devenir des individus alphabétisés au numérique. Nous ancrons notre conduite de projet dans un ensemble de collaborations en ligne, qui poussent les étudiants à acquérir progressivement le statut de lettrés au numérique.
En effet, la mission principale donnée aux étudiants dans le cadre du Projet Up est d’assurer la promotion de projets qui émergent dans leur département, dans leur composante, ou encore dans leur université. Cette mission les amène à tisser une multitude de collaborations en ligne, avec des acteurs particulièrement variés (Baudrit, 2007 ; Casteignau, Gonon, 2006) : demande d’informations (par courriels) aux commanditaires des projets promus ; interviews (en visio-conférences) avec les acteurs impliqués dans ces projets (enseignants, étudiants d’autres niveaux...) ; échanges (dans le groupe de discussion Whats App) avec les enseignantes, les tuteurs pédagogiques et les membres de l’agence Up ; votes et sondages (sur la page Facebook interne) au sein de l’agence ; co-écriture et co-conception de contenus promotionnels (sur Google Drive) entre membres de l’agence Up ; envoi des contenus promotionnels (par courriel) aux membres de l’administration pour validation ; partage de ces contenus (via les réseaux socio-numériques) à toute la communauté universitaire (étudiants, enseignants, membres de l’administration abonnés aux comptes RSN de la composante…).
Ces collaborations en ligne, particulièrement diversifiées et protéiformes, amènent les étudiants à dépasser le statut d’alphabètes du numérique et à devenir de véritables lettrés du numérique, soit des individus qui ne se contentent pas d’utiliser des outils numériques - sur un plan technique, et de manière intuitive, spontanée - mais se montrent capables d’adopter une posture réflexive vis-à-vis de leurs usages.
A ce titre, les différentes collaborations en ligne impulsées par le Projet Up incitent notamment les étudiants à réfléchir à l’importance des choix de plateformes et plus précisément à la plus grande pertinence de certaines plateformes pour diffuser certains types de contenus et / ou toucher certaines cibles. Sur ce point, nous avons pu constater que certains étudiants s’emparaient peu à peu du statut de lettrés du numérique, lorsqu’ils nous ont fait part de suggestions, particulièrement pertinentes, concernant le choix de nouvelles plateformes. En effet, les étudiants du Projet Up se sont montrés force de proposition, et ont été à l’origine de la création du compte Instagram de notre composante, plus adapté (que Facebook, notamment) pour toucher certaines cibles (la cible étudiante, notamment) et pour mettre en visibilité certains contenus (visuels, contenus ponctuels/éphémères, sondages, renvoi vers les différents réseaux sociaux de l’agence Up…) grâce aux fonctionnalités offertes spécifiquement par la plateforme Instagram (reels, trends, votes, swipes up) ; “Avec Facebook, on touche plus les étudiants, c’est fini” ; “Sur Facebook, on capte que l’administration et les profs mais on a pas les étudiants” ; “Avec Insta, on aurait beaucoup plus de followers et de likes” ; “Pour cette commande, ya que du visuel : un carrousel ou un reel Insta, ça irait 100 fois mieux que Facebook”.
En outre, les collaborations induites par le Projet Up ont conduit les étudiants à s’interroger sur certains outils numériques qu’ils mobilisaient déjà, avant le Projet Up, de manière relativement naïve, spontanée et essentiellement dans la sphère privée, avec le plus souvent pour finalité des échanges amicaux et le maintien des liens sociaux. En effet, dans le cadre du Projet Up, ils ont découvert un certain nombre de réflexions afférentes aux usages professionnels - et non plus uniquement personnels - des plateformes. Ils ont notamment pris conscience qu’on ne peut adopter le même langage numérique selon la plateforme, selon l’objet et l’objectif du message à transmettre, ou encore selon le destinataire : “ben oui, là, on fait une publi officielle, tu peux pas écrire comme ça.” ; “comment on transforme le mail institutionnel pour le post Insta du coup ? ; “pour Insta, on peut pas reprendre le mail de faire-part de naissance de l’agence tel quel, il fait trop officiel” ; “et pour Facebook, on garde quoi ?”. Les étudiants ont ainsi appris à répercuter, dans l'écriture numérique, la grille de niveaux de langue qu’ils mobilisent dans le champ de la rédaction non numérisée.
En ancrant le Projet Up dans une conduite de projet collaborative et hybride, nous poussons ainsi les étudiants à devenir des individus lettrés de la culture numérique, soit des individus “capables non seulement d’utiliser des outils [numériques] mais aussi de comprendre en quoi [ces outils] influent sur nos manières de construire la connaissance et d’agir en relation avec autrui” (Bouchardon, Cailleau, 2018). En d’autres termes, des individus capables de “[...] développer les compétences [, les] capacités cognitives relatives à la compréhension et à l’élaboration de l’information, pour la communication et l’interaction sociale numérique” (Aguilar et al., 2014). Nous cherchons ainsi à franchir le “fossé littératien” (Guichard, 2017) qui sépare “les lettrés du numérique et les personnes en contact avec cette nouvelle écriture, mais qui ne la maîtrisent que sommairement” (Guichard, 2017). En effet, nous amenons les étudiants à comprendre que les outils numériques ne sont pas simplement des outils techniques, mais plutôt des ressources permettant d’agir sur le monde, sur la vie sociale, et d’interagir avec les autres (échanger, discuter, écrire, travailler, collaborer, promouvoir) avec - et dans - la sphère numérique. Nous invitons les étudiants à envisager les outils numériques mobilisés dans notre dispositif (Facebook, Whats App, Google Drive) comme un “milieu” (Bouchardon, Cailleau, 2018) qui se trouve autour d’eux, mais également entre eux et les autres ; un “milieu constitutif” (Cailleau et al., 2018) qu’ils peuvent co-transformer, avec les acteurs avec lesquels ils sont amenés à interagir (Bouchardon, Cailleau, 2018). Cette démarche fait écho aux réflexions de Bouchardon et Cailleau (2018), indiquant que “l’enseignement de l’écriture numérique idéal articulerait [...], dans un même mouvement, un enseignement du milieu technique et un enseignement de la littérature numérique” (Bouchardon, Cailleau, 2018). Nous nous efforçons ainsi de ne pas faire du Projet Up un apprentissage technique, mais d’articuler apprentissage technique et sensibilisation à la littérature numérique, afin de ne pas seulement “alphabétiser” nos étudiants au numérique, mais de former de véritables “lettrés” du numérique, des “e-lettrés” (Bros, 2015), conscients qu'"il n’y a pas de milieu technique qui ne soit aussi un milieu social” (Bouchardon, Cailleau, 2018).
Posture techno-critique… pour de futurs érudits du numérique
Outre le fait d’encourager les étudiants à devenir des individus “lettrés” du numérique, nous nous efforçons constamment, dans le cadre du Projet Up, de pousser les étudiants à devenir de véritables érudits du numérique, capables d’adopter une posture techno-critique à l’égard du milieu numérique. Nous nous efforçons de stimuler des échanges, des débats notamment à l’égard des outils numériques, et nous invitons sans cesse les étudiants à se questionner sur les implications que peuvent avoir leurs pratiques numériques.
Nous rappelons notamment que la publication de contenus en ligne consiste à rendre ces contenus visibles, publics, et engage en ce sens leur image, leur (e-)réputation, mais également celle de leur équipe (agence Up), celle des commanditaires, celle de l’université (département, composante). Nous les alertons systématiquement sur la nécessité de concevoir et publier des contenus qualitatifs et triplement validés (validation “démocratique” de l’agence Up, validation professionnelle des commanditaires, validation institutionnelle de l’administration). Ceci afin de ne pas compromettre leur image, leur réputation, leur crédibilité, leur intégrité, mais également celles de leurs collaborateurs (membres de l’agence Up, professionnels, institution). Nous rappelons ainsi, à chaque fois qu’un étudiant soumet la publication d’un contenu, que la publication d’un contenu bâclé, non validé par l’intégralité de l'écosystème Up, expose l’étudiant et ses collaborateurs à de fâcheuses situations (discrédit, bad buzz, voire incident diplomatique, si ce contenu entache ou met en défaut la réputation d’un commanditaire, d’une instance de l’université…). Au fil du dispositif, nous constatons que ces efforts portent leurs fruits, dans la mesure où les étudiants commencent à adopter une posture critique à l’égard de leurs usages, et à conscientiser les processus de communication qui s’y jouent : “d’habitude, quand je poste pour moi, je réfléchis pas à ça, mais là c’est la fac” ; “quand on est sur nos comptes à nous, on pense pas aux tags, aux logos de la fac, etc” ; “là on représente info-com, on peut pas faire des fautes, ou oublier de citer des gens, ou faire un bad buzz”.
Outre cette sensibilisation aux enjeux réputationnels des pratiques numériques, nous sensibilisons les étudiants aux risques et aux dangers inhérents au recours aux machines et aux plateformes numériques (Selwyn et Facer, 2013 ; Feenberg, 2014 ; Gras, 2015). Nous évoquons souvent, durant les séances, les problématiques liées à la nétiquette (Latzko-Toth et Proulx, 2013) et à l’utilisation (voire la commercialisation) des données en ligne, notamment par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), mobilisés dans le cadre du Projet Up (Google Drive, Facebook, WhatsApp…). Nous incitons les étudiants à s’interroger sur les plateformes via lesquelles ils échangent ou publient des contenus, en leur rappelant les débats liés à la cybersécurité, à la sécurité des plateformes (Arpagian, 2018), ou à la récupération des données personnelles par des tiers intéressés (Douville, 2018), questions sur lesquelles les GAFAM sont aujourd’hui particulièrement incriminés. Nous les incitons à rester vigilants quant au devenir des contenus qu’ils publient sur le web, en leur rappelant que ces contenus peuvent être récupérés, republiés par des milliers, voire des millions d’internautes. Nous attirons également leur attention et sollicitons leur vigilance quant aux phénomènes de circulation de contenus et de violation de propriété intellectuelle, très répandus sur le web, afin qu’ils s’approprient, au fil des travaux réalisés, les principaux fondamentaux du droit du numérique.
A travers ces différentes formes de sensibilisation (aux enjeux des pratiques, aux risques liés aux outils), nous cherchons à offrir aux étudiants les bases d’une culture, d’une citoyenneté numérique (Greffet, Wojcik, 2014). Notre ambition est d’instiller chez les étudiants les fondements d’un recul critique et une volonté d’approfondir leur maîtrise des outils numériques, non plus comme de simples lettrés mais, idéalement, comme de futurs érudits de ce milieu. Notre objectif est ainsi de les inviter à adopter une posture techno-critique, en vue de les rendre capables - au fur et à mesure de leur maturation intellectuelle et de leur progression dans le cursus entrepris - d’évoluer progressivement vers une posture d’érudits du monde du “tout-numérique” (Galliano, 2021). Sur ce point, certains débats, ayant émergé dans le cadre des séances Up, se sont avérés très encourageants, et nous ont permis de constater que nos efforts commençaient à porter leurs fruits. En effet, certains membres de l’agence Up ont lancé des débats contestataires, émis des réserves, invité à la prudence, mis en garde le groupe, à l’égard de certaines plateformes (les GAFAM, notamment) ou de certaines pratiques (partage de données risqué, serveurs insécures, publications prématurées ou non maîtrisées dans leur devenir…): “de toute façon, moi, mon compte Facebook, il est devenu un peu vitrine ; depuis qu’on a parlé de tous les risques, je fais super attention ; avant pas du tout” ; “moi, mis à part les docs qu’on fait pour Up, je fais beaucoup plus gaffe à ce que je partage via Google Drive” ; “maintenant, avant d’autoriser les données, je fais ‘pause””. Ces débats nous ont permis de vérifier que nous avions fourni aux étudiants un certain nombre de clés leur permettant d’avoir la vigilance, parfois même la méfiance requises à l’égard des outils numériques. Plus précisément, ils nous ont permis de constater que nous leur avions procuré un bagage techno-critique leur permettant de devenir des individus conscients, lucides, informés, éclairés quant aux enjeux des technologies, et à ce titre capables de devenir progressivement, des érudits du numérique.
Littératies et translittératie
En combinant conduite de projet hybride, collaborations en ligne, et posture techno-critique, l’ingénierie du Projet Up incite les étudiants à devenir des êtres alphabétisés, lettrés, voire de potentiels érudits du numérique : elle leur donne les outils, les connaissances et les bases de la prise de recul nécessaires à cette évolution progressive.
De manière plus transversale, l’ingénierie du Projet Up incite les étudiants à acquérir une multitude de littératies, soit des “capacités de base”, des “compétences” et “une culture de l'information'' (ENSSIB, 2014). Plus particulièrement, elle leur permet de s’approprier différentes littératies numériques (Le Deuff, 2012 ; Hoechsmann, Dewaard, 2015) qu’ils se doivent ou se devront de maîtriser s’ils souhaitent devenir des acteurs sociaux adaptés à la fois au milieu universitaire dans lequel ils évoluent et au monde socio-professionnel qu’ils seront amenés à intégrer.
Au fil des sections supra, nous avons abordé quelques-unes des littératies numériques, travaillées dans le cadre du Projet Up : l’usage formel et informel de plateformes numériques, la conduite de projet hybride et agile (Messager, 2013 ; Collignon & Schöpfel, 2016), le travail collaboratif en présentiel enrichi et en tout distanciel (Bourgatte et al., 2016), la collaboration en ligne synchrone et asynchrone, l’écriture et la co-écriture en ligne, la co-conception de contenus en ligne, l’écriture dans et pour le web, la publication sur les réseaux socio-numériques, le community management, la promotion transmedia, le réseautage en ligne… Ce compendium, bien qu’il soit non exhaustif, montre que notre ingénierie pédagogique sensibilise les étudiants à une multitude de littératies, au croisement du numérique, de l’universitaire et du professionnel, précieuses sinon cruciales pour leurs études, leur carrière et leur avenir.
En articulant ainsi, dans notre scénario pédagogique, ces différentes littératies, nous sensibilisons les étudiants à la translittératie (Bourdeloie, 2012), soit « l’habileté à lire, écrire et interagir par le biais d’une variété de plateformes, d’outils et de moyens de communication, de l’iconographie à l’oralité en passant par l’écriture manuscrite, l’édition, la télé, la radio et le cinéma, jusqu’aux réseaux sociaux" (Thomas, 2007). Dans le cadre de notre dispositif, nous avons à cœur d’insuffler cette dynamique translittéracique, c’est-à dire “une littératie qui s’exerce sur une multitude de supports et de médias, une métalittératie qui peut être mobilisée dans différentes circonstances” (ENSSIB, 2014). En effet, cette dynamique transliterracique représente selon nous une spirale vertueuse pour l’apprentissage, car les différentes littératies travaillées (numériques, universitaires, professionnelles…) se complètent et s’enrichissent mutuellement. En outre, la dimension translitteracique permet de former les étudiants à une culture globale (numérique, professionnelle, académique, culturelle, sociale…) et de leur procurer ainsi un bagage indispensable à leur réussite professionnelle, universitaire, personnelle. Elle nous permet in fine de “dépasser la seule formation aux usages [des outils numériques] et donc une pragmatique immédiate, pour aller vers une formation plus progressive, mieux inscrite” (ENSSIB, 2014), située à la convergence de l’éducation aux médias, à l’information et à l’informatique (Delamotte et al., 2014).
Conclusion et perspectives
Le numérique impose aujourd’hui - tant à la société civile dans son ensemble qu’au microcosme universitaire - de nombreuses adaptations et transformations. Dans le champ de l’enseignement universitaire, qui est au cœur de la présente contribution, les technologies numériques intiment aux enseignants d’inventer de nouvelles didactiques et de penser des ingénieries pédagogiques en adéquation avec les exigences contemporaines : en d’autres termes, des ingénieries capables de donner aux étudiants les littératies - numériques - leur permettant de devenir des individus adaptés au monde - éminemment numérique - dans lequel ils évoluent et seront amenés à évoluer. Dans ce contexte, nous avons choisi de centrer notre étude sur un dispositif d’aide à la réussite universitaire (intitulé Remédiation, et rebaptisé Projet Up) que nous avons conçu pour le département information-communication de l’université Paul-Valéry de Montpellier. Ce dispositif, destiné aux étudiants en première année de Licence, est particulièrement tourné vers la sensibilisation aux littératies numériques. En effet, il invite les étudiants à constituer une agence de communication-junior et à tisser des collaborations hybrides en vue de faire la promotion (en ligne, sur différents réseaux socio-numériques) des initiatives qui émergent dans leur établissement (département, composante, université). Dans la présente contribution, nous avons étudié et interrogé ce dispositif, au moyen d’une étude qualitative et ethnographique, afin d’examiner la morphologie et les enjeux de ce type d’ingénierie. Notre étude nous a permis de mettre au jour quelques-uns des ressorts pédagogiques qui peuvent être utilisés pour travailler aujourd’hui les littératies numériques. En effet, nous avons montré que les conduites de projet hybrides, stimulant les collaborations en ligne et incitant les apprenants à adopter une posture technologico-critique, pouvaient permettre d’aborder et de sensibiliser les étudiants aux littératies numériques. En poussant l’étude, nous avons vu que ce scénario pédagogique offrait plus précisément aux étudiants des clés leur permettant de devenir des individus alphabétisés, lettrés, voire même de futurs érudits de la culture numérique.
Ces différents constats sont d’autant plus précieux qu’ils peuvent s’avérer inspirants pour d’autres pédagogues et formateurs, car l’un des enjeux d’une ingénierie telle que celle que nous avons présentée est, selon nous, son potentiel de transférabilité. En effet, le choix pédagogique que nous avons opéré (l’ancrage de notre dispositif dans un conduite de projet hybride, stimulant les collaborations en ligne, et incitant à une posture techno-critique) peut pleinement être adopté dans d’autres situations d’apprentissage, d’autres dispositifs pédagogiques, d’autres disciplines, voire d’autres établissements, du fait même du caractère fondamentalement universel et transdisciplinaire des technologies numériques. Ainsi, de par leur transférabilité, les éléments introduits dans la présente contribution représentent des leviers susceptibles d’alimenter les réflexions et les pratiques des enseignants cherchant à former et sensibiliser aux littératies numériques, et ce, quel que soit le système éducatif et le niveau de formation dans lequel ils interviennent. En cela, notre contribution délivre un ensemble de pistes et de perspectives qui élargissent, selon nous, le spectre des pratiques pédagogiques tournées vers l’acquisition, la mise en œuvre compréhensive et l’analyse critique des littératies numériques.
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Notes
[1] Illectronisme : contraction d'illettrisme et d’électronique.
[2] Notons que le premier degré d’alphabétisation (maîtrise des outils numériques) est assez largement intégré dans les cursus universitaires, alors que les deux autres (devenir un lettré et un érudit du numérique, capables de comprendre, d’analyser, d’agir, de rétroagir sur ses propres pratiques numériques) restent encore de vastes domaines à explorer par les pédagogues.
[3] Notre ingénierie cherche à revaloriser le travail sur l’écrit, en travaillant dans la dynamique d’un fablab d’écriture collaborative et agile, qui permet d’aborder l’écriture autrement, de manière agréable, fédératrice, professionnelle et non stigmatisante.
[4] Dès le début du projet, les étudiants ont déjà une connaissance et une pratique - souvent intuitive et spontanée - des outils que nous mobilisons dans le cadre du Projet Up, à des degrés qu'il conviendrait toutefois de préciser au cas par cas (Facebook est assez peu connu et perçu comme désuet, Google Drive plutôt assimilé à un outil de travail, tandis que WhatsApp bénéficie d’une grande popularité.
[5] Sur Google Drive, les étudiants découvrent que lorsqu’ils créent et partagent un grand dossier commun, cela permet du même coup à tous de consulter les travaux de tous les autres, affiliés au grand groupe et au grand dossier.