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Professeur en philosophie du numérique et logique mathématique
COSTECH UR-2223
Université de Technologie de Compiègne
Rue Roger Couttolenc 60 200 Compiègne France VERLAET Lise Professeur des universités en Sciences de l'Information et de la Communication
Directrice de l'ITIC
UR LHUMAIN
Institut des Technosciences de l'Information et de la Communication (ITIC)
Université Paul-Valéry Montpellier 3 Route de Mende 34 199 Montpellier France |
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Bachimont, B. & Verlaet, L. (2024). Le numérique comme objet, le numérique comme système. Revue Intelligibilité du numérique, 6|2024. [En ligne] |
Résumé : Ce numéro de la revue Intelligibilité du numérique explore le numérique sous deux perspectives, le numérique en tant qu'objet et le numérique en tant que système. Il met en lumière les implications du numérique dans la manipulation et l'interprétation des contenus, en insistant sur la rupture apportée par la grammatisation numérique. Cette grammatisation se distingue par son code formel arbitraire, permettant de manipuler les données de manière indépendante de leur signification. Le numérique, compris comme système, révèle les réalités physiques, sociales et culturelles grâce à ses capacités de discrétisation calculatoire. Toutefois, il introduit des tensions entre ce que les calculs permettent et ce qu’ils révèlent, ainsi que des résistances ou incohérences. L’omniprésence du numérique dans notre rapport au monde amène également à le considérer comme un milieu, milieu qu’il est nécessaire d’appréhender à travers une culture numérique pour pouvoir naviguer dans cet environnement. Les différents articles issus de ce Varia illustrent des thématiques telles que le dialogue humain-machine, la manipulation symbolique, les impacts de l’IA générative, les transformations culturelles comme la bande dessinée numérique, et les usages pédagogiques du numérique en contexte socio-économique complexe. Ce numéro soulève l'importance de réguler le numérique pour adresser les défis éthiques et sociétaux qu'il pose.
Mots-clés : numérique, grammatisation, calcul symbolique, système numérique, culture numérique, milieu numérique.
Title : The digital as an object, the digital as a system
Abstract: Combining constructivist approaches and the framework of complex thought, this article aims to explore the digital realm as a technoscientific artifact, analyzing the paradigmatic transformations it introduces in the production, validation, and dissemination of knowledge. Digital technologies, at the core of the technoscientific ecosystem, are no longer confined to their role as tools but emerge as central actors in the dynamics between science, technology, and humanity. This research relies on a comparative analysis of the paradigms and methodologies inherent to two types of technoscientific artifacts. On the one hand, technologies of intelligence or symbolic AI represent a knowledge-aggregating instrumentation that supports human cognitive capacities through interpretable frameworks. On the other hand, intelligent technologies or connectionist AI are data-driven and prediction-based systems, often opaque and relying on self-learning mechanisms. The hybridization of symbolic and connectionist AI is proposed as a solution to reconcile technological power with ethical and reflective science, while preserving transparency, contextualization, and humanity.
Keywords: digital, grammatization, symbolic computation, digital system, digital culture, digital environment.
En prenant le sens objectif du génitif, l’intelligibilité du numérique renvoie à la capacité d’en rendre raison, de le comprendre et de le mettre en perspective. Le génitif subjectif renverrait plutôt à ce que le numérique permet de construire ou de constituer quant à l’intelligibilité, ce qu’il permet de comprendre. Comprendre le numérique, comprendre par le numérique, constituent les deux clés d’entrée de ce numéro.
Le numérique comme objet : l’ascèse du signe ou une manipulation sans signification
Ces clés ne sont pas deux approches qu’il faut appréhender successivement, comme si elles étaient complémentaires mais indépendantes. Souvent, l’une est la condition de l’autre et permet de la comprendre. C’est que le numérique est d’abord une ascèse du signe où les symboles calculatoires ne sont considérés que du seul point de vue manipulatoire, indépendamment de toute interprétation sémantique, pour être ensuite mobilisé pour coder toutes sortes d’entités, contenus, documents, interactions, processus : ces entités se retrouvent déployées selon le potentiel manipulatoire des symboles du calcul. On constate alors comment l’interprétation de ces entités se prête ou non à ces réseaux de calcul, la résistance au calcul mettant en évidence à la fois ce que le numérique fait au contenu (on en apprend alors sur le numérique et son agentivité) et ce que le contenu oppose au numérique (on en apprend alors sur le contenu lui-même, le numérique étant son révélateur). S’il est important de comprendre le calcul pour lui-même, et le numérique comme code calculatoire, c’est que cette compréhension permet d’envisager comment le déploiement calculatoire devient un révélateur, un observatoire ou encore un laboratoire pour comprendre les effets de sens produits sur les entités manipulées.
Un tel processus n’a en soi rien d’inédit ni de surprenant. Ce sont tout simplement les vertus de l’analyse. Si on se rappelle que l’analyse signifie, étymologiquement, le fait de découper de part en part, c’est-à-dire de décomposer en fragments, de segmenter un contenu, on voit que le calcul numérique est un principe analytique de plus permettant de décomposer un contenu. Mais cette fragmentation analytique est poussée à sa limite la plus extrême, car la décomposition permise par le numérique aboutit à des fragments qui ne partagent plus de signification commune avec l’entité analysée. En effet, on suppose généralement que les mots en lesquels un texte se décompose portent le sens du texte ou en héritent : c’est la raison pour laquelle on s’attend à ce qu’un moteur de recherche nous renvoie des documents pertinents à partir des mots-clés soumis lors de la requête. Mais les 0 et 1 qui permettent de manipuler un texte n’ont plus de dépendance directe avec ce texte : modifier un 0 ou 1 aura une conséquence arbitraire sur ce contenu. S’il existe bien un lien articulant des octets à des caractères, la séquence 01100001 valant par exemple la lettre « a » selon le code ASCII, le fait de changer un 0 ou un 1 de cette séquence pourra donner un résultat quelconque sans lien particulier avec cet alphabet (par exemple changer le premier 0, à gauche en un 1 donne une séquence qui ne correspond à rien en ASCII) ou pourra être relue selon un autre code pour renvoyer un autre contenu (par exemple, le code d’une couleur pour un pixel, quantifiée sur 8 bits).
Le numérique comme grammatisation et discrétisation du réel
La différence que le numérique apporte comparativement aux approches habituelles de grammatisation (en comprenant la grammatisation comme le processus selon lequel un système d’expression est discrétisé pour être manipulé, une telle manipulation reconfigurant alors le pouvoir expressif de ce système (Bachimont 2019)) est l’introduction d’un code formel arbitraire, ce dernier ne portant en lui-même aucune des contraintes sémantiques propres au contenu grammatisé. Si on peut dire que le langage grammatise le réel, nos énoncés et nos termes phonétiques fragmentant le réel (le plan de contenu cher à Hjemslev (1971)), ou que l’écriture grammatise la parole, il reste toujours un résidu, une solidarité entre le fragment et le tout grammatisé. Le signe n’est jamais totalement arbitraire ou immotivé. Ce en quoi innove le numérique est le fait d’une grammatisation de rupture, instaurant un code aveugle, défini par sa seule manipulabilité, indépendamment des codifications dont ce code est issu ou qui permettent de l’interpréter.
Cette rupture instaure dès lors une capacité à construire un système de discrétisation manipulatoire se mettant en résonance avec une interprétation sur laquelle se projette cette discrétisation. L’interprétation faite du calcul effectué projette sur le signifié, le matériau représentant, le découpage et les articulations propres aux symboles du calcul. Mais comme rien ne garantit d’avance la cohérence et la compatibilité entre le système discret du calcul et l’interprétation qui en est faite, il peut surgir des résistances, biais ou incohérences entre ce que fait le calcul et ce qu’on lui fait dire. L’enjeu est donc ce comprendre en quoi la discrétisation du calcul permet de discrétiser le réel et de se l’approprier dans ces termes (Stiegler, 2005).
Le numérique comme système
C’est là que s’opère la transition entre la compréhension du numérique comme objet, comme système discret de manipulation, et la compréhension du numérique comme système : comme éclairage sur les réalités du monde (physique, social, culturel, selon toutes les facettes à travers lesquelles on mobilise le numérique comme objet ou calcul), où ces réalités se révèlent à partir de l’arbitraire manipulatoire qu’on leur impose. C’est ainsi que le numérique peut devenir un laboratoire pour comprendre ce que sont ces réalités grâce aux écarts, résistances, ou déploiements qu’on l’observe quand on mobilise en leur sein les outils numériques. C’est ainsi que Serge Bouchardon (2014) a exploré comment la littérature numérique permet d’éclairer et approfondir la notion même de littérature. De même, comment comprend-on le langage quand on considère des robots qui alignent des caractères ou émettent des sons (cf. l’article de François Péréa dans ce numéro) ? Que nous révèle le numérique sur la forme médiatique qu’est la bande dessinée quand on considère ce que le numérique permet de faire ou d’élaborer dans ce contexte (cf. l’article de Pascal Robert dans ce numéro)? ?
Le numérique comme système peut donc être compris comme le déploiement des possibilités calculatoires dans les différents pratiques ou sur les différents contenus que l’on peut considérer. L’idée sous-jacente est alors que la logique systématique propre au calcul doit composer avec celle propre à la réalité dans laquelle le numérique est mobilisé : le numérique comme système rencontre, altère ou reconfigure des systèmes qui n’ont pas attendu le numérique pour se mettre en place et déployer leur propre systématicité. Mais la réalité du numérique comme système entraîne des reconfigurations en termes d’acteurs (par exemple, les opérateurs de réseaux, les éditeurs de logiciel, les fournisseurs de services comme les GAFAM, etc.), en termes de contenus, en termes de pratiques qui peuvent être étudiés et compris tant du point de vue du système numérique que des systèmes numérisés.
C’est ainsi qu’il est nécessaire d’observer et évaluer le système numérique du point de vue des systèmes numérisés : lors d’une journée d’étude organisée sous l’égide de la revue Intelligibilité du numérique, les participants ont fait remarquer que les biais systémiques ne pouvaient être mis en évidence qu’à travers des évaluations en contexte des outils élaborés, en particulier dans le contexte des données de santé. De même, la régulation des systèmes numérisés est indispensable et nécessite l’introduction de cadres éthiques servant de guides pour les acteurs. Cette tâche est d’autant plus nécessaire et difficile du fait de l’opacité algorithmique des calculs, ou encore de l’invisibilisation des composants numériques et des infrastructures. Il est souvent difficile de prendre la mesure du numérique comme système à travers les usages que l’on a des systèmes numérisés : c’est ainsi que les éléments organisationnels, énergétiques, économiques sont enfouis ou intégrés à l’usage d’un dispositif qui offre des services dont on ne voit que la consommation immédiate ; consulter une vidéo sur un téléphone portable repose sur des réseaux, des serveurs, des protocoles, un ensemble d’infrastructures, d’outils, de décisions qui rendent possibles mais contraignent et configurent ces consultations. On retrouve ces discussions et débats dans les usages récents des IA génératives, une requête à un chatbot de ce type entraînant par un exemple un coût énergétique 10 fois supérieur à une simple requête auprès d’un moteur de recherche, alors que le service peut être considéré comme semblable.
Le numérique comme milieu
Mais au-delà du numérique comme système, on peut penser également au numérique comme milieu (Petit, 2009; Triclot, 2024). La différence est de point de vue. Alors que le système se caractérise globalement et qu’on le considère depuis un point de vue extérieur, comme un objet que l’on peut poser et penser, le milieu est un tout englobant qu’on ne peut jamais appréhender comme un tout car on y est plongé, il est notre milieu et donc on est au milieu de lui. Le milieu est ce qui nous excède et nous déborde, ce qu’on découvre par bribe et qui se reconfigure sans cesse. Or, le numérique fait milieu dans la mesure où notre rapport à ce qui nous entoure est de plus en plus médié par des artefacts numériques, le monde se révélant à nous à travers ce que les réseaux nous en donnent. Que ce soit notre soi qu’on exo-somatise en applications personnelles sur son téléphone (par exemple les applications de suivi sportif ou de développement personnel), ou les réseaux dits sociaux qui médiatisent les rapports à autrui, le numérique n’est pas ce que l’on considère mais ce à travers quoi on se rapporte au monde. Aborder le numérique comme milieu déborde donc la pensée systémique ou la pensée du système, mais demande sans doute une posture reposant davantage sur l’appropriation de ces outils en développant une culture du numérique. On retrouve par conséquent les préoccupations autour de la littératie numérique, ou du numérique, et du développement d’une culture lettrée, à savoir celle où l’on apprend sur soi en se décentrant de soi. Comme le rappelaient naguère Pierre Judet de la Combe et Heinz Wismann (2004) dans leur livre L’avenir des langues, repenser les humanités, si on apprend sa langue maternelle à l’école alors qu’on la pratique déjà, c’est qu’on y apprend une langue qui n’est pas seulement la sienne, une langue qui est notre milieu sans qu’elle ne le soit que pour nous, une langue qui a permis de constituer une culture qui pourrait être la nôtre sans l’être encore. Ce que cette considération nous suggère, c’est que la culture s’acquiert de l’intérieur, au milieu d’elle-même, en son sein. C’est la raison pour laquelle la mise à distance d’un milieu qui reste pourtant le nôtre passe par la constitution d’une culture lettrée, savante, érudite et d’un espace public associé, où l’on se rencontre et rencontre autrui à travers une culture non pas extérieure, non pas seulement systémique, mais partagée, co-construite, animée par des dynamiques contextuelles lui conférant toute sa complexité.
Les articles de ce numéro
Les différents articles publiés dans ce numéro illustrent et approfondissent, chacun à leur manière, cette dialectique du numérique comme objet, objet fonctionnant comme révélateur et laboratoire du numérique comme système.
Nous débuterons ce numéro avec l’article « Des origines du langage au dialogue naturel avec les machines : un regard anthropologique » de François Perea (2024), qui explore une rupture anthropologique majeure de l’interaction humaine : le fait que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un individu dialogue avec autre chose qu’un humain en s’attendant à une réponse qui simule l’interaction humaine. Ce phénomène, rendu possible par des avancées techniques et discursives, pose des questions fondamentales sur le langage, ses origines et ses usages au sein des interactions humains-machines. Cette rupture invite à reconsidérer le langage comme caractéristique centrale de notre espèce. Après avoir mis en lumière les hypothèses liées à l’évolution cognitive, anatomique et sociale – qui ont permis au langage de devenir une capacité symbolique complexe et narrative, au service de la structuration sociale et culturelle –, François Perea étudie les stratégies de personnalisation et de personnification induites par les dispositifs conversationnels rendant « naturel » un dialogue intrinsèquement artificiel. Ces dispositifs tendent ainsi à transformer la machine en interlocuteur plausible, redéfinissant par là même les frontières entre sujet et objet, questionnant la place de l’humain dans un continuum qui intègre cyborgs, humanoïdes et technologies augmentées
Toujours dans une perspective anthropologique, Pierre Lévy (2024) considère la place du numérique en mettant en lumière la nature symbolique de l’humanité et son rapport avec les transformations technologiques. Son article intitulé « La manipulation symbolique, entre l’intelligible et le sensible », à travers une analyse des dynamiques entre monde sensible et monde intelligible, retrace les étapes majeures de l’évolution culturelle et examine comment le numérique redéfinit ces relations. Pierre Lévy souligne que l’être humain s’est distingué des autres espèces par sa capacité à manipuler des symboles, traduisant des concepts abstraits en phénomènes sensibles, permettant ainsi la naissance du langage, des outils, et de structures sociales complexes. Pour l’auteur, les outils et artefacts prolongent les capacités humaines, intégrant des schémas symboliques qui modèlent les interactions physiques et sociales. Élément clé de la culture humaine, la technique et subséquemment le numérique est une stigmergie symbolique où chaque action modifie la mémoire collective globale, créant un système dynamique de communication et d’apprentissage. Cette même mémoire numérique mondiale étant utilisée par les intelligences artificielle pour abstraire des patterns et produire des contenus innovants, et soutenir ainsi nos processus cognitifs.
Ce lien entre mémoire numérique et IA illustre l’interconnexion entre les artefacts technoscientifiques et les capacités humaines, où l’innovation algorithmique devient un prolongement de la pensée humaine, mais aussi une force motrice qui redéfinit les frontières entre science, technique et société. A cet effet, Lise Verlaet (2024) analyse le numérique non comme un simple outil, mais comme un artefact central dans l’écosystème technoscientifique, capable de transformer les paradigmes de production, validation et diffusion des savoirs. L’article « Le numérique comme artefact technoscientifique : une « r-évolution » paradigmatique ? » distingue, d’une part, les technologies de l’intelligence émanation de l’IA symbolique considérées comme des systèmes résolument interprétables qui renforcent les capacités humaines en structurant et organisant des savoirs ; et d’autre part, les technologies intelligentes relevant de l’IA connexionniste qui repose sur des modèles auto-apprenants, puissants mais opaques, axés sur la prédiction et le traitement massif de données. Le numérique, en hybridant ces approches, redéfinit notre rapport au savoir en combinant puissance computationnelle et réflexion critique. Cette révolution, bien que porteuse de promesses, pose des défis éthiques et épistémologiques majeurs comme la transparence, le contrôle humain et contextualisation des usages. Lise Verlaet plaide ainsi pour une utilisation équilibrée de ces technologies afin de préserver une science réflexive et humaniste, où l’intelligence humaine demeure au cœur des processus décisionnels.
Dans ce contexte, Charles Bodon (2024) enrichit cette réflexion en introduisant la notion d’herméneutique computationnelle, qui propose d’utiliser le numérique et l’IA pour systématiser et mettre en réseau des textes, ouvrant ainsi des perspectives inédites pour l’interprétation. En effet, l’antique science herméneutique destinée à interpréter et révéler le sens caché des textes est devenue dans notre modernité l’art d’interpréter les contenus. Or, le numérique comme objet et l’IA qui en découle permettent de mettre en système les différents textes et de les faire ainsi dialoguer dans des paraphrases interprétatives. Si l’outil ne se substitue pas à l’activité interprétative, aux actes d’écriture et de lecture, il permet en revanche de mettre en réseau et système les énoncés ainsi produits. Ni modèles du monde, ni activités énonciatrices, les outils de l’herméneutique computationnel proposent un modèle de qui est dit et énoncé, matérialisant ainsi les parcours interprétatifs et offrant des ressources inédites pour la compréhension.
Ce cadre ouvre la voie à une réflexion sur la manière dont les IA génératives, étudiées par Anna Koleva (2024), participent à ce processus. Au sein de l’article « L’ontologie de l’IA générative en question(s) : essence et sens », l’auteure s’attache ainsi à dégager une phénoménologie des IA génératives. L’enjeu est de comprendre à quoi nous faisons face et comment nous pouvons y répondre quand nous recourons à ces outils. Anna Koleva reprend le débat ontologique sur la nature de l’IA et ses prétentions à la cognition à travers les figures de l’IA forte, l’IA faible et leurs acolytes pour ensuite aborder une complémentarité entre l’idéation humaine et la « corporisation » machinique, cette dernière donnant une matérialité et un substrat expressif aux idées. Les IA génératives seraient alors une prothétisation donnant un corps à nos idées, une schématisation technique des pensées. De manière encore plus globale, les IA génératives interrogent la phénoménologie du monde et d’autrui, modifiant les conditions de l’apparaître. C’est donc de manière sous-jacente le rôle constitutif de l’IA générative qui est interrogée ici.
Après avoir mis en lumière comment les IA génératives modifient notre rapport au monde et à autrui en incarnant une schématisation technique des idées, Pascal Robert (2024) examine comment le numérique, en tant qu’objet, reconfigure les formes culturelles comme la bande dessinée. L’article « La mémoire, le moteur et le petit lapin… Bande dessinée, régime de matérialité papier (RMP) et régime de matérialité numérique (RMN) » livre une réflexion sur le numérique comme révélateur de la bande dessinée, et surtout comment cette dernière permet de comprendre les déplacements entraînés par le numérique. En comparant les deux régimes de matérialité du papier et du numérique, l’auteur met en évidence une tendance technique propre au numérique privilégiant le temps sur l'espace, la manipulation sur la juxtaposition, tendance qui trouve une résistance dans la bande dessinée. Il y a par conséquent une tentative de subreption des formes de la bande dessinée par le numérique du fait de cette tendance, et ce que l’auteur appelle une subversion, que nous comprenons aussi comme une résistance, de la bande dessinée vis-à-vis du numérique et de sa tendance technique. De la bande dessinée numérique pour comprendre le numérique comme objet.
Cette exploration des régimes de matérialité numériques et de leur influence sur les formes culturelles trouve un prolongement dans les travaux d’Imen Ben Sassi, Hani Guenoune, Alexandre Bazin, Marianne Huchard, Mathieu Lafourcade et Jean Sallantin (2024). Au sein de l’article « Débats en ligne : l’analyse formelle de concepts comme outil d’extraction de connaissances », les auteurs présentent un processus automatisé d’assistance aux débats qui cible l’extraction d’associations entre les termes à partir des listes de termes-clés issues des arguments. Une association pertinente est celle qui permet d’inférer des connaissances nouvelles, et qui est elle-même non ou difficilement inférable. Ces listes sont co-élaborées par les utilisateurs et un système d’indexation. Les utilisateurs sont en effet amenés à proposer des termes-clés, ces derniers apportant une intelligibilité supplémentaire à leur propos. L’indexation sert alors de levier pour amener les utilisateurs à améliorer et à enrichir les listes de termes-clés, agissant comme un moteur pour la création de propos structurés. Cet article illustre comment la discrétisation calculatoire permet de reformuler l’expression des arguments et d’élaborer de nouvelles associations. On a donc à affaire ici à une grammatisation des débats grâce au numérique.
L’article « Appropriation et affordances des artefacts numériques dans le contexte spécifique de l’enseignement en RDC » de Jean-Christophe Tshimpaka Bodumbu (2024) explore comment les enseignants en République Démocratique du Congo (RDC), confrontés à des contraintes socio-économiques et infrastructurelles, s’approprient les artefacts numériques pour transformer leurs pratiques pédagogiques et leur environnement. S’appuyant sur le modèle de Coen et Schumacher (2006), l’étude met en évidence un processus en quatre dimensions (pédagogique, technologique, psychologique, sociale) et deux phases principales : la transformation, où l’usage des artefacts numériques s’intègre progressivement dans les pratiques, et la routinisation, caractérisée par une maîtrise régulière et indépendante. Les affordances des artefacts numériques – professionnelles, sociales et culturelles – sont aussi cruciales, permettant aux enseignants de combler les lacunes des ressources éducatives, d’améliorer leur image sociale et de renforcer la solidarité dans la communauté enseignante. Ainsi, l’appropriation des artefacts numériques devient un levier d’innovation et de résilience dans un contexte marqué par des défis complexes.
Enfin, les travaux de Clément Mabi (2024) viendront clore ce 6ème numéro de la revue Intelligibilité du numérique. Son article « La démocratie contributive et les communs numériques comme levier d’innovation citoyenne contre le covid 19 » explore le rôle transformateur des pratiques numériques durant la crise du COVID-19, mettant en lumière l’émergence de la démocratie contributive et des communs numériques. Face aux défis sanitaires, les gouvernements ont adopté des stratégies centralisées reposant sur des outils de surveillance et des données massives, tandis que les citoyens ont développé des initiatives collaboratives pour pallier les lacunes institutionnelles. Des projets comme Covid Tracker ou les communautés de « makers » ont produit des solutions innovantes et accessibles, telles que des outils de suivi épidémiologique ou des équipements de protection fabriqués localement. Clément Mabi distingue ces approches en soulignant leur potentiel pour redéfinir les rapports entre citoyens, institutions et technologies. L’article plaide en faveur d’un soutien accru des institutions publiques afin d’encourager et structurer ces communs numériques, condition nécessaire pour consolider une gouvernance participative et durable.
Références
Bachimont, B. (2019). Indexation et grammatisation. In E. Cavalié (Ed.), Où en est-on de l'indexation matière ? (pp. 9-23). Paris: Cercle de la librairie.
Ben Sassi, I., Guenoune, H., Bazin, A., Huchard, M., Lafourcade, M., Sallantin, J. (2024). Débats en ligne : l’analyse formelle de concepts comme outil d’extraction de connaissances. Revue Intelligibilité du numérique, 6|2024. [En ligne]
Bodon, C. (2024). Towards a Pragmatic Approach to Computational Hermeneutics. Revue Intelligibilité du numérique, 6|2024. [En ligne]
Bouchardon, S. (2014). La valeur heuristique de la littérature numérique. Paris: Hermann.
Hjemslev, L. (1971). Prolégomènes à une théorie du langage: Minuit.
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Mabi, C. (2024). La démocratie contributive et les communs numériques comme levier d’innovation citoyenne contre le covid 19. Revue Intelligibilité du numérique, 6|2024. [En ligne]
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Perea, F. (2024). Des origines du langage au dialogue naturel avec les machines : un regard anthropologique. Revue Intelligibilité du numérique, 6|2024. [En ligne]
Petit, V. (2009). Histoire et philosophie du concept de "Milieu" : individuation et médiation. (Thèse de doctorat en Philosophie). Université Paris 7, Paris. Available from http://www.theses.fr/2009PA070028
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Tshimpaka Bodumbu, J.-C. (2024). Appropriation et affordances des artefacts numériques dans le contexte spécifique de l’enseignement en RDC. Revue Intelligibilité du numérique, 6|2024. [En ligne]
Triclot, M. (Ed.) (2024). Prendre soin des milieux : Manuel de conception technologique. Paris: Éditions matériologiques.
Verlaet, L. (2024). Le numérique comme artefact technoscientifique : une « r-évolution » paradigmatique ? Revue Intelligibilité du numérique, 6|2024. [En ligne]